Depuis longtemps nombreux sont ceux, dont votre serviteur, qui, dans la lignée de Tim Berners Lee pointent le danger et les dérives d’un internet des silos, d’un web des jardins fermés, d’une utopie qui peut à chaque instant se transformer en dystopie.
Un débat que viennent successivement cristalliser les questions autour de la neutralité du net, des problématiques des Big Data et des logiques d’écoute et/ou de surveillance massive et de leur impact sur le politique comme sur la vie privée.
Le réseau tel que nous le connaissons aujourd’hui, le réseau « internet », est lui-même une interconnexion de réseaux, lesquels réseaux disposent de deux « couches » : celle des tuyaux et infrastructures de connexion (le « net ») et celle des contenus (le « web »).
L’évolution du web fut linéaire même si les concepts qu’il s’agissait de connecter en changèrent souvent la nature et la philosophie. Comme je le rappelais ici, nous avons successivement vu débarquer :
- 1990 : World Wide Web (web des documents)
- 2005 : World LIVE Web (web du temps réel)
- 2007 : World LIFE Web (web des profils)
- 2013 : World Wide WEAR (web des objets et du corps-interface)
Les technologies ont évolué (web socio-sémantique), les débits de connexion aussi (permettant à la vidéo de supplanter progressivement le texte), les accès avec (l’essentiel de la population connectée se connecte depuis un smartphone), et je ne vous parle même pas de la question des terminaux / interfaces.
Dans un petit exercice de prospective pour les 50 ans de l’ADBS, je proposais deux nouveaux types de réseau baptisés « l’outerweb et l’infranet » :
« L’outerweb c’est le web d’Alice au pays des merveilles, c’est l’autre côté du miroir-écran. Les contenus qui font corps avec le monde, que nous portons sur – et peut-être « dans » – notre corps. L’infranet c’est celui des objets connectés, extérieurs à nous-mêmes ou arborés comme autant de nouveaux oripeaux. Dans l’outerweb et dans l’infranet, l’essentiel des interactions s’effectuera en-deça de notre seuil de perception, « à l’insu de notre plein gré ».
Depuis la publication de ce billet, je ne cesse de découvrir de nouveaux projets de « réseaux » complémentaires ou supplétifs du web et du net que nous connaissons aujourd’hui. Deux logiques sont à l’oeuvre dans cette guerre des nets. D’un côté des géants de l’oligopole attentionnel qui souhaitent déployer leur propre infrastructure de connexion, de l’autre des « alternatives » qui, s’il est encore bien trop tôt pour évaluer leur potentiel disruptif, attestent et témoignent de manière certaine que nous venons d’atteindre un point de rupture dans les représentations que nous avons du réseau, dans nos « aspirations » au réseau, et dans la gouvernance que nous souhaitons voir s’y déployer.
Attention connexion
Google a la fibre. Google équipe déjà 3 villes des états-unis et se lance sur le marché de la fibre optique avec une probable prochaine arrivée à l’international.
Facebook veut nous donner le ton. Facebook vient de lancer le projet « internet.org« , une fondation réunissant, outre Facebook, Qualcomm, Ericsson, Nokia et Sammsung, et dont l’objectif affiché est de « baisser le coût de la distribution des données dans le monde, et permettre d’élargir l’accès à Internet aux communautés non desservies. » 2,7 milliard d’individus ont actuellement accès à internet, et ce nombre de croît que de 9% ar an, une stagnation inacceptable pour le réseau social lui même en phase de stagnation et qui sait qu’il lui faut très rapidement toucher ces primo-connectés pour relancer sa boutique et rester en position de leader en jouant, tant qu’il est encore temps, sur son propre milliard de profils déjà enregistrés. Zuckerberg veut donc « connecter la planète entière ».
Le récent et faramineux rachat de WhatsApp n’est d’ailleurs pas totalement étranger à cette stratégie à plusieurs étages : WhatsApp c’est d’abord 450 millions d’utilisateurs, plutôt très jeunes (comme les populations des pays émergents), WhatsApp c’est ensuite une application pour smartphone (comme le principal moyen de connexion … dans les pays émergents), le rachat de WhatsApp c’est enfin l’annonce par Facebook de l’intégration de la voix sur IP (VoIP). Facebook était déjà un annuaire constituant la couche basse du réseau, le rachat de WhatsApp et l’ajout de la VoIP a pour objectif affiché de lui permettre de devenir la tonalité de la planète entière (« We want to create a dial tone for the internet« ).
Et les autres à l’abordage. Tous les deux (Facebook et Google) ont donc les yeux fixés sur le prochain milliard d’internautes connectés, le « Next Big Thing » du « Next Billion ». Mais au-delà de ces deux-là, tout le monde a, pour des raisons différentes, depuis plus d’un an, les yeux fixés vers ces pays émergents, avec, entre autres initiatives la création de l’A4AI : Alliance for An Affordable Internet. Les enjeux économiques sont colossaux, les enjeux sociétaux ne le sont pas moins.
Wifi from outer space.
D’autres réfléchissent également au moyens de fournir une « alter-connexion » au réseau existant, voire à favoriser l’émergence de réseaux alternatifs. C’est le cas de l’organisation l’organisation Media Develoment Investment Fund (MDIF) qui a lancé le projet … « Outernet« .
