Le sens du mot « aimer »

Je notais dans un ancien article (nov. 2010) :

"L'informaticien Apostolos Gerasoulis (le papa du moteur de recherche Ask Jeeves) s'interrogeait en regardant défiler
les 10 millions de requêtes quotidiennes d'Ask Jeeves :
"Je me dis parfois que je peux sentir les sentiments du monde, ce
qui peut aussi être un fardeau. Qu'arrivera-t-il si nous répondons mal
à des requêtes comme "amour" ou "ouragan" ?
"

La réponse est connue. Elle s'appelle "instant search". Il arrive que le monde qui nous est donné en réponse est un monde sous contrôle, sous emprise. Il arrive que nous perdons le contrôle de nos demandes, de nos requêtes, et donc de nos désirs.

Je pose aujourd'hui une question nouvelle.

Qu'arrivera-t-il si nous comprenons mal le sens du mot "aimer" ?

Aimer. En anglais "to like". Qui veut dire aimer. Mais aussi "aimer bien", "plaire", "apprécier". Mais le verbe ne suffit pas à épuiser le sens du "like" qui est aussi adverbe, préposition, adjectif, interjection, etc.

Qu'arrivera-t-il si nous comprenons mal le sens du mot "aimer" ? C'est arrivé. Ceci est arrivé. Ceci est arrivé. Ceci est arrivé. Nous comprenons alors que le sens exact du "like" est, non pas l'exacte mesure de notre perversion aiguisée par la satisfaction garantie de l'exercice tranquille d'une pulsion scopique entretenue, mais le décompte précis de l'ensemble des perversions algorithmiques possibles. La finalité première et enfin aboutie de la mesure de l'homme en tant que "document comme les autres", à tout le moins pour les grands ordi/onnateurs de notre "société datacentrique".

Société datacentrique.

<HDR> J'emprunte l'expression "société datacentrique" au dernier article de Pierre Lévy, dans lequel il développe l'idée suivante :

"Dans le modèle datacentrique de la communication, l'interaction des individus avec la masse des données communes -­‐ et par cet intermédiaire avec les autres participants -­‐ peut se décomposer en quatre étapes logiquement distinctes mais pratiquement interdépendantes : la production, l'acheminement, la fouille et l'analyse."

Dans le mécanisme du "like" tel qu'il est mis en place sur Facebook, la grammaire du désir instituée, en plus de tuer l'interaction fondatrice du lien, délègue aux seules sociétés hôtes le soin de pouvoir "produire, acheminer, fouiller et analyser" nos données et d'en inférer ce qui satisfait le mieux aux logiques de rente publicitaires sur lesquelles elles sont assises.

La revanche de l'amour ?

Au modèle datacentrique de la communication il nous faut, chacun de notre côté, oeuvrer pour le penser dans le cadre d'une boucle cybernétique de feedback, permettant de compléter les 4 modalités décrites par les 4 suivantes : "la pollution, l'asservissement, l'enfouissement et la dyalise". 4 modalités qui sont déjà, toujours du côté des sociétés hôtes, particulièrement présentes : pollution publicitaire, asservissement de nature pulsionnelle, enfouissement pour inventer sans cesse de nouvelles stratégies de collecte plus insidieuses, et dyalise permettant de filtrer le bon grain rentable de l'ivraie non-marchandisable. 

Faites la guerre pas l'amour.

Si nous n'avons pas (encore) de solution réelle ou utilisable par monsieur tout le monde pour reprendre la main sur la production, l'acheminement, la fouille et l'analyse de nos données – sauf à prôner la déconnexion comme d'autres l'abstinence – qu'en est-il des 4 autres ?

Pollution. Il est de plus en plus difficile de s'inscrire sous un faux-nom mais rien ne nous empêche en revanche de polluer nos traces en déclarant de fausses informations de "profil" : de dire que nous sommes plutôt républicains si nous votons démocrate, que nous sommes homosexuels si nous sommes hétéro, etc. Même je prends le pari que Facebook et les autres seront bientôt capables de détecter ces "fraudes", cela ne nous dispense pas d'investir les maigres occasions restantes de faire dérailler la machine marketing, d'essayer de hacker le coeur du système de collecte, c'est à dire nous-mêmes.

Asservissement. L'asservissement consisterait à mettre en place les mêmes logiques de détournement que celles du Google Bombing, en détournant collectivement l'EdgeRank. Mais si le PageRank peut-être détourné parce qu'il repose d'abord sur le calcul d'externalités, l'Edgerank se base essentiellement sur des internalités qu'il est plus difficile de leurrer. D'autre part on sait ce qu'il advint du Google Bombing. Ceci étant, le Facebook Bombing mérité d'être expérimenté ou à tout le moins d'explorer patiemment sa faisabilité, il nous revient d'en questionner le principe.

Enfouissement. L'enfouissement de nos données consisterait à prendre le contre-pied des modèles proposés par le Cloud Computing et ses logiques d'accès distant et synchrone. Bref, d'apprendre à réinvestir nos disques durs. Mais là encore, les usages sont téléguidés pour nous contraindre à basculer inexorablement vers une offre "cloud-centric", qu'il s'agisse de nos documentations professionnelles, de notre consommation culturelle, ou même des nos activités privées. Mais dans le même temps, le téra-octet de stockage est à 100 euros. Le premier disque dur contenait 5 Mo de données. C'était en 1980. La tranquilité à un prix. Et les prix baissent. N'attendons pas d'hypothétiques soldes.

Dyalise. La dyalise, nous rappelle Wikipédia, est "une technique de purification de solutions. En particulier, en médecine, la dialyse est une méthode d'épuration du sang à travers une membrane." Dans le cas qui nous occupe la dyalise peut-être vue, pour nos données et comportements connectés, comme une transition de percolation à l'envers, à rebours (voir ici pour l'effet de transition de percolation sur les réseaux). Elle doit, pour filer la métaphore du percolateur, nous permettre de retrouver quand nous le souhaitons et comme nous le souhaitons, la dose initiale de café en poudre à l'origine de la solution caféinée qui imbibe et nourrit notre présence en ligne. Nous permettre de reterritorialiser à notre envie notre activité connectée, de sortir de la pangée consécutive à la dérive des continents documentaires (diapo 17), d'y réinstaurer des paravents, des zones de clair-obscur maîtrisées. Le "comment faire" appartient à 3 sphères : politique (en contraignant les acteurs du marché à des bonnes pratiques en termes de conservation et de revente de données par exemple), l'économique (en questionnant le modèle du gratuit financé par la pub, je prends le pari que nombre d'utilisateurs seraient prêts à payer le service Facebook en échange d'un ciblage comportemental nul, par ailleurs les idées de licence globale ou de contribution créative peuvent aisément être déclinées dans d'autres sphères que les seules industries culturelles films-musique-livres) et enfin la sphère éducative (avec la formation à une culture du web qui ne soit pas réduite aux outils). </HDR>

Côté obscur de la force, difficile de savoir ce qui sera effectivement possible, mais pour les plus optimistes – dont je suis – difficile également de ne pas voir l'existence de tous ces possibles.

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