Le monde ? C’est le web à l’envers

Article publié en ligne sur le magazine Ecrans.fr de Libération, le 1er Août.

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Le numérique opère par renversement. Le renversement le plus fréquent est celui de la charge de la preuve. Celui également des processus d'engrammation, des processus mémoriels. D'autres renversements sont à venir.

D'autres sont déjà là.

Avant, nous voulions sans cesse poursuivre plus loin la navigation. Alors après avoir inventé les navigateurs – qui évitèrent de se souvenir des adresses IP – on inventa les moteurs de recherche. Aujourd'hui, on veut stopper le défilement incessant, ici des infos sur nos murs, là du scrolling infini. Alors on invente, alors Facebook rajoute le bouton, la "fonction" de sauvegarde, pour nous permettre de retrouver des contenus plus tard. Laquelle fonction s'additionne aux autres boutons et fonctions permettant d'en faire de même : "Read Later" par ici, "Watch Later" par là. Et s'étendent et s'emplissent toujours davantage nos étagères infinies, étagères sans perspective, de livres que nous ne lirons pas, de vidéos que nous ne visionnerons pas, de contenus sur lesquels nous ne reviendrons pas. Parce que nous n'avons déjà pas assez de temps pour encaisser et endiguer le défilement du présent. Parce qu'ils nous aiguillent déjà sans cesse, à force de recommandations, de prescriptions, de notifications, vers d'autres contenus, vers d'autres étagères.

En biologie, "la fonction crée l'organe". En numérique, l'organe de nos navigations n'est que succession de fonctions.

Avant, dans l'ancien monde, on corrigeait les imperfections de notre corps, de nos sens, à l'aide de prothèses diverses. Les plus répandues et partagées étant les lunettes, le plus détérioré de nos sens étant la vision. Puis aux lunettes correctives vinrent s'ajouter les lunettes interfaces. A tout moment, à chaque instant, de nouveaux rayonnages de suggestions, de souvenirs, de vidéos, de photos. Que pas plus que les autres nous ne prendrons le temps de voir, car prendre ce temps là, ce temps du big bang, ce temps de l'inflation permanente, ce temps de la boursouflure, ce temps où chaque minute est une éternité de contenus, revient à s'absenter du présent, à n'y être plus lors même que nous taraude la peur de manquer quelque chose d'essentiel dans la grande et féconde pagaille numérique de l'inessentiel. Fear of Missing Out.

Corriger le monde.

Et puis voici que plutôt que de corriger l'homme (à l'aide de lunettes classiques), plutôt que d'augmenter l'homme (à l'aide de Google Glasses), on nous propose maintenant de corriger … le monde. Et si c'étaient les écrans qui s'adaptaient à notre vue ? S'ils étaient capables de nous proposer une image "sur mesure", à la mesure de notre myopie, de notre presbytie, de notre hypermétropie ? C'est désormais possible. Plus besoin de corriger notre vue, c'est ce que nous verrons qui sera corrigé. Vous m'objecterez que "Oui mais si toute une famille regarde ensemble la télé ? Et que l'un des enfants est myope, l'autre astygmate et le père presbyte ?" Vous aurez tort. Regardez le nombre d'écrans par foyer. Le nombre de terminaux connectés. Le monde numérique est sur-mesure. Il a pris notre mesure. Regarder ensemble n'a pas de sens. Que chacun puisse voir est l'objectif. Ne dites plus "OK Glasses", mais dites "OK … World".

La fibre (pan)optique

A la fin du 18ème sièce, Jeremy Bentham invente le panoptique. De Foucault – surveiller et punir – à Facebook – surveiller et fournir – les questions de surveillance, de vie privée, d'anonymat ne cessent aujourd'hui de changer de sens, de polarité, elles ne dépendent plus d'aucune réflexion d'ordre éthique ou moral mais de l'unique diktat de la monétisation, de l'économie de l'attention, du temps de cerveau disponible. Hier l'anonymat était la règle. Puis Facebook, Google et les autre nous contraignirent à nous identifier sour notre vrai nom. Puis aujourd'hui c'est l'inverse : Google+ n'exige plus les vrais noms, Mark Zuckerberg a changé d'avis sur la vie privée, on revient à la possibilité d'un anonymat, on re-légitime les espaces de clair-obscur au sein desquels on peut encore livrer quelques confidences, qu'ils peuvent encore capter, encore monétiser.

Cachez ce sein. Cachez ce moi. Cachez les moi.

