L'actualité autour de Wikileaks (qui n'est pas prête de s'éteindre) permet de mettre en lumière un certain nombre de points qui me semblent très emblématiques de l'écosystème internet en général et d'une géopolitique du Net en particulier.
Le politique et le juridique. D'abord parce que Wikileaks questionne directement et très pragmatiquement un certain aspect du débat sur la neutralité du net et l'arsenal législatif (Hadopi, Loppsi et tutti quanti) qui lui est assorti. La sortie d'Eric Besson demandant l'interdiction de l'hébergement de Wikileaks en France (et oubliant du même coup qu'il s'expose lui-même à des poursuites pénales) en est l'exemple parfait (et navrant), de même que la réaction d'OVH met l'accent sur la complexité (et le flou juridique) autour de ces questions. La justice a d'ailleurs refusé de se prononcer en indiquant qu'un tel dossier «nécessitait un débat contradictoire». Dont acte.
… … … … … … Cultiver "son" jardin fermé.
Les jardins fermés du village global. Le web n'est pas une médiasphère unique et univoque mais la conjonction d'au moins trois médiasphères interreliées et dépendantes, comme cela fut très bien mis en image ici, à partir de l'analyse sus-liée.
Dans l'une de ses récentes tribunes, Tim Berners Lee décrivait Facebook comme un "walled garden". De fait, les contenus du village global s'exposent aujourd'hui à plusieurs types de murs ou de dépendances socio-techniques.
Les dépendances techniques : celles de leur hébergement. Sans hébergement, pas d'accès. Ce qui vaut pour les forums et autres micro-blogs (micro-web) vaut également pour le meso-web mais également – c'est ce que démontre Wikileaks, pour des sites "institutionnels" (macro-net) que l'on pouvait penser "un peu plus" à l'abri.
Les dépendances "sociales". Qui sont en fait des dépendances "morales" ou plutôt "moralisantes" (une "cybernétique de la morale") et de fait totalement aléatoires, d'où le problème. Je fais ici référence à la prise de position des deux grands jardins fermés du web concernant Wikileaks : Twitter et Facebook. Si Facebook refuse, pour l'instant, de supprimer les pages Wikileaks, Twitter en revanche, déjà suspecté de ne pas faire remonter le hashtag "wikileaks" dans ses "trending topics", à la question de savoir si le compte Wikileaks resterait en ligne répond simplement : "pas de commentaires".
Les dépendances socio-techniques à proprement parler, c'est à dire la manière dont les usagers et les sites pourvoyeurs/hébergeurs de contenus s'exposent à différents types de contraintes, dans différents types d'environnements, la manière dont s'organisent, du point de vue de ces mêmes usagers et/ou contenus le ratio entre les gains (facilité d'utilisation, rapidité et ubiquité de l'accès, gratuité, etc.) et les pertes (dépossession, traçabilité accrue, contrôle, perte de l'anonymat, dépendance à l'outil, etc.)
Quels enseignements ? Wikileaks et Julian Assange ont choisi, pour le CableGate la stratégie suivante : mettre en accès sur leur site la quasi-intégralité des cables diplomatiques, et diffuser, via les grands médias (5 journaux de renommée internationale dont Le Monde**) des cables "choisis" et éditorialisés. Assange avait également probablement prévu que les réseaux sociaux mainstream (dont Twitter et Facebook) assureraient une caisse de résonance suffisante et imprescriptible au succès de l'opération. Oui mais.
**outre-atlantique, certains hommes politiques "anti-wikileaks" n'hésitent d'ailleurs pas à poser la question de la responsabilité pénale et juridique des partenaires presse de l'opération.
Oui mais le site principal de recherche et d'accès aux cables diplomatiques est désormais inaccessible (faute de DNS et peut-être bientôt d'hébergeur). Ce qui n'empêche pas le geek de base de passer par l'immensité des sites miroirs à disposition, mais ce qui dissuade le grand public d'y accéder, permettant donc d'atteindre l'objectif des anti-wikileaks. Soit la stratégie 1 : évacuer la population.
Oui mais les "grands journaux partenaires" n'offrent qu'une version très parcimonieuse et expurgée** de cette matière première (300 cables publiés sur plus de 250 000 disponibles). Soit la stratégie 2 : contrôler la communication de l'événement.
** a contrario, l'initiative du journal Libération d'héberger un site miroir de Wikileaks, est à saluer.
Oui mais les jardins fermés du village global, dernier "rempart" pour l'accès du grand public, sont en passe, ou tout du moins en situation, au nom de principes qui n'appartiennent qu'à eux seuls et à leurs CGU (conditions générales d'utilisation) de tarir également la présence et l'effet viral de l'opération Wikileaks. Soit la stratégie 3 : éviter la propagation.
L'écosystème – ou le plan de communication – ainsi réfléchi aurait donc pu – si Facebook et Twitter avaient décidé de vérouiller les pages wikileaks – se révéler un fiasco, coupé de sa base (d'hébergement) et de sa base (populaire et relayée sur les réseaux sociaux).
