Faut pas prendre les usagers des GAFAM pour des Datas sauvages.

<Mise à jour> A signaler deux très bons papiers complémentaires au mien sur le sujet : "Pourquoi revendre ses données personnelles est une énorme c…" par PixelLibre et "Revendre ses données personnelles : la fausse bonne idée" par MaisOuVaLeWeb. </Mise à jour>

Et si chacun vendait ses données personnelles sur Internet ? C'est incontestablement l'idée à la con de la semaine, voire de l'année, et elle émane d'un assez grand pourvoyeur en la matière, à savoir Gaspard Koenig et son Think Tank libéral baptisé : Génération Libre. 

Derrière chaque idée à la con, une situation à la con. Qui est donc la suivante : 

Pour lutter contre l'exploitation des données personnelles par les GAFAM, et au regard des risques que cela déjà fait peser sur ces trucs totalement désuets que sont la démocratie et la liberté de l'information, il faut que les gens puissent, par contrat signé avec les plateformes, avoir la possibilité de vendre leurs données personnelles à ces mêmes plateformes.

Je reformule. Parce qu'il est toujours bon de reformuler les idées à la con pour s'apercevoir à quel point "ceux qui pensent en rond ont les idées courbes" comme disait le grand Léo. Je reformule donc :

Pour lutter contre des dérives immenses de la revente des données personnelles par les GAFAM, on propose aux citoyens de vendre eux-mêmes leurs données personnelles aux GAFAM.

Alors bien sûr je ne vais pas passer des heures à vous expliquer pourquoi tout cela est vraiment une idée à la con, étant donné que, fort heureusement, dans l'un des innombrables articles qui commencent à prêter audience et écho à ladite idée à la con, on trouve aussi le point de vue éclairé et éclairant de la présidente de la CNIL, disant ceci : 

"cette approche [marchande] rompt avec nos convictions humanistes et personnalistes profondes, dans lesquelles le droit de la protection est un droit fondamental, faisant écho à l’essence même de la dignité humaine : naturellement, ce droit n’est pas un droit marchand."

Le même article du Monde rappelait également que le Conseil National du Numérique – avant d'être contraint à la dissolution par son inénarrable et éphémère ancien président Mounir Mahjoubi qui est à l'opportunisme et à l'arrivisme ce que Charles Pasqua fut à la maison Pernod-Ricard, à savoir un VRP de première classe – que le Conseil National du Numérique, disais-je, avait également condamné cette dérive possible estimant que : 

"l’introduction d’un système patrimonial [soit la création d’un droit de propriété] pour les données à caractère personnel est une proposition dangereuse."

Autre réaction stupéfaite parmi tant d'autres, celle de Mais où va le web qui rappelait justement : "Vendre ses données personnelles à des sociétés qui refusent de payer des impôts. Cette contre-logique à elle seule devrait nous arrêter.

Mais c'est bien connu, rien n'arrête les idées à la con, c'est même à ça qu'on les reconnaît.  

Après le solutionnisme technologique, voici le contrationnisme libéral.

Dans le monde merveilleux du libéralisme, tout est contractualisable et commercialisable à partir du moment où tout "bien", fut-il commun, peut être considéré comme marchand. Il n'est donc finalement pas très étonnant qu'après le solutionnisme technologique, ce soit un Think Tank libéral qui ait l'idée totalement con d'un "contrationnisme", de mettre la vie privée "sous contrat commercial" dans la lignée d'un web assurantiel parfaitement toxique.

Antonio Casilli qui a déjà beaucoup écrit sur le sujet et intelligemment démontré comment, en quoi et pourquoi la "vie privée" était devenue une négociation collective, signait récemment avec Paola Tubaro une tribune absolument éclairante dans Le Monde, tribune reprise sur son blog et qui se concluait ainsi : 

"Pour corriger les distorsions et les abus provoqués par cette situation (ndlr : ces nouvelles formes de Digital Labor), la solution consiste à élargir le domaine d’action des autorités de régulation des données comme la CNIL. Il s’agit non seulement de s’intéresser aux architectures techniques des plates-formes qui permettent l’extraction et la circulation des données personnelles, mais aussi de créer les conditions pour que le travail de production et d’enrichissement des données (autant de la part des services de microtravail que des usagers de plates-formes généralistes comme Instagram ou Google) reste respectueux des droits des personnes et du droit du travail. Le défi qui attend la CNIL est de devenir non pas un gardien de la propriété sur les données, mais un défenseur des droits des travailleurs de la donnée."

