Ou comment et pourquoi il est plus que probable que la multiplication des enclosures informationnelles nous mène inéluctablement à un web de la forclusion.
Les grands biotopes du web, fonctionnent à la manière de jardins fermés. Chacun dispose de son écosystème de services (Google > YouTube, Facebook > Instagram, Yahoo! > Tumblr, etc.) et se nourrit de moins en moins d'externalités, ramenant en son sein l'essentiel des interactions qui lui permettent de faire tourner son modèle économique, de maintenir notre attention sous contrôle.
Pourtant, il y a bien des années lumières, dans une galaxie très très lointaine …
Transclusion.
La transclusion est un terme inventé et developpé par Ted Nelson, plus connu pour l'invention d'un autre terme : l'hypertexte. La transclusion c'est le "mé́canisme qui permet à un document d’être à plusieurs endroits
simultanément.(…) Le document ne sera pas dupliqué mais transclus,
c’est à dire inclus simultanément dans divers environnements." (source) J'y ai consacré un chapitre de ma thèse. Parce qu'elle était une promesse nouvelle de cette forme particulière d'amitié entre les textes que le web inaugura.
Le web des silos, les jardins fermés actuels, les profils qui ont remplacé les textes, ont fait oublier que l'ensemble des théoriciens de l'hypertexte et du web ont toujours cherché comme un graal à rendre visible le partage, les échos de chaque contenu au regard des circonstances discursives et énonciatives qui les avaient vus naître, à faire que chaque lien soit l'expression d'un choix, d'un possible, d'un choix encore possible.
Percolation.
Les contenus du web ont permis l'émergence de gatekeepers attentionnels sur un modèle de percolation. Plus précisément, sur le modèle d'une transition de percolation, aboutissant elle-même à une transition de phase. Deux phénomènes décrits dans ce billet. Une fois que ces "nouvelles sortes d’entités voient le jour, à un niveau d’organisation
supérieur à celui de leurs constituants, et qui obéissent à leurs propres lois.", qu'elles ont pour nom Google, Facebook ou Apple, se mettent alors en place des régimes d'enclosures.
Enclosures.
Les "enclosures informationnelles", c'est ça :
"Dans le domaine de l’information, clore revient à poser une frontière
artificielle alors que l’ADN du numérique est de permettre le stockage
et la dissémination à très bas coûts des biens informationnels qui sont
par nature non rivaux, c’est-à-dire accessibles simultanément par
plusieurs personnes."
Plus exactement encore :
"Or l’information peut-être un bien commun de la
connaissance. Pour cela, il faut non seulement que l’information puisse
circuler, mais aussi qu’elle s’inscrive dans ces principes proposés par David Bollier dans Libres Savoirs : maintenance d’une ressource sur le long terme ; accès équitable et bénéfique pour un usage individuel (et non marchand) des commonners ; transparence et responsabilité au sein des commoners capacité à identifier et à punir les passagers clandestins, le vandalisme et les appropriations ; capacité à déterminer si la ressource doit être aliénée en vue d’un usage marchand ou non."
Forclusion.
La "forclusion" est un terme de droit qui désigne "l’extinction de la possibilité d’agir en justice pour une personne
qui n'a pas exercé cette action dans les délais légalement prescrits,
c'est-à-dire à la fin de la prescription." Plus globalement le verbe "forclore" est ce qui enlève à quelqu'un "la possibilité de faire un acte ou d'agir en justice après l'expiration d'un certain délai", c'est aussi ce qui est "exclu, rejeté, maintenu à l'extérieur". Depuis quelques temps, Facebook m'annonce à grand renfort de trompettes le prochain changement de ses Conditions Générales d'Utilisation.
Je n'ai pas d'autre choix que d'accepter. Pas d'autre choix que de me soumettre. La semaine dernière par deux fois je n'ai pas pu poster de statuts facebook dans lesquels figuraient, pour le premier, un lien vers le mémoire sur les Moocs d'un étudiant du Celsa, et pour le second un lien vers mon nominé préféré du concours des Craypions d'Or. La semaine dernière par deux fois, Google m'a empêché d'accéder à une page au motif qu'elle était peut-être "dangereuse" ou contenait différents malwares, alors qu'il s'agissait d'un site que je consulte régulièrement depuis déjà longtemps. La semaine dernière par 4 fois donc j'ai éprouvé ce sentiment de forclusion : j'étais exclus, rejeté, maintenu à l'extérieur de la possibilité même de transmettre, de ce qu'était en tout cas devenue la transmission dans un système clos. On m'informe maintenant que n'importe qui pourra trouver mon profil en tapant mon nom à l'intérieur du Facebook. Et demain probablement en tapant mon nom n'importe où.
