SoLoMo et VuLuSu sont dans un bateau

CÔTÉ RECHERCHE. Jean-Michel Salaün creuse depuis longtemps une approche distinguant trois dimensions du document. Le "Vu", le "Lu", et le "Su". (pour celles et ceux découvrant cette approche, Hubert Guillaud en fournit une excellente synthèse, ou si vous disposez de 9 toutes petites minutes, l'idéal est de visionner la présentation vidéo de Jean-Michel)

Petite séance de rattrapage :

Vu. "La première dimension du document, celle de la forme, est anthropologique. Il s’agit du rapport de notre corps et de nos sens à l’objet document, quelle que soit sa forme ou son support. (…) L’exemple le plus traditionnel est le livre imprimé. Pour bien des documents aujourd’hui, notamment les documents numériques, cette dimension passe par un appareillage spécial pour permettre leur lecture, et leur forme variera suivant le terminal de lecture. Cette dimension privilégie le repérage, le document doit pouvoir être vu." Dans l'analyse de Jean-Michel Salaun, c'est APPLE qui illustre le mieux aujourd'hui cet aspect de la théorie du document.

Lu. "La seconde dimension est intellectuelle. Il s’agit du rapport de notre cerveau et de ses capacités de raisonnement au contenu du document, au texte donc, quelle que soit la façon dont il est représenté. (…) Si l’on reprend l’exemple de notre livre imprimé, l’accent cette fois est mis sur le texte, sur son sens sans se préoccuper de son support. La productivité du code informatique autorise une manipulation inédite des documents sous forme numérique, jusqu’à parfois les faire apparaître à la demande. Cette fois il ne suffit plus de repérer, cette dimension met en avant la signification, le document doit pouvoir être compris ou lu." Dans l'analyse de Jean-Michel Salaun, c'est GOOGLE qui illustre le mieux aujourd'hui cet aspect de la théorie du document.

Su. "La troisième dimension est sociale. Il s’agit du rapport de notre humanité, de notre position dans une société, à la fonction du document, à sa capacité de médiation donc, quelle que soit sa forme ou son contenu. (…) Nous retrouvons alors les fonctions de transmission et de preuve. Dans le cas du livre imprimé, cette transmission passe par l’acte de lecture qui fait que l’information présentée est interprétée par le lecteur qui l’assimile. Le lecteur est transformé par l’information qui a été mise en mémoire sur le livre. (…). Cette dernière dimension insiste donc sur la fonction du document, la capacité de son contenu à être assimilé en dépassant le cercle intime et la barrière du temps, autrement à être su." Dans l'analyse de Jean-Michel Salaun, c'est FACEBOOK qui illustre le mieux aujourd'hui cet aspect de la théorie du document.

CÔTÉ MARKETING. Le dernier Gimmick à la mode, l'ultime "trending topic" est la déclinaison du SoLoMo, "Social, Local, Mobile", censée subsumer toutes les potentialités (et les niches marchandes) offertes par le web actuel et à venir. A ce sujet, on lira d'ailleurs avec gourmandise le billet lucide de Fred Cavazza : "L'avenir de l'internet est aux contenus, pas au Solomo."

Lecteur attentif du premier (Jean-Michel) et veilleur consciencieux des seconds (les gourous du marketing), il est naturellement tentant de mettre en parallèle et si possible en correspondance ces deux approches.

A la dimension du "Vu", on pourrait faire correspondre le "Mobile", c'est à dire le fait que les usages nomades et les terminaux mobiles conditionnent et arbitrent l'ensemble des conditions de visibilité du texte (et des contenus au sens large), à la fois dans leur design (versions dédiées pour terminaux mobiles) et dans leur scénarisation (voir les potentialités offertes par les livres-applications disponibles sur l'Ipad)

A la dimension du "Lu", on pourrait faire correspondre le "Local". Même si le Local du SoLoMo renvoie d'abord aux fonctions de géolocalisation, la "localisation" dans son acception plus générique correspond à une incarnation, à une instanciation, à un ancrage dans un environnement cognitif local hors duquel il ne peut effectivement y avoir compréhension et assimilation du contenu ; ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Google fut l'un des premiers moteurs à avoir compris l'intérêt de la géolocalisation pour faire rendre monnaie aux contenus textes ainsi nouvellement convoqués.

A la dimension du "Su", on pourrait faire correspondre le "Social". Des trois, c'est la correspondance qui semble la plus naturelle, la plus évidente. Les technologies sociales et les ingénieries relationnelles qui les sous-tendent reconditionnent complètement les "fonctions de transmission et de preuve" évoquées par Jean-Michel Salaün. Inutile également d'insister sur ce que le web dit "social" à modifié dans "la capacité des contenus à être assimilés en dépassant le cercle intime et la barrière du temps".