Et à la lecture de l'idée à la con de Gaspard Koenig et de ses sbires, le camarade Antonio rappelait sur Twitter que l'idée même que "chacun mettrait ce qu"il veut dans son contrat" était la preuve que l'auteur de cette idée n'avait absolument aucune idée de la manière dont fonctionnaient les contrats avec les GAFAM. Ou qu'au contraire, serai-je tenté d'ajouter, il ne savait que trop ce qu'il fallait défendre pour in fine renforcer la dérégulation totale qui permet au libéralisme de croître et de prospérer. Car proposer à chacun de contractualiser son rapport à la donnée dans le cadre de l'exploitation qu'en font les plateformes c'est d'abord vouloir que l'empilement de contrats individuels agisse en dissolvant toute velléité ou possibilité d'adresser des recours collectifs.

Casilli
Et puis de quelles données à contractualiser parle-t-on vraiment ? Les données "personnelles" ne sont que l'une des facettes d'un immense processus d'aspiration et d'analyse recouvrant des données démographiques, comportementales, sociales, données que nous confions certes parfois de manière explicite et déclarative (la contractualisation souhaitée par Gaspard et ses copains néo-libéraux pourrait alors éventuellement s'appliquer) mais données qui sont aussi la plupart du temps implicites et dont la captation à des fins publicitaires repose sur des modèles d'inférences complexes qui échappent en premier lieu aux "propriétaires" de ces données, c'est à dire à nous-même. Or comment mettre dans un contrat ce que nous ne savons même pas que nous possédons ? 

Petit actionnariat de nous-mêmes.

Ce qui me semble éminemment dangereux derrière un babil libéral finalement assez classique, c'est que face à la spéculation sur les données on veut nous transformer en petits actionnaires de nous-mêmes. Une sorte de nouveau poujadisme numérique. C'est dangereux. Très dangereux. Car cela vise précisément à détruire le seul acquis dont nous pouvons nous prévaloir dans la lutte effective contre la marchandisation de nos données : le fait qu'elle soit devenue une négociation collective. 

Dangereux mais parfaitement raccord avec la thèse d'un "droit de propriété privée sur soi-même" qui est au coeur de l'idéologie libertarienne.

Contrats individuels partout, lutte collective nulle part.

Dans le monde rêvé du libéralisme économique et du solutionnisme technologique, tout est contrat. Tout est contractualisable. Même dans le cadre d'une relation amoureuse voulue comme éphémère, la question du consentement est devenue, suite à l'affaire Weinstein, "contractualisable".

Suite au mariage de raison entre libéralisme et solutionnisme, la cynique start-up nation planétaire vient d'accoucher d'une application permettant de recueillir ledit consentement de la personne concernée manière contractuelle avant de la ken. Cela s'appelle LegalFling, c'est une émanation de LiveContracts, une application spécialisée dans la contractualisation en ligne, et concrètement ça te permet de cocher les cases suivantes pour garantir à ton partenaire (?) que tu ne pourras pas le poursuivre en justice une fois que vous aurez ken : 

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La F.A.Q de l'application indique clairement

"The application generates a Live Contract, which is a legally binding agreement. Just remember, the app is about setting clear rules and boundaries, not breaking them. To which extent the contract holds up in court depends on your country of residence."

Pour l'instant l'application doit être disponible en Février 2018, si elle passe les fourches caudines de l'AppStore d'Apple et du PlayStore de Google. A défaut de voir la start-up nation partir en quête de sens, on aura au moins des contrats pour pouvoir ken en bonne et due forme. 

L'autre versant de la contractualisation, c'est la judiciarisation délétère qui, sur tout un tas de sujet, pourrait rapidement voir se multiplier les actions en justice opposant des tiers pourtant supposés "de confiance", comme dans le cas de ces enfants attaquant leurs parents pour avoir diffusé des photos d'eux sur les réseaux sociaux. Et comme il est hors de question de céder le monopole des idées à la con à la bande à Gaspard, on réfléchit en haut-lieu à des projets de loi sur une '"majorité numérique" fixée à 16 ans et en-deçà de laquelle une autorisation parentale serait nécessaire pour s'inscrire sur les réseaux sociaux. 

Je cours d'ailleurs fonder ma start-up permettant de contractualiser les relations parents-enfants. 

Si la propriété c'est le vol, la propriétarisation de nos données est un vol au carré. Non seulement nous n'y gagnerons que des cacahuètes, mais nous enrichirons davantage une chaîne de nouveaux intermédiaires de la déposséssion sur laquelle les GAFAM n'auront aucun mal à prélever de nouvelles commissions. Et nous fragiliserons encore davantage les déjà trop maigres capacité de résistance collective dont nous disposons aujourd'hui.

Faire croire qu'une propriétarisation contractuelle ou qu'un nouveau petit actionnariat de la donnée serait une solution à l'hégémonie des GAFAM ou à la régulation des échanges marchands de l'économie de la donnée est aussi pertinent que de prétendre que les fonds de pension sont davantage soucieux d'intérêts collectifs que de petits profits privés.

Moralité. 

Les idées à la con doivent être combattues. A fortiori si, comme le rappelle Lionel Maurel, "cette idée est redoutable, car elle est déjà inscrite "en filigrane" dans le régime juridique actuel de la protection des données personnelles."

