Même pas peur : le salaire de l’Uber.

Du côté de l'uberisation du monde et de nos amis les taxis, les derniers jours ont été riches d'enseignements et ont accessoirement permis à ma navritude (c'est un peu comme la bravitude) d'atteindre des niveaux jusqu'ici inégalés devant tant d'incurie politique.

Nous avons donc appris que le président de la république réclamait désormais la dissolution d'UberPOP, et lançait 200 policiers sur les traces des dangereux chauffeurs d'UberPop attestant d'une vision et d'un sens politique à peu près équivalent à son prédécesseur réclamant lui aussi une dissolution.

Salaire-de-la-peur-1953-01-g(chauffeur Uber courant après son salaire de la peur)

Le diligent ministre de l'intérieur, B. Cazeneuve ayant de son côté pour mission de faire interdire une application (oui vous avez bien lu), en s'asseyant sur une décision de justice qui n'a pas encore été rendue (puisque Uber a fait appel). De son côté, la pauvre Axelle Lemaire est devenue définitivement bipolaire à force de faire la toupie entre l'enthousiasme d'apparat de la "French Tech" et la distribution massive de "French Claques" au travers de la loi sur le renseignement et, tout dernièrement donc, de ce déploiement policier autour d'une application pour smartphone et de travailleurs pauvres à la recherche d'un peu de beurre pour leurs épinards. Hashtag #toutvabien.

Taxidriver(Taxi driver content)

Le salaire de la peur l'Uber.

Dans un monde régi par la loi et l'ordre algorithmique, il faut toujours regarder ce qui se passe du côté de la justice. Et côté justice justement, en Californie, une chauffeuse UberPOP vient d'être reconnue comme "salariée" de la firme :

"Pour la justice californienne, Barbara Ann Berwick, chauffeuse indépendante pour Uber, est une employée comme une autre. La raison : elle prend ses ordres auprès de la plate-forme. Comme à son habitude, la start-up américaine a fait appel de cette décision a priori anodine. Mais si celle-ci était confirmée, tout le modèle économique d’Uber, qui repose sur le paiement à la tâche au détriment de l’activité salariée, pourrait être remis en cause, jusqu’à causer sa disparition sous sa forme actuelle."

Et comme le rappelle Romain Rénier dans son article :

"C’est la deuxième fois qu’une brèche dans le modèle de l’économie collaborative est ouverte par la justice américaine, après un jugement rendant Airbn'b quasiment illégal dans l’Etat de New-York, l’an dernier."

Le grand remplacement automatique.

Le "modèle" Uber c'est aussi celui de l'automatisation de la "mise à la tâche" avec cette nouvelle forme de centralisation algorithmique autour d'une application ou d'une plateforme. Et côté automatisation, un très grand nombre d'études pointent du doigt le fait qu'un très grand nombre de métiers seront non pas "uberisés" mais simplement "remplacés" par des automates / robots / algorithmes. Je vous en avais déjà longuement parlé dans ce billet. Et dans ce "grand remplacement" il est évident que les chauffeurs en général (et pas que de taxi) sont en première ligne.

Automat

Quand aux tâches (et aux travailleurs) non-remplaçables, il y a fort à parier qu'un inédit mouvement de précarisation s'abattra sur eux comme la vérole sur le bas-clergé et Kenji Girac sur l'industrie musicale.

"Nous sommes ainsi à un moment charnière. Soit une société de travailleurs autonomes et indépendants émergera, avec un revenu et une protection sociale décents ; soit le travail à la demande mettra à bas tous les remparts contre la précarité bâtis depuis plus d’un demi-siècle par l’Etat-providence, sans les remplacer par un nouveau système de protection. Loin de bénéficier aux travailleurs, cette fragmentation du travail donnerait aux détenteurs du capital et des plateformes un pouvoir de négociation démesuré face à une armée éclatée de personnes précaires, prêtes à accepter un travail à n’importe quel prix." Diana Filippova, dans Société Collaborative, la fin des hiérarchies  (Rue de L’Echiquier, 2015), citée par Les Inrocks.

Voitures autonomes Uber Alles.

Interdire une application est parfaitement crétin, témoigne d'un mépris assez mal-venu de la part d'un ministre de l'intérieur pour la procédure judiciaire en cours, et ne sert surtout à rien. Mais Uber, Heetch et les autres ne sont qu'une escarmouche.

