Cisco vient de livrer une étude pleine d'enseignements sur le futur du Cloud Computing, intitulée : "Cisco Global Cloud Index: Forecast and Methodology, 2010-2015". Plusieurs points ont retenu mon attention.
Sur mes récentes préoccupations liées à la mythologie des grands nombres, on a une confirmation supplémentaire que nous sommes entrés dans l'ère des "zettabyte"
Mais au milieu de ce flot immense, une vague prend naissance qui impacte radicalement la nature même de l'internet :
"From 2000 to 2008, peer-to-peer file sharing dominated Internet traffic. As a result, the majority of Internet traffic did not touch a data center, but was communicated directly between Internet users. Since 2008, most Internet traffic has originated or terminated in a data center."
Et de poursuivre :
"Data center traffic will continue to dominate Internet traffic for the foreseeable future, but the nature of data center traffic will undergo a fundamental transformation brought about by cloud applications, services, and infrastructure. By 2015, one-third of data center traffic will be cloud traffic."
Des réseaux aux silos. Pour bien comprendre l'enjeu de cette transformation du "traffic", c'est à dire de la vitalité du réseau, il faut se rappeler ceci. Les câbles sous-marins qui assurent la continuité et l'existence du réseau des réseaux, constituent un enjeu technique et commercial immense et justifient à eux seuls l'importance d'une géopolitique des réseaux. Ces câbles, ces relais, sont la propriété de plusieurs acteurs qui ne se préoccupent en aucun cas du "contenu", le contenu n'est pas leur métier. Dans un mouvement exactement inverse, chaque Data Center du Cloud est la propriété d'un seul opérateur qui supporte ainsi un traffic vers des contenus majoritairement situés dans son écosystème. La nuance est d'importance. Derrière cette nuance va se jouer l'aboutissement du dossier si vital de la neutralité du net (c'est à dire la capacité d'un opérateur de faciliter, accélérer, brider, limiter ou interdire l'accès à certains sites). D'autant que ce "traffic" n'a pas vraiment vocation à être redistribué vers l'extérieur, mais bien à permettre aux sociétés hôtes de capitaliser sur son périmètre d'enfermement, comme l'illustre le graphique suivant :
L'internet des réseaux devenant ainsi un internet des silos.
<parenthèse> Il paraît que la France se cherche désespérément une nouvelle politique industrielle. En complément de ses balbutiements en matière d'Open Data, elle ferait bien, comme l'ensemble des autres états, de se préoccuper très très très rapidement de mettre en place des centres industriels de stockage et de conservation dans les nuages, elle ferait bien de ne pas louper le coche de l'importance d'une vraie infrastructure industrielle des données (publiques). Car une écologie politique numérique centrée sur les données ne vaut rien tant qu'elle ne s'accompagne pas de l'industrie du stockage qui rendra pérennes ces mêmes données (publiques toujours). Laisser cette gestion aux acteurs privés (majoritairement américains, faut-il le rappeler à l'heure où tout le monde nous refait le coup du "achetez français") serait une faute de gouvernance aux conséquences énormes pour le devenir de nos sociétés et de nos sociabilités numériques. En 2014, près de 60% de l'ensemble des traitements liés à l'information seront effectués dans les nuages. Dans des nuages propriétaires.
</parenthèse>
Internet résident. Nos données, nos informations (et donc, rappelons-le, nos "connaissances") migrent inexorablement des Data Centers propriétaires, dont elles ont ensuite énormément de mal à ressortir. L'internet des silos. Dans les nuages comme dans la vraie vie, c'est chaque propriétaire qui fixe ensuite le prix du loyer, en l'occurence le régime de circulation de ces données / informations / connaissances : en terme de vitesse (download / upload), de temps de latence, et d'accès (Broadband ubiquity), soit les 4 critères retenus et étudiés dans le livre blanc de Cisco, et dessinant alors (figures 9 à 15) une nouvelle géopolitique non plus de l'accès mais bien de l'usage, des usages du réseau et des contenus qui y transitent ou y résident.
Et en face ? En face, 2 milliards d'individus connectés.
En 2010, près de 65% desdits individus ne disposaient "que" de moins de 5 terminaux, moins de 5 points d'entrée vers leur humanité numérique. En 2015, ils seront près de 70% à posséder plus de 5 et parfois plus de 10 terminaux connectés : leurs ordinateurs, portables, cellulaires et smartphones, tablettes et liseuses, GPS, mais aussi appareils photos, imprimantes, et demain frigos, cuisinières, habitations dans leur ensemble, montres, stylos, etc.
La densité première de cette invention que fut Internet et le web, résidait toute entière dans les points de connexion possibles entre serveurs, c'est à dire entre les contenus. Un réseau de réseaux, sans droits d'accès, non-propriétaire, centré sur les contenus, sur la fabrique de contenus par chacun d'entre nous, pour l'ensemble du réseau, accessible en chacun de ses points.
La densité première de cet internet des silos, effectivement ubiquitaire, de cette informatique nomade, de cet internet des objets, la densité première de ce second internet plus brumeux que réellement nuageux, sera celle des terminaux d'accès. Un virage à 180 degrés. Une nouvelle forme de minitelisation.
"With the Cloud Comes Complexity" titre encore le rapport Cisco juste avant la figure suivante.