Bref. Faut pas prendre les usagers des GAFAM pour des Datas sauvages. Ni les enfants du bon dieu pour des canards idoines.  

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6 commentaires pour “Faut pas prendre les usagers des GAFAM pour des Datas sauvages.

  1. D’habitude j’aime bien vos articles. Mais là quand même ça commence mal.
    C’est pas parce que vous ne partagez pas l’idée que c’est une idée à la con. Ou alors c’est que vous avez une très haute opinion de vous même ?
    Cette solution n’est peut-être pas la meilleur, mais c’est déjà un plus par rapport à ce qui existe aujourd’hui, c’est à dire rien.
    Ça n’empêche pas non plus de mettre en place des solutions collectives. A chacun ensuite de savoir s’il préfère une solution collective à une solution individuelle.
    Autre point. L’argumentaire selon lequel on ne doit pas faire des données personnelles un bien marchand ne vaut pas grand chose dans la mesure ou c’est déjà un bien marchand.
    Je préférerais aussi une solution collective de protection des données qui n’existe pas aujourd’hui. car je ne suis pas prêt à vendre les miennes. Mais en attendant, et parce que je n’oblige pas tout le monde à penser comme moi. Pourquoi pas ?

  2. Bonjour Nikogaug, vous aurez compris que derrière le vocable « d’idée à la con » qui me permet de capter votre attention, je développe l’idée que l’approche prônée par Koenig et son Think-Tank est une caricature de libéralisme à mon sens extrêmement dangereux car remettant en cause la possibilité de négociation collective. De fait, et on pourrait en parler des heures, mais dans une logique propriétariste nos données ne sont pas – encore – réellement un bien marchand. Or sous couvert de « protection » c’est précisément ce que l’idée à la con de Koenig veut permettre et autoriser. Enfin, c’est faux d’affirmer qu’aujourd’hui il n’existe « rien ». Précisément plein de choses existent, et le RGPD va acter pas mal d’entre elles, ce que la frange libérale ne supporte pas et ce pourquoi elle monte à l’offensive en défendant cette idée de vendre nous-mêmes nos données

  3. « … est une caricature de libéralisme à mon sens extrêmement dangereux car remettant en cause la possibilité de négociation collective … »
    Mais pourquoi cela remettrait en cause une négociation collective ? je ne suis pas sûr que l’un empêche l’autre. Et même si c’était le cas, rien n’empêche de commencer par une négociation individuel avant d’entamer une négociation collective.
    « dans une logique propriétariste nos données ne sont pas – encore – réellement un bien marchand. »
    Dans une logique propriétariste peut-être même si je ne suis pas sûr d’en comprendre le sens. N’empêche qu’aujourd’hui d’un point de vue factuel, nos données sont des marchandises. Elle rapporte de l’argent aux GAFA et à toutes celles qui vendent des biens ou des services (par le biais de la publicité ciblée). Elles sont vendues, échangées, etc.
     » Enfin, c’est faux d’affirmer qu’aujourd’hui il n’existe « rien ». Précisément plein de choses existent, et le RGPD va acter pas mal d’entre elles, » Vous vous contredisez un peu. Vu que la RGPD n’a encore rien acté (va acter), c’est qu’aujourd’hui elle ne fait rien.
    Et bientôt elle ne fera qu’encadrer l’utilisation des données personnelles, comme le fait la CNIL aujourd’hui. Les données personnelles seront toujours utilisées, vendues, achetées, échangées.
    Avec un peu de chance, les contraintes seront plus lourdes pour les GAFA…mais rien ne le prouve pour l’instant. Et surtout, ni la collectivité, ni les individus ne seront maîtres des données personnelles utilisées comme un bien marchand.

  4. Clairement vous n’avez pas lu le rapport de GL qui aborde certaines de vos objections, notamment la taxation. Ce n’est pas en repetant a longueur de lignes « idee a la con » qu’une idee le devient. Le status quo est une idee a la conne, et vous en etes un beau soldat.

  5. Bonjour,
    Au-delà du problème de fond, c’est toujours intriguant de lire quelqu’un qui discute de la légitimité éventuelle ou non de la vente des données personnelles sur un site web qui lui même exploite les données personnelles.
    Cela me fait penser à « faites ce que je dis pas ce que je fais. »
    Bonne journée.
    Voici par exemple ce qui tourne sur la page de ce site critique: des google analytics, counter.js, quanter.js
    bref… 3 trackers dans une même page… qui sont utilisés pour exploiter les données de navigation des visiteurs.

  6. Romainsphère> vous avez parfaitement raison et j’en suis parfaitement conscient. Ce qui n’est parfaitement pas une excuse. Il faut en effet, depuis longtemps déjà, que je prenne le temps d’effectuer une migration propre vers une autre plateforme et que j’en profite au passage pour nettoyer divers trackers.

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