Les contre-pouvoirs numériques. L'activisme numérique (digital hacktivism) ne date certes pas des derniers rebondissements de l'affaire Wikileaks. Mais comme le montre cet article sur l'opération "Avenge Assange" (vengons Assange), il se tourne aujourd'hui non pas vers les sites "princeps" (on attaque le site de Danone ou celui de Monsanto) mais vers des sites "tiers", en l'occurence Paypal ou Mastercard, lesquels ont "coupé les vivres" de Wikileaks. Il consiste également à utiliser des sites tiers (miroirs) pour garantir la présence en ligne d'une entité d'information donnée (en l'occurence Wikileaks), illustrant une nouvelle fois le principe de "l'effet Streisand" selon lequel toute information que l'on tente publiquement et ostensiblement de censurer ou de faire disparaître reçoit, à l'inverse, une publicité et une visibilité accrue en étant largement disséminée sur différents sites miroirs ou dans des réseaux Peer to peer.
Pour l'instant, ces hacktivistes peuvent également s'appuyer sur le vide juridique sus-mentionné qui permet, en France par exemple, à OVH de continuer à héberger le site. Pour l'instant …
… … … … … Le code, c'est le territoire
Le politique est donc contraint de se positionner : soit pour approuver et soutenir l'initiative de Wikileaks (Lula est l'un des seuls à l'avoir fait ouvertement), soit pour gesticuler en censeur (comme en atteste la demande d'interdiction d'Eric Besson), soit pour contraindre. <Update du soir> soit pour entrer à son tour dans un jeu d'hacktivisme : témoin ce faux site miroir mis en place par la CIA et démasqué par une simple requête sur Google ah ben non en fait, c'était bidon, même Boing-Boing s'est fait avoir, j'ai l'air malin, gulp 🙁 </Update>
Les prises de position et de parole publique des différents états attestent d'ailleurs, s'il en était encore besoin, que c'est bien d'une guerre de territoire et de frontières qu'il s'agit : "La mise en ligne des “cables”, c’est l’annexion par le réseau d’une partie du territoire de l’État !"
Lawrence Lessig avait déjà démontré l'axiome selon lequel : "le code, c'est la loi" (code is law) ; Wikileaks vient de démontrer que le code est aujourd'hui le territoire.
La géopolitique du net. Remember …
L'épisode Wikileaks pourrait – sans préjuger de son issue – marquer un tournant dans la dissémination des informations sur le réseau. La prédominance écrasante des certains noeuds du réseau (dont Facebook et Twitter) cristallise les effets de viralité jadis consubstantiels à la nature profondément maillée du web. On assiste en parallèle à d'importantes reconfigurations des politiques, des pouvoirs, des autorités sur les contenus. Le web est de moins en moins un espace, il devient chaque jour un peu plus un territoire, le lieu de territorialités affirmées par ceux qui les détiennent, mais non assumées par ceux qui y naviguent. Des territorialités avec leurs frontières. Ce qui, en soi, ne pose d'ailleurs pas particulièrement de problème, à part peut-être aux législateurs d'hier. Le problème vient de la nature des espaces occupés par lesdits territoires : il s'agit d'espaces privés (= appartenant à des sociétés privées), occupés publiquement, ou semi-publiquement.
Au-delà des seules positions de Facebook (pour l'instant relativement neutre) ou de Twitter (plutôt hostile), et comme le fait depuis longtemps Apple pour ses produits, ne perdons jamais de vue que les propriétaires de ces territoires peuvent à tout moment indiquer à leurs occupants à titre gratuit qu'ils entendent éditer leurs propres règles de circulation à l'intérieur de leurs frontières. Et que le poids du politique pourrait n'être pas étranger à l'édiction de ces règles.
Est-ce là le prix à payer pour l'entrée du web dans l'âge adulte ? Est-ce le résultat de cette massification tant attendue des accès et des usages ? Ou ne fait-on que redécouvrir la vraie nature des lieux dans lesquels circulent et se diffusent les informations, c'est à dire de ne pas pouvoir faire l'économie d'une dimension politique qui leur est consubstancielle ? LA bibliothèque fut d'abord et avant tout le lieu de l'exercice d'un pouvoir, celui d'un contrôle sur le monde, sur la dimension collectivement inscriptible du monde, sur l'exercice d'une mémoire collective et sur la volonté de la livrer en partage aux autres, à tous les autres. Les sociabilités aujourd'hui au centre et à la périphérie de la bibliothèque comme lieu (topos) ne se construisirent que beaucoup plus tardivement et à l'initiative du politique.
Le monde numérique tel qu'incarné par les réseaux sociaux en général, en inversant cette logique, en commençant par bâtir des lieux de sociabilité en dehors du politique (au sens noble) pour ensuite seulement ouvrir les vannes de toutes les circulations documentaires possibles entre les sociabilités rassemblées, est dans l'incapacité totale, absolue, intrinsèque, de réguler ces flux de manière convenable – c'est à dire en s'interdisant l'arbitraire.