Les voitures sans chauffeur de Google arrivent. Pas encore en phase industrielle mais déjà plus en phase de prototypage, elles sont depuis le 25 juin – le jour du "Mad Max Fury Road Taxi's Day in Paris" – en circulation "officielle" sur les routes publiques de la silicon valley.

Au capital d'Uber, on trouve Google Ventures depuis Aout 2013 avec une entrée à hauteur de 258 millions de dollars, soit le plus gros investissement jamais réalisé par ledit Google Ventures. Et alors même qu'Uber est en train de travailler avec la Carnegie Mellon University pour développer sa propre technologie de véhicules autonomes, on découvre que Google souhaite lancer sa solution concurrente à … Uber dans le cadre d'une des lubies de Larry Page, la "ville intelligente" :

"une flotte de véhicules autonomes circulant dans le voisinage pour prendre et déposer des gens."

Laquelle flotte pourra être assurée de disposer de l'infrastructure du Wifi public sur laquelle le même Google est en train de travailler dans le cadre d'un autre de ses projets fous.

Tiens d'ailleurs, pourquoi croyez-vous qu'Apple est en train de s'échiner à réinventer la roue de Google Street View sinon pour ne pas, lors du lancement de l'iCar (cf le projet Titan), se trouver dépendant d'outils appartenant à la concurrence ?

Tout ça pour dire que François Hollande ferait bien de réclamer direct la dissolution de Google, d'Apple et de quelques autres, plutôt que de s'estourbir à chasser le moustique applicatif d'UberPop. Et que nos amis les taxis, les routiers et tous ceux dont le métier consiste à amener un véhicule (éventuellement garni de passagers) d'un point A à un point B feraient bien de se découvrir une passion pour la philatélie et/ou d'entamer des démarches de reconversion professionnelle.

Et dans la série, "non mais quand même c'est dingue", on pourrait même imaginer des voitures de police autonomes, capables de circuler toutes seules tout en scannant et détectant les véhicules volés, excès de vitesse et autres délits de parking. Bref, après les radars automatiques, les voitures de police autonomes.

Travailler 10 minutes par jour et 350 heures par an.

Comme le rappelle cet excellent article de l'excellent Vice, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) valent à eux 4 une capitalisation d'un trillion de dollars mais ne comptent à elles 4 toujours, que 150 000 employés. De quoi, en effet, poser la question de l'avenir de l'emploi tel que nous le connaissons aujourd'hui …

D'autant que dans moins de 20 ans, c'est plus de 47% des emplois existant aujourd'hui qui seront entièrement "automatisés". Le scénario fou dans lequel à peine quelques millions de travailleurs "permanents" suffiront à produire les biens de consommation nécessaires aux 7 milliards d'habitants de cette planète n'est plus si fou que ça. Un scénario en face duquel les affrontements entre tenants des 35 heures à gauche et afficionados du "travailler plus pour gagner plus" à droite apparaissent comme des querelles de cour d'école sans aucun intérêt. L'opposition entre "les riches et leurs robots" exploitant de nouvelles formes de sous-cognitariat ne va faire que se durcir. Et si ce n'est pas Uber ou AirBn'B qui remportent la mise, ce sera Postmates ou l'une des innombrables sociétés / solutions applicative de travail à la demande.

Une nouvelle bulle de servitude : économie du partage ou partage de l'autonomie ?

Le point commun de l'ensemble de ces services souvent improprement rattachés à l'économie du partage (comme le rappelle justement Michel Bauwens) est de pointer la nécessité d'un tiers régulateur centralisé. L'état ne jouant plus ce rôle, les GAFA et aspirants GAFA s'y collent avec le tiroir caisse, la maîtrise des usages et la capacité de déterritorialisation qui sont les leurs. Mais sans verser leur cotisation aux infrastructures publiques et/ou dans les caisses de l'état. Une sorte de nouvelle mouvance anarcho-autonome financiarisée : 

"Plus prosaïquement, il s’agit de remplacer des intermédiaires analogiques, comme les sociétés de taxis, par des intermédiaires numériques, comme Uber, entreprise financée par les anarchistes notoires de Goldman Sachs." Dixit Evgeny Morozov.

Après la célèbre bulle de filtre d'Eli Pariser, la sharing economy est une (nouvelle) bulle de servitude, constituée des données de notre servitude volontaire (données et servitude à laquelle nous sommes résignés et non consentants, la nuance est d'importance par les possibilités qu'elle ouvre).