« Outernet est un projet d’accès gratuit à Internet pour tous les utilisateurs, basé sur l’envoi de données au travers d’ondes radio courtes depuis des satellites en orbite autour de la Terre. (…) Ce projet ambitieux consiste à lancer des centaines de satellites miniatures à faible coût, appelés « CubeSats », autour de la terre en juin 2015. Chaque satellite enverra des données aux smartphones et aux ordinateurs de milliards de personnes, leur donnant la possibilité d’une connexion WiFi gratuite. (…) Selon les instigateurs de l’Outernet, seuls 60% de la population mondiale a accès aux richesses de la connaissance numérique car, malgré une large diffusion des ondes Wi-Fi à travers le monde, beaucoup de pays ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour permette une navigation sur Internet à tous ses concitoyens. Pour l’envoi des données depuis l’espace, l’équipe de MDIF prévoit d’utiliser la technologie UDP – User Datagram Protocol – qui permettra le partage des données entre les utilisateurs du réseau et dont les informations seront transmises par Outernet. De la même manière qu’un utilisateur reçoit un signal sur son téléviseur, Outernet diffusera l’Internet sur son ordinateur. (…) « Outernet est la version moderne des ondes radio courtes », a déclaré le chef du projet Outernet, Syed Karim. « Nous utilisons une technologie de pointe pour répondre à un problème social profond. Alors que le monde se dirige vers une économie mondiale basée sur la connaissance, plus de trois milliards de personnes ne peuvent utiliser Internet à cause de son coût, de problèmes géographiques ou de juridiction. » (Source)
Le projet n’en est encore qu’au stade de la levée de fonds.
On the Internet, nobody knows you’re a dog. And tomorrow dogs will also be on the Internet.
Là pour le coup nous n’en sommes pas encore à la levée de fonds mais à la présentation de l’idée. L’idée d’un internet « inter-espèces ». Oui, oui. Xavier De La Porte en parlait pas plus tard qu’hier dans sa si nécessaire chronique. L’idée est tout de même lancée par – notamment – Vinton Cerf (sans qui l’internet d’aujourd’hui n’existerait pas) et Neil Gershenfeld, qui dirige le Center for Bits and Atoms du MIT et consiste à « développer la connaissance de la cognition animale, donner un peu de culture aux animaux captifs et faciliter la communication entre les espèces. » Le projet a été présenté lors d’une conférence TED, et, au-delà même de la communication avec le monde animal, il s’agit également de communiquer avec … ben des extra-terrestres. Oui oui. Là encore, un extrait des propos de Vinton Cerf :
« Now what’s important about what these people are doing is that they’re beginning to learn how to communicate with species that are not us — but share a common sensory environment, » (…) « We’re beginning to explore what it means to communicate with something that isn’t just another person. » Developments like the Internet of Things will add more points of contact into the internet, and as humans discover new ways to help other species interact with it, that interspecies communication will only expand. « All kinds of possible sentient beings may be interconnected through this system, » Cerf said. (…) Of course, such a vision is limited only be the reach of the internet itself — and Cerf pointed to projects like the « interplanetary internet » system that has allowed Curiosity to send back imagery from Mars (…). « What that means is that what we’re learning with these interactions with other species will teach us, ultimately, how we might interact with an alien from another world » (Source)
Les petits détournements feront les grands réseaux.
A la fibre Google, au « Dial Tone » de Facebook, à « l’Alliance for an Affordable Internet » et à « l’Outernet », à « l’internet inter-espèce » et à « l’internet interplanétaire » de Vint Cerf, il faut également ajouter la multitude de projets « bottom-up » qui visent à bricoler et à détourner les protocoles de l’actuel réseau internet pour répondre à des besoins de diffusion et de partage, pour contourner des censures d’état, pour se soustraire à une surveillance globale : le canal historique du peer to peer bien sûr, mais aussi les Piratebox, le réseau Freenet, Tor, navigateur décentralisé, téléphones cellulaires cryptés – blackphone -, messagerie chiffrée et décentralisée, et des dizaines d’autres projets, dont certains ne dépasseront jamais le stade du simple affichage ou de l’ingénieux bidouillage, dont d’autres deviendront ou sont déjà des alternatives crédibles.
Mais l’effet de saturation qu’ils produisent tous ensemble indique clairement qu’ils sont le terreau sur lequel se construira le réseau de demain. Car le « toujours plus » de centralisation que visent et qu’obtiendront probablement Google, Facebook ou Amazon achèvera de les transformer en mass-média dont la dimension participative ou conversationnelle ne sera plus que l’alibi bancal et instaurera, par symétrie, la nécessité de revenir vers de réelles logiques de réseau, c’est à dire l’urgence de « re-décentraliser le web. »
La guerre des nets est en mar… shall.
Topocraties, adhocraties ou reconduction des régimes d’autorité mass-médiatiques construits sur une focale attentionnelle aux règles d’attribution et de régulation réservées à quelques happy-fews disposant d’un accès direct au politique ou d’une masse d’utilisateurs suffisante pour que ledit accès au politique ne soit plus une nécessité obligée, l’enjeu de cette guerre des nets n’est pour autant heureusement pas celui d’une nouvelle guerre des mondes. Mais il demeure un enjeu essentiel. L’enjeu est celui des processus de légitimation de nouvelles gouvernances dans lesquelles, au-delà des usages, la question des infrastructures qui les supportent sera, comme au temps des premiers féodalismes et des révolutions qui permirent de s’en libérer, aussi cruciale qu’incontournable. C’est l’architecture du réseau qui fixe les conditions d’existence d’une appropriation et d’une parole ou de publications citoyennes encore possibles. Au XXIème siècle aussi, « The medium is the message. » La guerre des nets nous amènera une réponse. Une seule. Savoir si nous avons encore la possibilité de retourner la logique de Marshall Mc Luhan comme je le décrivais dans ce billet :
« En réalité et en pratique, le vrai message, c’est nous-mêmes, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un individu sur le medium ou l’écosystème informationnel au sein duquel ou grâce auquel il interagit, dépendent du changement d’échelle qu’autorise chaque nouvelle technologie, chaque croisement de nouveaux ensembles de données (Datasets), dont le sujet est notre vie. »