D'immense machines à normaliser, à standardiser, s'affrontent et nous broient lentement, gentiment, presque sans heurt, remplaçant l'obtention de notre consentement par le miroir toujours flatteur de notre contentement. "La vraie raison pour laquelle les femmes françaises ne se baignent plus seins nus", nous dit le Guardian, n'a rien à voir avec les campagnes contre le cancer de la peau, mais elle est liée à une pudibonderie, à une pruderie typiquement nord-américaine. La raison ? Le traitement de la "pornographie" sur Facebook. Aller à la plage c'est nécessairement faire profiter ses amis de clichés enchanteurs nous voyant nous ébattre dans l'onde fraîche. Mais s'ébattre seins nus rend tout partage impossible, puisque Facebook censurera immédiatement les photos en question. Question d'hygiénisme boutiquier.

Il y a donc ce que l'on ne montre plus. Ce qui ne passe pas le filtre hygiéniste des différentes CGU. Et dans le même temps, nous sommes équipés pour tout voir, pour tout montrer, pour tout capter, à grands coups de Google Glasses et autres objets connectés. On deviendrait schizophrène pour moins que ça. Mais jusque là … tout va bien. Quelle est alors la limite ? Comment cerner ce qui, à nos yeux, équipés, augmentés ou non, transformera le panoptique confortable et dystopie glaçante ? Quelle question poser pour établir cette limite de l'acceptable, de l'accepté, du tolérable ?

Les Google Glasses peuvent nous y aider. Parce que les premiers retours d'expérience sont assez unanimes. Lisez ce témoignage. Cette analyse.

Les Google Glasses sont une inversion du cycle panoptique de notre propre capacité de tolérance à la surveillance.

Je m'explique. Jusqu'ici nous savons – plus ou moins vaguement – que nous sommes surveillés. Nous savons "quand" nous le sommes (à chaque connexion, à chaque lecture de nos mails, etc.). Nous savons par qui (les propriétaires du service que nous utilisons). Nous savons "pourquoi" (économie de l'attention) et nous savons grosso modo "comment" (grâce au cloud computing).

Du panoptique nous n'avons en fait accepté que la tour centrale (celle du gardien, du "big brother") en gommant tant que cela nous arrangeait celle plus indidieuse mais ô combien pourtant plus efficace des "little sisters", c'est à dire la surveillance que chacun d'entre nous exerce aussi sur les autres, sur chacun des autres.

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Chaque question prise isolément reste tolérable : si nous ne savons pas vraiment "qui" nous surveille, le "deal" reste acceptable, après tout qu'il s'agisse de Google, de la NSA ou d'une régie publicitaire, qu'importe, le fait est que cela semble être le prix à payer. Idem si nous ne savons pas "pourquoi" nous le sommes, qu'il s'agisse de nous vendre encore plus de publicité ciblée ou d'identifier des mots-clés relevant du terrorisme dans nos conversations. Idem si nous ignorons les détails techniques du "comment".

Donc oui, chaque question prise isolément reste tolérable.

Sauf une. Fear Of Being Outed.

Celle du "quand". "Quand sommes-nous surveillés ?" Avec les Google Glasses, en instituant le flou total sur "quand sommes-nous surveillés ?", en faisant de chaque moment, connecté ou hors connexion, un moment "sous le radar", toutes les autres questions remontent en basculant du côté de l'intolérable, de l'inacceptable : pour qui ? pourquoi ? comment ? etc. Les Google Glasses nous donnent d'abord à voir au-delà de la tour centrale du panoptique, elles sont d'abord les révélateurs de notre rôle de "little sister". Et, pour l'instant, cela nous semble intolérable. Comme si pour un instant la FOMO "Fear of Missing Out" s'effaçait devantl a FOBO, "Fear of Being Outed", la peur d'être "révélé". Pour un instant. Pour un instant seulement.

Parce que chez ces gens-là
Monsieur, on ne s´en va pas
On ne s´en va pas, Monsieur
On ne s´en va pas.

Un commentaire pour “Le monde ? C’est le web à l’envers

  1. « En biologie, « la fonction crée l’organe ». »
    C’est sûr ça ? A priori c’est faux. Ce qui serait vrai c’est que nous, en tant qu’observateurs, désignons un organe relativement à une fonction, mais a priori le principe de l’évolution par mutations successives et sélection par le contexte n’a rien à voir.
    « plutôt que d’augmenter l’homme (à l’aide de Google Glasses), on nous propose maintenant de corriger … le monde. Et si c’étaient les écrans qui s’adaptaient à notre vue ? »
    Un peu comme porter des lunettes c’est « corriger le monde »… c’est une plaisanterie ? Non, un écran est bel et bien une augmentation de notre capacité à ressentir le monde.

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