"Bulle de servitude", l'expression est sexy, elle est de Umair Haque, et je la pense promise à un grand avenir tant elle (me) semble parfaitement appropriée :

"The stuff of the Servitude Bubble makes a small number of people something like neofeudal masters, lords with a corncucopia of on-demand just-in-time luxury services at their fingertips. But only by making a very large number of people glorified neo-servants…butlers, maids, chauffeurs, waiters, etcetera.

The Servitude Bubble is creating “jobs”, sure — but only of the lowest kind: low-end, deskilled, dead-end, go-nowhere “service” jobs — that don’t only crush your soul, damage your psyche, and break your spirit — but waste your potential. Not “service” as in doctors and therapists— “service” as in pedicurists, trash-pickers, and dog-walkers. And so, on balance, it deskills and impoverishes human potential — it doesn’t expand and enrich it. The Servitude Bubble is made of stuff which, en masse, wastes, decimates, and demolishes the thing which counts most: human potential."

Bulle de servitude donc, boursoufflée des données de notre servitude volontaire, soit une "double contrainte" qui se nourrit aussi d'un procédé de "double aveugle" : nous n'avons pas davantage prise sur la traçabilité de nos données que sur les comptes, les marges et les coûts réels de ces nouveaux tiers régulateurs.

Les GAFA à (la place de) pôle emploi.

Au-delà des avancées technologiques qui permettront l'automatisation d'un certain nombre de tâches, d'emplois ou de métiers, les critères d'une "uberisation" sont clairement posés dans cette interview d'Olivier Ezratty. En 1ère ligne des "uberisables" on trouve :

  • "ceux qui génèrent de l'insatisfaction client" (des médecins aux plombiers pour – par exemple – raccourcir les délais d'attente et favoriser la mise en contact directe)
  • "ceux susceptibles d'être désintermédiés par des plateformes d'évaluation", c'est à dire ceux qui nécessitent une forte évaluation client distribuée en pair à pair (ici les plateformes sont déjà en place pour l'hôtellerie et la restauration par exemple, mais pourraient s'étendre à d'autres "métiers)
  • "ceux qui sont dans une situation de quasi-monopole" (les taxis donc, mais aussi, dans un tout autre registre … l'éducation)
  • "les métiers de service dans l'aide à la personne" (de la livraison à domicile en passant par la recherche de nounous ou de cours particuliers)

Au final, après les transports et le secteur du tourisme, ce sont les secteurs de la banque, de l' assurance (web assurantiel), de la médecine mais aussi de l'éducation qui devraient se trouver prochainement en 1ère ligne des changements de paradigmes semblables à ceux que traversent les taxis aujourd'hui (sur l'uberisation du monde, voir aussi l'article des décodeurs du Monde.fr). Et là encore, du côté de l'état régulateur, on a le choix entre silence radio, gesticulations à courte vue (affecter 200 fonctionnaires de police pour traquer les chauffeurs UberPop) et jérémiades de cour d'école (interdire une application).

Seul les libraires résisteront à l'uberisation du monde. Non je déconne.

Je l'ai déjà écrit et dit à différentes reprises mais quand un nombre significatif de secteurs et d'emplois auront ainsi basculé dans le salariat algorithmique et le travail à la tâche, il ne faudra pas s'étonner de voir un actuel ou futur GAFA lancer l'uberisation de pôle emploi …

Ces questions du "digital labor" en général devraient aujourd'hui être absolument prioritaires dans l'agenda politique, citoyen et syndical, ces derniers commençant à peine à prendre la mesure de la tâche qui les attend.

Se poser la bonne question. Mais laquelle ?

Celle d'une troisième voie, comme le rappelle Michel Bauwens :

"La troisième voie est à mon sens celle de Bologne où la ville, à travers The Bologna Regulation for the Care and Regeneration of Urban Commons, mène une politique facilitatrice, elle crée les infrastructures pour permettre aux gens d’exercer leur autonomie, met en place une régulation municipale pour le soin des biens communs : la loi autorise les habitants à proposer des changements pour leur quartier et s’engage à les aider à réaliser ces projets, avec un processus d’évaluation à la clé. Plutôt que d’être dans une transmission de haut en bas en considérant les citoyens comme des consommateurs, une ville ou un Etat peut devenir un partenaire et faciliter l’autonomie sociale et individuelle. C’est une source de progrès social. Plusieurs projets vont en ce sens en Italie."