VuMo, LuLo, SuSo ? On le voit, cet appariement (le VuLuSu et le SoLoMo), s'il peut permettre d'ouvrir quelques perspectives ou d'expliciter dertains scénarios socio-techniques, n'est pas entièrement satisfaisant.

3 x 3 = 9. En revanche, chacune des dimensions premières de la théorie du document (le "vu", le "lu" et le "su") peut aisément être articulée, peut aisément se décliner dans une approche qui privilégiera, alternativement ou de manière complémentaire, les applications sociales, locales et mobiles des technologies du web, les usages sociaux, locaux et mobiles de nos présences connectées. Plus précisément, il doit être possible d'isoler au moins 9 scénarios types, de nature matricielle, correspondant chacun à la déclinaison de l'une des trois dimensions de la théorie du document dans chacune des trois déclinaisons "technico-commerciales" proposées par le SoLoMo.

  1. +++++ le Vu, la dimension anthropologique du document, sa forme, instancié dans une logique "locale", ou le récit d'une incapacité toujours plus manifeste à s'approprier, à saisir, à ramener à soi, en son "local", des contenus documentaires. VU-LO : LE MODELE DE L'ALLOCATION DES CONTENUS
  2. le Vu encore, mais instancié dans une logique "sociale", c'est à dire l'étude des conditions optimales d'une vectorisation des contenus. VU-SO : VECTEURS DU POSITIONNEMENT
  3. le Vu enfin, mais instancié dans une logique "mobile". Ou ce que l'ubiquité des accès peut changer dans la perception, l'appréhension et le repérage des opérations documentaires internes et externes au document lui-même. VU-MO : FORMATS ET NORMES
  4. +++++ Le Lu, la dimension intellectuelle du document, son texte, instancié dans une logique "locale", soit le principal vecteur d'une consultation ciblée et donc d'une valeur marchande optimisée. LU-LO : ECONOMIE DOCUMENTAIRE
  5. Le Lu, instancié cette fois dans une logique "sociale", ou ce que le "partage" et les ingénieries relationnelles changent dans les représentations documentaires construites. LU-SO : TECHNOLOGIES RELATIONNELLES ET INGENIERIES AFFINITAIRES (et réciproquement) REDOCUMENTARISATION
  6. Le Lu enfin, instancié dans une logique "mobile", soit la manière dont les usages "en mobilité" perpétuent, pour le meilleur, une logique de dissémination (tel le héros du Nom de La Rose naviguant de monastères en monastères), et pour le pire, une propension à la rumination des mêmes contenus et à l'édification de représentations culturelles à seule vocation "divertissante" (= pour libérer du temps de cerveau disponible). LU-MO : INDUSTRIES CULTURELLES ET REPRESENTATIONS ASSOCIEES. 
  7. +++++ Le Su, la dimension sociale du document, sa capacité de propagation, sa fonction de transmission et de preuve, instancié dans une logique "locale", ou la manière dont les grands écosystèmes du web (Google, Amazon, Apple, Microsoft, etc) hyperlocalisent des scénarios de consultation pour mieux délocaliser dans le cloud les fonctions d'accès aux différentes couches documentaires sédimentées. SU-LO : CLOUD-COMPUTING
  8. Le Su encore, mais instancié cette fois dans une logique "sociale", c'est à dire l'analyse des différents effets de seuil correspondant à un passage à l'échelle du web des fonctions documentaires internes et externes qui dopent ou tout au contraire brident les possibilités de partage d'un objet documentaire donné (image, son, vidéo, statut, billet de blog, etc). SU-SO : AMPLIFICATION, EFFET RESEAU
  9. Le Su enfin, mais instancié dans une logique "mobile", ou ce que les stratégies de présence permanente, immédiate et multi-support des contenus peuvent changer dans notre manière d'assimiler et d'interpréter (au sens presque musical du terme) lesdits contenus. La mobilité dans le surgissement, dans l'effacement, dans l'altération. Comment – et sur quoi – bâtir une heuristique de la preuve dans ces perpétuels déplacement du sens ? SU-MO : HEURISTIQUE DE LA PREUVE

Tout ça pour ça. L'idée derière ces scénarios-types (qui ne sont qu'une esquisse et qui demandent à être affinés, ajustés, modifiés et contredits – on est sur un blog, pas dans un article de revue ;-), l'idée de ces scénarios-types est de pouvoir disposer d'une représentation matricielle de la théorie du néo-document, non pour céder à un effet de mode, mais pour disposer d'une carte à l'échelle des problématiques du territoire à couvrir.

