Si "l'homme est un document comme les autres", alors finalement quoi de plus normal que Facebook soit son passeport.
L'info vient de The Verge. Très exactement, il s'agit, dans le cadre du formulaire obligatoire ESTA (Electronic System for Travel Authorization), d'ajouter la rubrique suivante :
"Veuillez fournir des informations associées à votre présence en ligne — Fournisseur/Plateforme — identifiant de média social."
On aurait tort de voir dans cette annonce un unique et principal problème de vie privée. La question essentielle est plutôt celle du rôle des plateformes dans le remplacement de l'état. Les plateformes sont des états.
Et cette nouvelle attaque terroriste en Turquie. Quelques heures plus tard, Facebook activait une nouvelle fois son "Safety Check". Et quelques heures plus tard encore c'est le gouvernement Turc qui décidait d'un Black-Out, bloquant les principaux sites et réseaux sociaux, dont Facebook et Twitter. Motif donné par le site Vocativ et repris sur Numérama :
"Le site Vocativ explique que c’est le bureau du premier ministre qui a pris l’ordre de censurer temporairement certains médias sociaux au nom de la « sécurité nationale et de l’ordre public ». Sont visés spécifiquement les visuels montrant l’explosion, les dégâts provoqués, le travail des secours, les blessés, les morts et tout ce qui peut être considéré comme une explication excessive de l’évènement."
Fermer temporairement Facebook. Empêcher la population de bénéficier de la réassurance promise – et réalisée – par le Safety Check. Nul bien sûr n'est dupe de ce qui est en train de se jouer à l'échelle du gouvernement d'Ankara. Facebook en Turquie est une puissance étrangère tolérée et garante, pour l'image du gouvernement, d'un semblant de démocratie. Mais il n'est pas question, dans la confusion qui suit ce genre de situation, que ce soit par le biais d'une puissance étrangère que circulent les informations principales, il n'est surtout pas question que le gouvernement Turc perde la main sur l'information délivrée à la population. Donc Black-Out.
Des terroristes, une nouvelle fois, ont répandu la mort.
Pourquoi, oui, pourquoi n'y a-t-il toujours pas de bouton "Sauver le monde" ?
Une nouvelle fois la scène s'est passée dans un aéroport. Ces mêmes aéroports depuis longtemps considérés comme autant de zones particulièrement sensibles par tous les services anti-terroristes. Ces mêmes aéroports dans lesquels le contrôle s'effectue principalement par la vérification de nos passeports. Ces passeports sur lesquels le gouvernement américain envisage de nous demander de reporter nos identifiants sur les réseaux sociaux. Notre compte, notre profil Facebook. Pour mieux lutter contre le terrorisme. Ce Facebook que le gouvernement d'Ankara interdit là où précisément il pourrait s'avérer utile.
Au rythme où vont les choses, c'est probablement Facebook lui-même qui prendra l'initiative de délivrer des permis de circulation dans tel ou tel pays. Ce ne serait plus le formulaire ESTA mais une bien étrange FIESTA (Facebook Information on Electronic System for Travel Authorization). Et peut-être plus vite qu'on ne le pense. Car en fait c'est déjà le cas. Qui mieux que Facebook sait où nous nous trouvons, où nous allons et avec qui nous parlons, qui mieux que Facebook sait quelles idées nous sont proches et quels idéaux nous partageons ? Non Facebook n'utilise pas nos données GPS uniquement pour nous trouver de nouveaux amis … "Une version post-moderne de la Stasi" disait Julian Assange.
Passeport Facebook.
Car au-delà des évidents risques que représente cette idée du gouvernement américain en termes de surveillance et de contrôle des populations, les passeports sont, comme nous le rappelle Wikipédia, "des pièces maîtresses de la souveraineté étatique."
Renseigner ses identifiants Facebook sur un passeport ou sur le formulaire ESTA rattaché au passeport, c'est afficher de fait une sorte de double nationalité. Je suis citoyen Français et citoyen Facebook. Je suis citoyen Allemand et citoyen Facebook. Je suis citoyen Américain et citoyen Facebook. C'est aussi, au moins symboliquement, reconnaître Facebook comme un état, comme une puissance, un continent. Le plus peuplé de la planète. Lui reconnaître un droit supérieur à celui d'hébergeur de profil, celui de délivrer une identité, une citoyenneté, une forme de nationalité.
Il faudra voir si cette idée finit par être appliquée. On peut raisonnablement en douter. Mais le fait même qu'elle soit émise, et la cristallisation qui se porte sur ce réseau à chaque soubresaut joyeux ou mortifère de notre monde, le constitue déjà comme un état, une puissance souveraine, face à laquelle nous pourrions bientôt plus n'avoir qu'à opposer nos nations de clients et nos démocraties clientélistes.
<Mise à jour> Incidemment je tombe sur ce vieil article d'Ecrans justement consacré à la fabrication de cartes d'identité Facebook dans une démarche artistique et contestataire, mais qui rappelle justement que :
"Il y a aujourd’hui (mars 2012) dans le monde près de 900000 citoyens de Facebook qui ont tous une ID. Ce qui fait du leader des réseaux sociaux le système identitaire dominant sur le Web. Depuis sa création il y a huit ans, il a mis bon ordre dans ce bordel qu’était la Toile, éradiquant progressivement l’anonymat qui régnait alors dans le World Wild Web"
</Mise à jour>