L'autre manière de se poser les bonnes questions est de relire ses classiques, comme nous le suggère ce passionnant article de la MIT Tech Review : "Who will own the robots ?". En 1968, J.C.R. Licklider (pionnier de plein de trucs) publie un article ("The computeur as a communication device") dans lequel il réfléchit et pose quelques bases de ce qui deviendra la communication médiée par ordinateur et les premiers réseaux d'ordinateurs connectés, mais aussi les interactions au sein de communautés "connectées", bref un article absolument fondamental et génialement précurseur. L'article se conclut ainsi : 

"Pour la société, savoir si l'impact (du fait d'être "en ligne" et d'utiliser des ordinateurs pour communiquer, NDLR) sera bon ou mauvais, dépendra principalement de la réponse à cette question : être connecté ("to be on line") sera-t-il un privilège ou un droit ? Si c'est seulement un segment déjà favorisé de la population qui a une chance de profiter des avantages permis par la facilitation de ces capacités intellectuelles nouvelles ("intelligence amplification"), alors le réseau pourrait amplifier / aggraver la discontinuité dans l'éventail de l'accès à ces nouvelles opportunités ("intellectual opportunity"). 

Je vous le remet en version originale parce que je trouve ma traduction trop approximative, mais l'idée générale est là.

For the society, the impact will be good or bad, depending mainly on the question: Will ‘to be on line’ be a privilege or right? If only a favored segment of the population gets a chance to enjoy the advantage of ‘intelligence amplification,’ the network may exaggerate the discontinuity in the spectrum of intellectual opportunity."

A l'aube du 21ème siècle, c'est la même question qu'il faut poser une fois acté le remplacement d'un certain nombre de tâches et de fonctions par des automates / algorithmes / robots, etc. Ces nouvelles formes de "travail journalier à la tâche", ce "salariat algorithmique" sera-t-il un privilège ou un droit ? 

S'il doit devenir un privilège (c'est pour l'instant ce vers quoi nous nous dirigeons), alors il ne permettra qu'à quelques-uns d'accentuer leurs rentes en déployant une idéologie libérale devant laquelle notre actuel capitalisme dérégulé fera office de gentillet kolkhoze ; le modèle du Mechanical Turk d'Amazon deviendra la norme, on cotisera tous à la sécurité sociale de Google, nos points retraites seront chez Amazon, notre banque s'appellera Apple et Facebook fera office de mairie et d'état-civil. Fucking Brave New World.

Pour qu'il puisse exister comme un droit, alors, plutôt que de lâcher 200 képis à la poursuite de pauvres auto-entrepreneurs ou d'interdire une application, c'est aujourd'hui que notre classe politique doit lire du Michel Bauwens (cf supra), c'est son rôle de faire en sorte que LE Droit puise offrir à chaque citoyen la possibilité de réinstaller au coeur d'un système outrancièrement individualiste l'horizon d'une représentation et d'une négociation collective possible. C'est aujourd'hui également que la question de savoir ce qui relève du bien commun inaliénable, dans nos usages sociaux comme dans nos ressources naturelles, doit être posée. 

Bref, Candide avait raison : il nous faut cultiver notre jardin. Mais le cultiver en commun. Le cultiver comme un bien commun.

Sinon on va tous se faire uberiser. A sec.

 Post-script-lol.

Et puis parce qu'il faut toujours finir par un lol, je vous recommande la lecture de l'article de Vinvin sur Rue89.

Mais comme c'est un sujet sérieux, je vous recommande vraiment la lecture du texte de Evgeny Morozov sur le Monde Diplo, à mon sens l'un des 1ers et des rares à produire une analyse intelligente des phénomènes en cours.

(Si ce billet vous a plu et que vous ne l'avez pas trouvé assez long, vous pouvez toujours reprendre la lecture de mes 2 autres productions au sujet d'Uber, "Les coolies de la Pop économie : quand les humains travailleront pour les algorithmes", et "De Ned Ludd à Uber : les 3 côtés obscurs du numérique")

<Mise à jour> Je termine la rédaction de ce billet en apprenant le placement en garde à vue des dirigeants d'Uber France pour "travail illégal et dissimulation de données informatiques". </Mise à jour>

<Mise à jour encore> Je découvre à l'instant ce très bon article de Jean-Laurent Cassely sur Slate : "L'économie du partage des restes." </Mise à jour>

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