<Mise à jour> Si ce jour (25 Juin 2015) est historique c'est parce que, comme le remarque Christophe Benavent sur Twitter en renvoyant vers un article de The Verge, "l'économie du partage vit son premier conflit social." Ou plus précisément (Uber n'ayant rien à voir avec l'économie du partage comme le rappelle Michel Bauwens), l'économie du salariat algorithmique fractionné vit son 1er conflit. Bref. </Mise à jour>
Cela ne vous a pas frappé ? Moi si. Comme une évidence. Un hoquet de l'histoire.
Révolution industrielle. Angleterre. Début du 19ème siècle. Des disciples de Ned Ludd (personnage apocryphe) se révoltent contre l'usage de machines à tisser et envahissent les usines pour briser lesdites machines.
Révolution numérique. France. Début du 21ème siècle. Des chauffeurs de taxis se révoltent contre l’usage du service UberPOP.
Dans l’un comme dans l’autre cas, la crainte de perdre son travail, son outil de travail. Dans l’un comme dans l’autre cas sabotage, menaces, destruction intimidation, violences physiques. Dans l’un comme dans l’autre cas un contexte de crise économique violente. Des "artisans" en première ligne. Dans l’un comme dans l’autre cas, des corporations organisées dont les rentes sont remises en question de manière radicale, rapide.
Dans l’un comme dans l’autre cas, un drame, déjà des blessés (espérons qu'il n'y aura pas de morts mais à voir le niveau de violence déjà atteint on peut malheureusement en douter), et l'inéluctable extension du conflit et la radicalisation du mouvement.
Dans l’un comme dans l’autre cas, le recours à la loi, complexe, inabouti, et dans l’attente d’une loi qui ne viendra jamais, ou trop tard, ou trop peu, la disparition lente des métiers initialement menacés, et la tentative malhabile de satisfaire les mécontents au travers de mesures visant à augmenter légèrement leur salaire ou à diminuer légèrement leurs charges fixes.
Plus j’observe la polémique qui s’étend autour du service UberPop en particulier et autour du salariat algorithmique en général, plus je repense à Ned Ludd et à ses luddistes.
Alors même que le projet de loi renseignement vient d'être voté à l'assemblée nationale, le lendemain des révélations #FranceLeaks sur l'espionnage par la NSA des 3 derniers présidents français, la problématique de la "surveillance / sous-veillance" pourrait être l'autre grande source de cristallisation de nouveaux luddites, comme ce fut déjà en partie le cas l'année dernière aux Etats-Unis lorsque des militants "pro-privacy" défilèrent au slogan de "la vie privée n'est pas morte, elle est assassinée et nous connaissons le nom et l'adresse des assassins", s'en prenant physiquement aux maisons et aux biens des ingénieurs qu'ils jugeaient responsable de cet "assassinat".
Enfin, en sus de l'uberisation et de la problématique de la surveillance, toutes deux disposant d'un très fort potentiel clivant dont on observe déjà les germes de la radicalisation, il faut ajouter l'affrontement qui se dessine autour de l'homme augmenté entre "transhumanistes" et bio-conservateurs.
Soit les 3 constantes numériques suivantes :
- "Uberisation" de l'économie : Salariat et/ou lumpen-cognitariat algorithmique
- Confidentialité biométrique : Surveillance systématique VS anonymat
- Humanité augmentée : Bio-conservatisme VS tanshumanisme
Ces 3 modèles, ces 3 nouveaux paradigmes profondément disruptifs pourraient aussi devenir les 3 scénarios catastrophe du siècle à venir si le débat public et la classe politique dans son ensemble ne parviennent pas à s'en saisir, laissant au "marché" le seul soin d'une régulation qui plus que jamais, doit se positionner en amont des progrès et des transgressions qui verront immanquablement le jour.
L'engouement du public pour ces technologies et cette servicialisation d'apparat, le suivisme pathétique d'une classe politique aux abois trop heureuse de se vautrer dans les promesses d'une Frenchtech dont les thermostats connectés ne régleront jamais le problème des réfugiés climatiques, et les investissements massifs autour d'eldorados de silicium perçus comme autant de remèdes à une économie par ailleurs chancelante, soulignent déjà de manière dramatique l'absence de toute réflexion éthique, philosophique et morale autour, par exemple, des questions d'automatisation et de délégation à des environnements algorithmiques privatifs de tâches jusqu'ici régaliennes et financées ou régulées par la puissance publique.
L'histoire de la révolution industrielle du début du 19ème siècle se répètera. L’issue sera inévitablement la même. Nous en connaissons déjà les vainqueurs. Les fabriquants de chandelle n'ont jamais gagné contre le soleil. Le rendement d'une machine à tisser n'a jamais été et ne sera jamais inférieur à celui d'un homme. L'histoire de la révolution industrielle du début du 19ème siècle se répètera. Mais avec un impact et des proportions qui risquent de laisser des populations entières sur le carreau et de redéfinir totalement le cadre socio-économique de la rémunération du travail et des formes d'organisation liées, c'est à dire de notre capacité à faire société.
En douter serait une erreur. Ne pas en prendre la mesure serait criminel.
Il me semble que le mouvement des taxis est exactement inverse au luddisme. Si je ne me trompe pas les luddites cassaient les moyens de production de l’industrie pour permettre aux individus de s’organiser eux-même dans leur travail, si on reprend les taxis, de ce que j’en comprends, c’est plutôt les salariés des industries qui seraient venus chez les luddites leur casser leurs moyens de production : les taxis sont les anti-luddites de notre époque.
A priori, et jusqu’à preuve du contraire, les taxis sont exploités, sinon les licences ne seraient pas aussi chères. La question c’est de savoir comment il est possible d’accompagner une dynamiquement potentiellement émancipatrice pour que le prolétariat ne tombe pas d’un système de servitude vers un autre, en niant que le système actuel est un système de domination on n’arrive à rien. Il serait criminel de ne pas accompagner la fin du corporatisme des taxis, et écrire dans la Loi qu’un corporatisme est éternel n’a jamais protégé personne.
Disons qu’Uber c’est nul, ok, mais arrêtons quand-même avec les taxis, parce que c’est juste nul, personne n’en veut, même pas les chauffeurs. Cette histoire des taxis me fait plus penser au syndrôme de Stockholm qu’au luddisme.