Longtemps j'ai cru que l'irruption du numérique et des grands oligopoles de l'accès, les GAFA, sur le secteur des interventions régaliennes (travail, médecine, transport, éducation) se ferait par le haut. Sur un modèle top-down, par le biais d'une innovation ou d'une stratégie "disruptive".
La santé par exemple. Et la génomique personnelle. J'ai publié ici quelques billets sur les alliances entre moteurs et sociétés de séquençage du génôme, j'ai pointé les chimères qui pourraient en naître, j'ai rendu-compte des régulières tentatives "d'entrisme" sur le secteur de la santé des grands moteurs au moyen, notamment, d'outils indexant l'équivalent de notre "dossier médical informatisé".
Je m'étais trompé. Lourdement. Sur la génomique personnelle la FDA (Food And Drug Administration) a récemment ordonné à la société de l'ex-femme de SergueI Brin (23andMe) l'interdiction de vendre ses kits de détection de risques de maladies génétiques au motif que :
"23andMe had not provided enough evidence of accuracy and that people could be harmed by, for example, getting false results from its breast cancer risk assessment."
Sur le dossier médical informatisé et l'alliance avec des cliniques pour gérer la totalité du parcours de santé du patient, Google et Microsoft ont abandonné.
Proximité promise, promiscuité atteinte.
La révolution ne sera ni télévisée ni top-down. La révolution se fera par percolation. Par transition de phase. Par contamination. A proximité. Proximité sociale qui devient "promiscuité sociable" quand elle est déclinée dans les grands catalogues de profils, proximité d'accès qui devient "promiscuité attentionnelle" quand elle est déclinée dans les grands moteurs de recherche, proximité corporelle qui devient "promiscuité organique" quand elle nous vêt d'interfaces, quand elle fait de notre corps une interface.
Technologies de capacitation.
Les technologies qui nous entourent (et nous gouvernent ?) sont des technologies de capacitation. Elles nous "rendent capable" : capable de chercher, capable de retrouver, capable de se repérer, capable de se mesurer soi, capable de se mesurer aux autres, etc. La nouveauté est que chaque nouvelle capacitation postule une nouvelle alinéation à l'un des biotopes qui les mettent en oeuvre. Et ce parce que chaque nouvelle capacitation ne peut se faire en dehors d'une médiation contrainte et subie.
Abolir les médiations.
Après le feu, le silex et la pierre taillée, le livre fut l'une des premières "technologies" de capacitation. Il n'eut besoin d'aucune autre médiation que celle, contrôlée et limitée, des imprimeurs – diffuseurs – libraires. Mais il se rendit très tôt capable de s'affranchir de ces médiations qui furent aussi historiquement des vecteurs de contrôle et, paradoxalement aux premiers temps de l'imprimerie tout au moins, de limitation. La possession du livre, une fois affranchie des médiations qui permettent de le fabriquer et de se le procurer, est une possession qui nous laisse seuls avec l'éventail des capacitations rendues possibles par la lecture des textes. Le web fut également un vecteur de capacitation qui fut légitimement perçu comme l'équivalent du livre aux premiers temps de l'imprimerie.
Au risque de l'aliénation.
Mais aujourd'hui, l'ensemble de l'écosystème informationnel, économique, "attentionnel", et – de plus en plus – régalien (transports, éducation, militaire, etc …) qui se met en place est un écosystème biface qui pour chaque nouvelle capacitation offerte, postule une ou plusieurs médiations qui n'annulent pas les capacitations possibles mais qui les conditionnent à différentes formes d'aliénation (le contrôle, la traçabilité, la calculabilité, la prédictibilité, etc …).
A aucun moment comme aux premiers temps du livre, comme aux premiers temps du web, à aucun moment dans l'écosystème actuel fait de plateformes, d'applications et de rites transactionnels, à aucun moment nous ne sommes plus seuls avec les technologies de capacitation promises. Les médiateurs, ces médiateurs aliénants sont toujours là : ils sont moteurs de recherche, réseaux sociaux, ils sont régies publicitaires, ils sont opérateurs de téléphonie. Ils sont légion. Ils n'oublient aucune interaction, ni ne pardonnent aucun faux-pas. Eux sont anonymes.
Ulyse enfourche son smartphone.
A chaque nouvelle innovation, à chaque nouvelle capacitation, une nouvelle triangulation entre technologies, usagers et opérateurs de contrôle. Dans notre monde mobile, le smartphone, "télécommande de nos vies connectées" est l'expression paroxystique de cet entrelas non-résorbable entre capacitations promises et aliénations réelles du fait de médiations aussi transparentes qu'invasives. Google, Apple et Facebook disposant de leurs terminaux et de leurs OS, faut-il dès lors s'étonner, que le dernier des GAFA, Amazon, se lance à son tour dans le "remote control" avec l'annonce, prochaine et promise de son propre smartphone, "quelques semaines avant la présentation attendue de l'iPhone 6 d'Apple ?" Non. Vraiment non.
Smartphones hier et lunettes ou objets connectés du World Wide Wear demain, transforment l'essentiel des capacitations possibles en les rendant solubles dans autant d'invisibles itération algorithmiques visant à installer derrière chaque capaicté nouvelle un nouveau contrôle, un nouveau traceur, une nouvelle collecte, une nouvelle … publicité.
La guerre de Troie … aura bien lieu.