Le web ne peut exister sans la complexité du réseau qui le porte, sans la complexité de son maillage qui s'efface toute entière devant la "simplicité" du protocole (TCP-ip) qui le fait exister, une complexité d'architecture qui s'affirme comme la condition sine qua non d'une simplicité des usages. Une complexité qui s'efface dans l'uniformité des interfaces d'accès (les navigateurs).
Intermédiaire en terminal. L'internet des silos renvoie de son côté à une complexité entretenue des usages (dont nous sommes d'ailleurs également responsables). Là où le navigateur était la porte unique et transparente pour donner à voir les contenus portés par la complexité de l'architecture réseau qui les sous-tend, l'internet des terminaux multiples recomplexifie les stratégies de portage et de consultation des mêmes contenus. Une complexification qui implique également de revenir en arrière ou de rogner chaque jour un peu plus sur un ensemble de normes et de standards ou de protocoles ouverts et interopérables, chaque "intermédiaire en terminal" ayant la possibilité d'introduire ses propres spécifications, ses propres contraintes d'usages, ses propres protocoles de portage. Ces intermédiaires en médiation, ces intermédiaires en terminaux ont parfois partie liée ou sont identiques aux opérateurs propriétaires des Data Centers du Cloud. Le kindle d'Amazon se connectera ainsi sans problème sur le magasin des contenus d'Amazon. Idem pour les applications Google vers les contenus de l'écosystème Google, idem pour l'Ipad d'Apple vers l'App Store. Mais hors ces voies royales unissant un caddy au magasin dont il dépend, la mise en place de chemins de traverse efficients s'avère être une expérience de plus en plus délicate, de plus en plus complexe, de plus en plus opaque. Soit une "neutralité d'usage" qui va s'affirmer comme le pendant hélas indispensable du débat sus-mentionné sur la neutralité du net. Avec au final une équation à plusieurs inconnues :
La fin de la copie ? D'autant que ce que ne dit pas le graphique ci-dessus sur la complexité des interfaces d'accès, c'est que les contenus eux-mêmes ne sont plus que "de passage" sur les terminaux ou dans les applications en question. Lorsque l'on conjugue la puissance de feu des DRM (pour les biens culturels), et celle du SAAS (traitement effectué dans les nuages) pour l'essentiel des applications et services, on doit alors faire face à une révolution totalement inédite à l'échelle de l'humanité, ou qui nous renvoie à ses origines : l'impossibilité de copier, de recopier. Et donc de transmettre. De partager. Les contenus nous sont temporairement alloués (voir le modèle de l'allocation), un accès à ces contenus que nous avons pourtant "achetés" nous est temporairement alloué. Or les 1ères bibliothèques de l'humanité, l'ensemble des stratégies de construction et d'avancement des connaissances ont TOUJOURS reposé sur la possibilité de la copie. Une société qui s'acharne (juridiquement et politiquement) à ce point sur la possibilité même de la copie, un écosystème informationnel qui détourne à ce point les questions liées à l'appropriation individuelle, sont les symptômes d'une société qui se condamne à la régression, à l'uniformisation. Une société qui ne s'offre comme seule possibilité que celle d'un irréversible déclin. Il n'y a de culture que copiable, transformable, transportable, adaptable, reproductible. Les industries du copyright (voir ou revoir le second volet de cet excellent documentaire : "Steal this Film") sont déjà dans les nuages.
Moralité. Se met en place une géopolitique des nuages, qui sera de plus en plus fréquemment sujette à de nombreuses frictions, nuages dans lesquels se dessine et se décide une nouvelle politique des algorithmes, qui met chaque jour en cause la neutralité de ce que nous continuons à appeler le net, la possibilité même de la copie, et qui rend nécessaire l'urgence d'une autorité de régulation en charge de porter le dossier du maintien de la possibilité d'usages normés à l'interopérabilité pérenne.
<Update du soir> A lire sur Framablog, ce court texte de Dave Winer sur l'internet des silos. </Update>
« L’urgence d’une autorité de régulation… » Quelle conclusion inattendue ! Mais guère plus étrange que le fond de cet article qui s’appuie non sur des faits avérés mais sur les spéculations prospectives, et intéressées, d’un industriel du secteur. C’est assez non scientifique ça, non ? 😉 Je n’argumenterai pas directement sur ton analyse, elle est d’une pertinence remarquable dans ce contexte.
Pour revenir à ta conclusion, je m’étonne que tu places encore ta confiance dans d’hypothétiques structures administratives alors même que celles qui existent déjà peinent à remplir leur mandat. Au hasard, la Cnil ou l’Hadopi.
Mais ce qui me gêne le plus, en fait, c’est l’absence de l’usager et de son pouvoir politique dans ton propos. L’histoire de 2015 n’est pas encore écrite. “Notre” 2015 ne sera pas le 2015 promis par Cisco, Amazon, Apple, & co, si et seulement si les individus effectuent des choix informés. Et pour cela, il est nécessaire de médiatiser aussi l’autre côté du net —le mouvement open pour le désigner rapidement— où pullulent les approches alternatives, les idées innovantes, les réalisations exemplaires et d’où émergent les alternatives à l’avenir très sombre que tu dépeinds.
C’est une tâche certes difficile d’observer et d’analyser le domaine du numérique. C’en est une encore plus difficile de l’observer sans être aveuglé par les mastodontes de l’écosystème et leur puissance médiatique écrasante. Mais, comme le rappellent avec justesse les acteurs du mouvement Occupy Wall Street, nous sommes quand même des milliards de David potentiels face à quelques poignées de Goliath.