Une image vaut mieux …

Diapositive2
Plusieurs enseignement peuvent être tirés de cette matrice. D'abord le rôle central que jouent les technologies/ingénieries relationnelles au travers, notamment, du phénomène de redocumentarisation.

Ensuite une lecture "verticale" qui fournit 3 macro-scenarios :

  • Scénario local. Localement, c'est à dire dans notre rapport direct aux différents types de contenus, c'est le modèle choisi pour l'allocation des contenus qui contribue à installer l'ensemble de l'économie documentaire dans les nuages (cloud computing)
  • Scénario social. Socialement, c'est à dire dans la manière dont des contenus affrontent la réalité sociale d'usages de consultation et d'accès aussi divers que massifiés, émergeront des leaders du vectorialisme, des leaders de cette "nouvelle économie des vecteurs", qui bâtiront leur empire sur leur capacité à contrôler de nouvelles ingénieries relationnelles elles-mêmes rendues possible par le franchissement d'effets de seuil (nombre de documents indexés/indexables, nombre d'utilisateurs des réseaux sociaux, etc …) que seul Internet (ou le web-media) rend possible.
  • Scénario mobile. Le nomadisme (= mobile) des usages et des terminaux connectés, interroge quant à lui en premier lieu la question de l'interopérabilité desdits supports ou terminaux et des formats afférents, pour ensuite caractériser le rôle majeur que continuent de jouer les industries culturelles dans leur capacité de prescription – capacité actuellement contestée par l'affleurement de nouvelles autoritativités ; de ce rôle et de ce qu'il en adviendra dépendra la manière dont chacun d'entre nous pourra, demain, encore être en capacité de bâtir une heuristique de la valeur de preuve du/des document(s), c'est à dire la possibilité de faire du document le seul vecteur d'une médiation à construire.

Diapositive4

Enfin une lecture horizontale, forcément plus linéaire, et qui fait là encore émerger 3 récits que chacun d'entre nous à l'occasion d'expérimenter chaque jour de son existence connectée.

  • Récit 1. La visibilité, la forme des contenus documentaires visibles est conditionnées par des formats et des normes que les grands acteurs de l'économie des vecteurs choisissent de nous allouer temporairement.
  • Récit 2. Dans le rapport que nous entretenons avec les textes, dans nos lectures comme dans les lectures industrielles qui nous sont proposées, les industries culturelles fabriquent des représentations que nous appréhendons au travers des technologies relationnelles qu'elles nous proposent (ou qu'elles nous imposent), mais aussi au travers de la liberté que la redocumentarisation permet d'y introduire, l'équilibre entre ces deux derniers points (= la part contrainte des représentations médiées et la part distante – et parfois absente – des appropriations subjectivées) façonnant la nature et l'orientation de cette économie documentaire.
  • Récit 3. Enfin, c'est parce que nous évoluons dans cette économie documentaire particulière, que toute la capacité de médiation des documents doit être soumise à de nouvelles heuristiques (heuristique de la preuve notamment), heuristiques capables de franchir le passage à l'échelle du réseau, capables de résister aux nuages, heuristiques capables de transformer la désintermédiation patente du modèle du Cloud en une réintermédiation qui nous permette, individuellement, de recommencer un processus, en commençant par choisir les formats et les normes, etc, etc … (cf récit 1, ad libitum)

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Dernier avantage de cette représentation matricielle, elle fait apparaître, à chacun de ses "angles", les tensions (déjà connues et étudiées) autour desquelles chercheurs comme marketeurs cherchent à articuler, pour les premiers un théorie du document qui tienne la route, et pour les seconds, un marché à l'abri des bulles (spéculatives).

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  • Le premier de ces points de tension (en bas à gauche VS en haut à droite) consiste à articuler les possibilités du cloud avec les contraintes des formats. Apple, Amazon (et aussi de plus en plus Google) sont clairement les plus avancés sur ce secteur (même si cette avance dans les pratiques équivaut trop souvent à un recul des droits d'usage du consommateur)
  • Le second de ces points de tension (en haut à gauche VS en bas à droite) concerne la manière dont "nous" pourrons collectivement nous appuyer (ou non) sur une heuristique de la preuve à l'épreuve d'un modèle d'allocation des contenus qui tend, par sa nature même, à dissiper ou à rendre très délicate parce que perpétuellement mouvante et insaisissable, la construction et l'établissement de ces nouvelles heuristiques.

VuLuSu. SoLoMo. WIP (work in progress)

 

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