144 morts dans une école au Pakistan. Vous aussi avez-peut-être vu cette nouvelle défiler ces derniers jours dans votre fil d'actualité Facebook. La scène s'est pourtant produite le 16 décembre … de l'année dernière.
La rédaction de Libération est très récemment revenue sur cette étrange "confusion mémorielle", et je voudrais dans ce billet, tenter d'en analyser les causes profondes. Car "l'erreur de Peshawar" est loin, très loin d'être un cas isolé.
Voilà déjà plusieurs mois que je constate (je ne suis pas le seul) la remontée dans mon fil d'actualité d'informations datant d'il y a 6 mois, un an ou parfois plus. Et voilà déjà plusieurs fois que je manque de me faire prendre à cet effet de réel, c'est à dire que je suis à deux doigts de penser qu'elles viennent de se produire.
Dans son analyse des réseaux sociaux, Danah Boyd a, dès 2007, très bien mis en évidence plusieurs caractéristiques des situations de communication que ces derniers instituent et inaugurent parfois.
"Comme l'analyse Danah Boyd dans cet article (.pdf), 4 paramètres contribuent particulièrement à la confusion entre espace public et espace privé :
- la persistance : ce que vous dîtes à 15 ans sera encore accessible quand vous en aurez 30 …
- la "searchability" (littéralement, capacité à être recherche/retrouvé) : avant les réseaux sociaux, votre mère ne pouvait pas savoir où vous étiez en train de faire la fête avec vos amis ou ce que vous pensiez d'elle. Maintenant … c'est possible.
- la "reproductibilité" : ce que vous avez dit/publié/posté/photographié/filmé peut être recopié et replacé dans un univers de discours totalement différent.
- les "audiences invisibles" : la médiation particulière que constituent ces réseaux sociaux et la conjugaison des trois critères précédemment cités fait que la majorité des publics/destinataires est absente au moment même de la médiation (= la transmission du message = par exemple, la publication d'un message texte),créant ainsi un effet non pas simplement de voyeurisme mais une temporalité numérique particulière."
Facebook est un biotope clos qui a aujourd'hui atteint une masse critique suffisante d'utilisateurs et d'interactions pour ne plus se nourrir que de ses propres internalités. Sans rouvrir le débat sur la "bulle de filtre", il est manifeste, à la fois dans son traitement de l'actualité (et ses récents partenariats avec différents médias pour les inciter à publier "nativement" sur sa plateforme) ainsi que dans les routines propres à ses stratégies éditoriales algorithmiques (les petits messages "souvenez-vous il y a un an vous aviez publié ça", "aimé cette photo là", etc.), sans rouvrir le débat sur la bulle de filtre disais-je, il est clair que "l'expérience utilisateur" de la plateforme corrélée au temps que nous y passons quotidiennement et à sa capacité de centraliser différents pans de notre vie personnelle, sociale et professionnelle permet à la même plateforme de nous mettre en face d'une réalité "diffractée".
Je m'explique : à l'image du phénomène classique de diffraction (de la lumière par exemple), Facebook nous entraîne et nous conduit à ne percevoir la réalité d'un fait qu'au travers de sa reprise et après que celui-ci a passé par les fourches caudines d'une algorithmie qui préfère les technologies du souvenir aux arts de la mémoire.
Quand nous prenons connaissance d'un fait sur Facebook, notre interprétation ne se porte pas directement ou prioritairement sur le fait lui-même mais sur le "halo" ou les effets d'écho, les "effets de réel" qui l'entourent, lesquels sont au moins autant dépendants des réalités sociales de l'attention qu'ils sont construits par les règles, les contraintes et les finalités algorithmiques de la mécanique du "partage".
C'est ce même effet de diffraction qui permet également d'expliquer qu'il nous devient de plus en plus difficile de détecter le second degré de certaines publications, comme je vous l'expliquais dans cet excellent article 😉
Il y a quelques mois de cela – le 14 septembre 2015 très exactement – j'avais commencé à rédiger un article sur une autre confusion mémorielle, liée cette fois à l'anniversaire du décès du généticien Albert Jacquard. Je profite de l'occasion pour enfin le publier.