Voilà pour la version pessimiste de l'affaire. Mais il est également possible de considérer – pour les plus optimistes – que le même monde numérique n'a pas encore eu le temps d'inventer et d'incarner les codes lui permettant de juguler l'arbitraire, son arbitraire. Ces mêmes codes que les bibliothèques mirent des centaines d'années à inventer, à appliquer, et qui, sous l'impulsion politique encore, peuvent en quelques mois être réduites à néant (exemple ici, ou là).
La construction documentaire d'un monde, d'un pays, d'une civilisation, d'un homme, d'un peuple est absolument déterminante. Déterminante parce qu'elle déterminera à son tour la manière dont seront constituées, accédées et partagées leurs mémoires individuelles ou collectives. De ce projet documentaire là, le politique ne peut ni ne devrait être absent. Tout au contraire faut-il qu'il y préside. En son absence, en l'absence d'une vision politique ou d'un projet de même nature, il ne reste de place que pour l'arbitraire et l'ingérable profusion de productions documentaires auto-centrées, nécessairement narcissiques, intrinsèquement vaines, ou pour la mise en oeuvre, identiquement arbitraire – mais téléologique et marchande – de sociétés du contrôle.
Notre monde, notre rapport au savoir (et donc à une certaine forme de pouvoir) est l'héritier direct d'Assurbanipal, l'héritier du projet politique de la bibliothèque d'Alexandrie, plus proche de nous, l'héritier du Mundaneum de Paul Otlet, plus proche de nous encore, l'héritier du web comme un "réseau de réseaux, non-propriétaire, sans droits d'accès", l'héritier d'un web qui avait permis à LA bibliothèque de s'affranchir de sa matérialité en préservant sa dynamique de conservation par acculumation et en lui conférant une amplitude dont elle n'aurait jamais osé rêver ; les moteurs de recherche eux-mêmes n'avaient pas réussi à épuiser cet héritage, Google lui-même restait, d'une certaine manière inscrit dans un ordre documentaire de même nature : s'il fut le premier à pourvoir mettre en place une "mise à l'index" du web qui en respecte ou qui en restitue l'échelle (voir ce billet), cet index ne dénaturait en rien la topologie même du réseau ; il modifie certes radicalement l'ordre documentaire sur lequel nous nous appuyons, mais il ne le modifie pas irrémédiablement parce qu'il le laisse accessible à des catastrophes (au sens de René Thom), à des accidents (au sens de Virilio), à des détournements. Ce qui n'est pas le cas des "walled gardens".
Se souvenir, aussi, que les premières bibliothèques s'érigèrent sur le base de projets confiscatoires :
"[…] Emmène avec toi trois hommes et les lettrés de Borsippa et cherche toutes les tablettes, celles qui sont dans leurs maisons et celles qui sont déposées dans le temple Ézida […]. Recherche les tablettes de valeur […] qui n’existent pas en Assyrie et envoie-les moi. J’ai écrit aux fonctionnaires et aux inspecteurs […] et personne ne peut refuser de te livrer une tablette. Et si tu vois un texte ou un rituel à propos duquel je ne t’ai pas écrit, mais dont tu crois qu’il pourra être utile dans mon palais, cherche-le, prends-le et envoie-le moi" (1).
Facebook est également un projet de nature confiscatoire, dont notre naïf assentiment est le premier des atouts. Il ne nous donne accès qu'à l'archive, c'est à dire à la la masse constituée du simple dépôt de documents, de profils successifs, cependant qu'il constitue, à son usage seul, la première bibliothèque de l'intime (ou de l'extime) de la planète connectée, une bibliothèque comme un rassemblement méthodique, orienté vers un but, organisé de manière systématique.
(à suivre …)
Le prochain billet tentera de mettre en pespective l'ordre documentaire de Facebook, Google et Apple au regard de celui dans lequel s'inscrivent les bibliothèques, à la lumière de 2 analyses, celle du RTP-DOC sur la théorie du document et celle de Pierre Lévy définissant les 6 principes de l'organisation hypertextuelle des connaissances.
(1) Jean-Jacques Glassner « Des dieux, des scribes et des savants », Annales. Histoire, Sciences Sociales 3/2005 (60e année), p. 483-506. URL : www.cairn.info/revue-annales-2005-3-page-483.htm.
Merci pour cette vue d’ensemble de la situation et de ces implications !
Juste un détail, par contre : le pot de miel de la CIA, en fait, c’était bidon (http://www.boingboing.net/2010/12/11/the-cia-honeypot-wik.html).
oups … merci c’est corrigé 🙂
A lire, et à relire pour tout intégrer. Bravo
Et mon retweet comme (maigre) contribution à la clarté de votre propos
@DWynot
Seuls les cables passés par le filtre des journalistes sont disponibles sur le(s) site(s) de Wikileaks (d’où le « Currently released so far… 1532/251,287 visible ici : http://wikileaks.ch/cablegate.html). Cette nuance a fait dire beaucoup de bêtises à bien des gens haut placés : les 250k cables ne sont pas disponibles aujourd’hui sur le net et tous les cables disponibles sont anonymisés etc. !