La bataille qui se livre, et dont nous sommes la chair à canon connectée, voit s'opposer les technologies de capacitation aux puissances algorithmiques d'aliénation. 10 algorithmes qui contrôlent le monde et qui le dominent uniquement parce que dans le même temps ils nous rendent capables de trouver (Google PageRank), de faire connaissance (Facebook Edgerank), d'aimer (Meetic et consorts), de surveiller (NSA), de choisir et de prescrire (Amazon), d'acheter des mots aux enchères (Adwords), de faire naître et de tuer des marchés en jouant avec les cours de la bourse (High Frequency Trading), de prédire le crime (IBM) et … d'écouter de la musique (MP3 Compression).
C'est cet écosystème biface (capacitation / aliénation) qui contribue à faire de chaque nouvelle innovation, particulièrement dans le champ des objets connectés, un nouveau cheval de troie, qui à défaut de la légitimer, achèvera de rendre inodore, incolore et sans saveur l'installation des biotopes dominants dans les secteurs régaliens de la santé, du transport, de l'éducation, de l'armement, du politique … et de la démocratie. Je m'explique au travers de simples exemples.
La démocratie des frigos (connectés).
Qu'une société s'arroge un droit de regard dans mon frigo pour me proposer des courses à faire est vécu comme une intrusion manifeste et insupportable dans ma vie privée. Mais que mon frigo, par le biais d'une médiation algorithmique, envoie sur mon smartphone la liste des produits manquants, et que ce même smartphone, par le biais d'une autre médiation algorithmique passe commande auprès de la société suscitée, est un progrès, voire une libération. L'intrusion est pourtant du même ordre. Mais elle n'est pas de même nature. Elle s'est dissoute dans la chaîne de médiations pour ne plus laisser voir que la capacitation à me "libérer" de l'ingrate charge des "courses à faire" et parvenant à dissimuler complètement l'aliénation sur laquelle elle se fonde.
Demain, les élections. Dans le cadre du vote électronique (mon pire cauchamard), même pour les plus prosélytes de la chose, une "machine à voter" sera toujours un peu suspecte. En revanche, voter depuis mon smartphone le sera beaucoup moins dans l'esprit de beaucoup de gens. Parce qu'une nouvelle fois ils retiendront la levée d'une charge (= se déplacer pour aller voter) et oublieront que c'est pourtant le même algorithme qui comptabilisera leur vote, le même algorithme produit par la même société que celle qui fabrique les suspectes machines à voter. Une application ne ment pas. Une application ne triche pas. Précisément parce qu'une application est un lissage, lissage de notre rapport au monde, de notre rapport au réel, dont on efface chaque pli, chaque friction qui cause chaque pli. "a" privatif. A-pplication. C'est à nous de prendre le pli.
Dans les brumes du malconfort.
Il est une image qui résume assez merveilleusement la situation où nous sommes aujourd'hui, cette situation dans laquelle nous place ce hiatus constant entre capacitation et aliénation. C'est l'image du "malconfort", telle que décrite par A. Camus dans La Chute :
"C’est vrai vous ne connaissez pas cette cellule de basse-fosse qu’au Moyen-Age on appelait le « Malconfort ». En général, on vous y oubliait pour la vie. Cette cellule se distinguait des autres par d’ingénieuses dimensions. Elle n’était pas assez haute pour qu’on s’y tînt debout, mais pas assez large pour qu’on pût s’y coucher. Il fallait prendre le genre empêché, vivre en diagonale; le sommeil était une chute, la veille un accroupissement. Mon cher, il y avait du génie, et je pèse mes mots, dans cette trouvaille si simple. Tous les jours, par l’immuable contrainte qui ankylosait son corps, le condamné apprenait qu’il était coupable et que l’innocence consiste à s’étirer joyeusement." Albert Camus. La chute.
Qu'il soit d'Amazon, de Google, d'Apple ou de Facebook le smartphone est un malconfort.
On s'y confi(n)e pour la vie. Il se distingue des autres terminaux par d'ingénieuses dimensions. Il nous fait prendre le genre empêché, vivre en diagonale ; la déconnexion était une chute, le débit ralenti un accroupissement. Mon cher il y avait du génie, et je pèse mes mots, dans cette trouvaille si simple. Tous les jours, par l'immuable contrainte attentionnelle qui ankylosait aussi son corps, le condamné désapprenait qu'il était surveillé et que la liberté consiste à se connecter sans culpabiliser de ne pas l'être tout le temps, de la même manière et aux mêmes endroits que tout le monde.
"Maintenant. Main tenant. Tenant en main le monde" racontait ce merveilleux conteur qu'est Michel Serres. Je veux croire à la promesse de sa petite poucette. Et je veux dire à cette enfant qu'une reine s'approche avec une pomme empoisonnée. Que cette pomme est belle. Qu'elle est apétissante. Qu'elle la croquera avec délice. Qu'elle l'a déjà croquée. Qu'elle attend désormais qu'un Prince viennent déposer un baiser sur ses lèvres. Que celui-ci n'attende pas qu'elle n'ait plus que la peau sur l'OS. Et qu'à l'inverse du baiser biblique, celui-ci soit l'occasion de voir se dissiper les brumes algorithmiques de la matrice, le brouillard du cloud, qui seul donne au malconfort l'apparence d'un jardin – fermé – des délices, et que petite poucette … se réveille. Nous réveille.
Ils vécurent heureux, et eurent beaucoup d'enfants connectés, sans que smartphone leur soit conté.