(article rédigé le 14 septembre 2015 et laissé en jachère … jusqu'à ce soir)
L'histoire est connue. Albert Jacquard, célèbre généticien français, est mort le 11 septembre 2013. Il y a deux ans. Et Albert Jacquard a ressuscité. Ou plus exactement "la nouvelle de sa mort" a ressuscité sur Twitter et Facebook, déclenchant de nouveau, de manière assez inopportune, un certain nombre de statuts "d'hommage".
L'histoire est racontée en détail dans cet article de Slate : "Comment Albert Jacquard est mort une deuxième fois, sur Twitter." Nombre de quidams se sont naturellement fait surprendre et ont relayé l'information agrémentée d'un #RIP de circonstance, mais, plus étonnant, nombre de personnalités du monde des médias et de la culture – qui ont depuis effacé leurs tweets – se sont également pris les pieds dans le tapis mortuaire.
Pour entretenir le régime d'internalités qui les fonde et s'assurer d'un maximum d'interactions au sein de leurs plateformes, les algorithmes des différents réseaux sociaux mettent en place des mécanismes automatiques de rappel, de "recall". L'exemple le plus évident est celui de Facebook avec les dates d'anniversaire : il est acté, au moins depuis 2010, que Facebook a définitivement tué les anniversaires.
On ne meurt que deux fois.
Comme pour d'autres dates d'anniversaire, Facebook a donc "remis" dans le fil d'actualité d'un certain nombre de ses utilisateurs, plusieurs des articles qui avaient, il y a deux ans de cela, été publiés en hommage au généticien.
Ici par exemple un des mes "amis" qui le tenait lui-même du mur d'un autre "ami" a republié avant-hier matin vers 11h cet article du Point.fr. Se rendant compte de sa bourde, il a ensuite rajouté la mention "septembre 2013" entre parenthèses (Facebook donne accès à l'historique des "edit" des messages, ce qui est toujours très intrusif et accessoirement souvent très instructif).
Le problème est que si l'on a raté – à l'époque – ou oublié – aujourd'hui – le décès d'Albert Jacquard, rien ne permet de déceler dans ce post "partagé" qu'il s'agit d'un article datant de deux ans.
Au final, sur Facebook comme sur Twitter, nombre d'utilisateurs ont donc "republié" ou "repartagé" cette non-actualité, une infime minorité (ceux qui se souvenaient) comme un hommage à l'occasion de cet anniversaire funèbre, et l'immense majorité en pensant de bonne foi au moment de leur partage que le généticien venait de mourir.
Total Recall.
Les algorithmes de "recall" ont parfaitement joué leur rôle qui est de re-créer de l'interaction (du "partage", de "l'engagement") à partir d'une publication ou d'une information obsolète (la mort, il y a deux ans, d'une personnalité) ou triviale (la date d'anniversaire de ce décès). Mais le rendu, l'équilibre produit par ce brusque rappel d'une information datant d'il y a deux ans est aussi un équilibre fragile sur lequel travaillent là encore l'ensemble des plateformes.
Ainsi pour cette "2ème mort" du généticien comme dans le cas des sites parodiques qui se multiplient et inondent nos timelines d'infos présentées comme "authentiques", il s'agit pour les plateformes hôtes de trouver le meilleur moyen de re-contextualiser à la fois les informations eux-mêmes mais également le processus de réactivation des informations désormais obsolètes mais présentant toujours un potentiel de "viralité" ou d'interaction important. J'avais d'ailleurs eu l'occasion de traiter de cet épineux problème de recontextualisation dans mon article "Les noces de Gorafi : comment est mort le second degré".