Le modèle classique de l'opt-out cède la place à autre chose, autre chose comme "l’extinction de la possibilité d’agir en justice pour une personne
qui n'a pas exercé cette action dans les délais légalement prescrits,
c'est-à-dire à la fin de la prescription." Prescription justement. Celle qu'ils prennent comme modèle, qu'ils érigent en dogme. La prescription est une pré-scription, elle est instantannée, immédiate, irrévocable. Ils savent avant moi ce que je pourrai écrire, peuvent donc décider avant moi s'ils m'autorisent à l'écrire. Dans quelques temps, quelques jours, la modification des CGU de Facebook entrera en vigueur. Ce que j'avais choisi de rendre impossible, ce que j'avais à grand peine maintenu comme une digue, s'effondrera soudain. Ce sera alors la fin de l'autre prescription. No Way Out. No return. Il y a eut prescription. Mais tout était déjà écrit. Mais tout était déjà prescrit.
D'un F. qui veut dire forclos.
Reste la possibilité d'en sortir, de ne plus y être. De fermer son compte. Possibilité de mon côté de plus en plus raisonnable. Sauf que. Sauf que ne plus être dans Facebook équivaut aujourd'hui à lâcher une aliénation attentionnelle pour s'enfermer dans une stigmatisation sociale. Est-il possible, pour le chercheur qui travaille sur les biotopes du web, pour le collégien dans sa classe, pour l'étudiant à la recherche d'un stage, pour la collectivité dialoguant avec ses usagers, est-il possible de ne plus être dans Facebook ?Est-il possible de ne plus se servir dans Google ?
La forclusion remplace le modèle déjà tant contesté de l'opt-out. Elle est l'exacte antithèse de la promesse de la transclusion des pionniers : faire qu'un fragment d'énoncé, de discours, de texte, soit d'abord le vecteur de toutes les appropriations possibles, faire que la technique, que le code soit au service de ces appropriations en les rendant possibles, en les rendant visibles, au-delà des seules frontières de son inscription initiale, au-delà et par-delà son adressage premier.
Son nom, il le signe à la pointe du réseau, d'un F. qui veut dire Forclos.
Le web est fermé. Nous sommes forclos.
Je partage largement votre sentiment, pourtant je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un défaut quelque part dans ce raisonnement. Mais j’ai du mal à situer où ça cloche…
La réponse est peut-être ici-même, dans le fait que votre blog est toujours là, et que je viens toujours le lire, malgré Google, malgré Facebook, malgré Twitter, en empruntant le même chemin qu’auparavant: mon abonnement RSS à Affordance.
Je sais, ça commence à faire un peu old school, les flux RSS (et même les blogs, soyons francs)… Mais ce web-là existe toujours et il fonctionne encore. Même s’il s’affaiblit, manifestement. Google a porté un coup très méchant aux flux RSS en coupant le robinet de Google reader. Et les blogs (j’entends les blogs personnels, et surtout non commerciaux!) s’épuisent, pour beaucoup d’entre eux (voire ils font carrément naufrage comme un certain novovision.fr, dont l’épave a été récemment renflouée ;-).
Je soupçonne qu’il existe une sorte d’effet d’optique qui entraine une distorsion de la perception que peuvent avoir du web ceux qui le fréquentent depuis longtemps, en raison même de la massification formidable que son accès a connu ces dernières années.
On a connu un web qui fonctionnait avec quelques dizaines ou centaines de millions de personnes, alors que les entrepreneurs du web d’aujourd’hui ont maintenant les yeux rivés sur « le prochain milliard » !
Le web que vous dites forclos, c’est celui du premier million. Et celui qui l’a tué, serait celui du premier milliard… Sauf qu’il ne l’a pas tué. On pourrait dire plutôt qu’il l’a noyé, mais ce serait aussi mortel. Disons alors qu’il l’a enveloppé ou recouvert.
Ce qui est mort, c’est juste un espoir, que j’ai probablement partagé avec vous, et qui se révèle déçu.
Le web du premier million était, pour nous, riche de tellement de promesses, et surtout celle d’échapper à la logique de médias tels que la radio et la télévision, qui avait déjà atteint, quant à eux, leur premier milliard depuis un petit moment.
Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est juste un rattrapage… Le web du premier milliard, c’est juste comme la télévision du premier milliard, mais en pire… Alors que nous avions espéré, en toute candeur, que « notre » web la remplace.
On le sait aujourd’hui, le web du premier million est – véritablement – devenu une goutte d’eau dans le web du premier milliard. Il y apparait comme dilué ont point qu’on ne le voit plus. Mais il est toujours là, Affordance est toujours là. L’avenir ne lui est pas fermé (sauf peut-être sur le web mobile, verrouillé dès sa création par les marchands, et, dans la pratique, interdit d’accès à un web qu’on dira désormais… alternatif).
Ce web alternatif doit juste se contenter de reconnaitre qu’il est simplement… marginal. Et reconnaitre aussi qu’il était déjà marginal, même quand il occupait 100% de l’espace du web du premier million.
L’illusion d’optique est tout entière tenue, à mon sens, dans ces chiffres; 100% de 1 millions, ça fait un million ; et un million au sein de un milliard… ça ne fait plus que 0,1%… alors que c’est toujours 1 million. 😉
Je partage largement votre sentiment, pourtant je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un défaut quelque part dans ce raisonnement. Mais j’ai du mal à situer où ça cloche…
La réponse est peut-être ici-même, dans le fait que votre blog est toujours là, et que je viens toujours le lire, malgré Google, malgré Facebook, malgré Twitter, en empruntant le même chemin qu’auparavant: mon abonnement RSS à Affordance.
Je sais, ça commence à faire un peu old school, les flux RSS (et même les blogs, soyons francs)… Mais ce web-là existe toujours et il fonctionne encore. Même s’il s’affaiblit, manifestement. Google a porté un coup très méchant aux flux RSS en coupant le robinet de Google reader. Et les blogs (j’entends les blogs personnels, et surtout non commerciaux!) s’épuisent, pour beaucoup d’entre eux (voire ils font carrément naufrage comme un certain novovision.fr, dont l’épave a été récemment renflouée ;-).
Je soupçonne qu’il existe une sorte d’effet d’optique qui entraine une distorsion de la perception que peuvent avoir du web ceux qui le fréquentent depuis longtemps, en raison même de la massification formidable que son accès a connu ces dernières années.
On a connu un web qui fonctionnait avec quelques dizaines ou centaines de millions de personnes, alors que les entrepreneurs du web d’aujourd’hui ont maintenant les yeux rivés sur « le prochain milliard » !
Le web que vous dites forclos, c’est celui du premier million. Et celui qui l’a tué, serait celui du premier milliard… Sauf qu’il ne l’a pas tué. On pourrait dire plutôt qu’il l’a noyé, mais ce serait aussi mortel. Disons alors qu’il l’a enveloppé ou recouvert.
Ce qui est mort, c’est juste un espoir, que j’ai probablement partagé avec vous, et qui se révèle déçu.
Le web du premier million était, pour nous, riche de tellement de promesses, et surtout celle d’échapper à la logique de médias tels que la radio et la télévision, qui avait déjà atteint, quant à eux, leur premier milliard depuis un petit moment.
Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est juste un rattrapage… Le web du premier milliard, c’est juste comme la télévision du premier milliard, mais en pire… Alors que nous avions espéré, en toute candeur, que « notre » web la remplace.
On le sait aujourd’hui, le web du premier million est – véritablement – devenu une goutte d’eau dans le web du premier milliard. Il y apparait comme dilué ont point qu’on ne le voit plus. Mais il est toujours là, Affordance est toujours là. L’avenir ne lui est pas fermé (sauf peut-être sur le web mobile, verrouillé dès sa création par les marchands, et, dans la pratique, interdit d’accès à un web qu’on dira désormais… alternatif).
Ce web alternatif doit juste se contenter de reconnaitre qu’il est simplement… marginal. Et reconnaitre aussi qu’il était déjà marginal, même quand il occupait 100% de l’espace du web du premier million.
L’illusion d’optique est tout entière tenue, à mon sens, dans ces chiffres; 100% de 1 millions, ça fait un million ; et un million au sein de un milliard… ça ne fait plus que 0,1%… alors que c’est toujours 1 million. 😉
Bonjour,
Il est non seulement possible pour un chercheur qui travaille sur les biotopes du Web de quitter les zone d’exclusion. Idem pour un étudiant, ou quiconque.
C’est un choix, qui a des conséquences, certes. Mais qui a du sens.
Le Web des liens et de l’échange existe. Continuons à le nourrir.