De Christine Boutin prenant pour authentique un article parodique du Gorafi jusqu'à Michel Field nous annonçant sa tristesse deux ans après la mort d'Albert Jacquard, et en passant par les "pièges", petits ou grands, dans lesquels chacun d'entre nous s'est fait prendre au moins une fois dans sa vie connectée, on mesure bien à quel point la question du "contexte" est aujourd'hui devenue déterminante dans un paysage médiatique de l'accès à l'information où les réseaux sociaux et les moteurs de recherche occupent une place prépondérante.
(Tweet daté du 13 septembre 2015 et effacé depuis par son auteur)
Dans mon article sur "Les noces de Gorafi" et la mort du second degré, j'écrivais ceci :
"L'économie de l'attention est proche de l'impasse. Car elle doit exister au premier degré pour nous permettre d'en distinguer un second (degré). C'est à dire qu'elle doit permettre "d'économiser" notre mobilisation attentionnelle pour rester capable de distinguer le vrai du faux, le parodique de l'authentique. Mais les grands écosystèmes ont visiblement fait un choix inverse. Celui de maintenir à tout coût la profusion, et la confusion, pour continuer de dégager de substantielles marges attentionnelles. (…)
Le résultat est désormais palpable. Les filtres, éditoriaux et algorithmiques qu'ils nous proposent, nous livrent un monde qui n'a de valeur que si nous entretenons avec lui un rapport de premier degré attentionnel, et dont tout le "second degré" ne doit permettre que de nous ramener vers ce premier degré, ce degré zéro de l'attention, vers ce temps de cerveau disponible, celui pendant lequel il importe peu de savoir si cet article émane du Figaro ou du Gorafi (…)"
Et, pourrais-je ajouter aujourd'hui, "qu'Albert Jacquard soit mort aujourd'hui ou il y a deux ans". Pour Facebook comme pour Twitter, il ne s'agit pas d'informer ni même de commémorer, il s'agit de faire sur-réagir, de produire artificiellement du partage, de la rediffusion. Au risque de produire rétroactivement un effet palimpsestique de sidération ("comment ai-je pu me faire avoir ?") ou d'inconfort ("comment rectifier le tir ?").
Mémoire transactive.
Le fait qu'un philosophe, journaliste et homme de médias difficilement soupçonnable d'inculture (Michel Field donc, mais plein d'autres également) ait pu ainsi "passer à côté" et relayer comme actuelle la mort datant d'il y a 2 ans d'Albert Jacquard est une nouvelle illustration du rôle que jouent ces plateformes dans notre mémoire transactive et les risques associés à la trop grande "confiance" que nous prêtons souvent à ces algorithmes :
"Une étude récente de chercheurs en psychologie expérimentale, "How The Internet Inflates Estimates of Internal Knowledge" dont on trouvera un compte-rendu sur le toujours excellent Pixels du Monde, sont partis de l'hypothèse selon laquelle : « Les études suggèrent qu'Internet peut devenir partie prenante d'une mémoire transactive**, observe l'étude en préambule : les gens se reposent sur des informations qu'ils savent pouvoir trouver en ligne et donc cherchent la mémoire externe (qui connaît la réponse) mais ne retiennent pas la mémoire interne (la réponse elle-même). » Ils ont alors pu démontrer que : "les utilisateurs d'Internet sont plus confiants en leurs propres connaissances que les autres, et tendent à faire la confusion entre le savoir à portée de clic et leur propre savoir."
(Fin de l'article rédigé en septembre 2015)
D'Albert Jacquard à Peshawar.
D'Albert Jacquard à Peshawar, les logiques et les routines mémorielles et algorithmiques sont les mêmes. Elles posent une nouvelle fois la question de l'éditorialisation. D'une ouverture de la partie du code régissant ce qui relève d'un processus d'éditorialisation classique. Tant que cette question ne sera pas réglée, il nous faudra accepter de voir d'insondables algorithmes païens continuer de venir célébrer d'improbables Pâques algorithmiques. Il nous faudra également rappeler l'urgence de "re-polariser" les logiques attentionnelles en dehors des grandes plateformes.