Alors oui je suis énervé. Depuis quelques temps le concours "ma thèse en 180 secondes" inonde mes réseaux sociaux et ma radio (France Inter étant partenaire dudit concours).
Point positif, ce concours est la seule opération de communication réussie qu'ait été capable de mener l'inénarrable CPU (conférence des présidents d'université) – qui est en fait la CPU-AFU (Conférence des Présidents d'Université Accompagnant le Fossoyage de l'Université). Bref.
Je vous explique la cause de mon énervement qui n'est adressé ni aux candidat(e)s de ce concours, ni à la CPU (qui m'énerve au plus haut point mais pour plein d'autres raisons), ni même aux médias partenaires.
Ce concours m'énerve car ce concours est un symptôme.
Ce concours "ma thèse en 180 secondes" est un exemple parmi tant d'autres de ce "divertissement" au sens littéral qu'exerce ce putain de management par le happening et l'événementiel qui est une véritable gangrène mise en place pour détourner l'université de sa mission première et accompagner sa relégation dans les limbes d'un service qui n'a plus de "public" que l'assignation qui lui est faite d'en accueillir toujours davantage avec toujours moins de moyens et d'ambition.
Ce n'est pas moins de trois ministres en exercice (les trois seuls par ailleurs à avoir une thèse) qui viennent de se livrer à l'exercice de narrer leur thèse en 3 minutes : Blanquer à l'éducation, Buzyn à la santé et Vidal à l'enseignement supérieur. Je ne vous mets même pas les liens vers leurs prestations tellement ça m'énerve de voir cette bande de sapajous se lancer des défis de cour de récréation comme l'autre momie cacochyme avait osé le faire en plein débat sur la loi asile et immigration pour gagner une bouteille de pinard de son chef d'escadrille qui n'est pas non plus le dernier à voler.
Merci à @JMRocbo pour cette magnifique illustration.
Et chaque année ce concours fait salle comble. Chaque année c'est un succès public. D'ailleurs comment être contre ? Comment ne pas se réjouir de cette "bonne ambiance" et de cette "saine émulation compétitive" ? Comment ne pas frémir de plaisir à l'idée de voir tant de savoirs complexes et celles et ceux qui les portent faire ce pas vers un public ravi et gourmand de science ?
Et bien je vais vous dire pourquoi. Peut-être parce qu'il est aujourd'hui devenu de plus en plus complexe d'accéder à un doctorat. Peut-être parce qu'il est aujourd'hui de plus en plus nécessaire, pour y accéder, de trouver un "financement". Peut-être parce que ces "financements" fabriquent une forme sourde de soumission et de contrôle qui vérole la science et ceux qui la font. Peut-être parce que ce vers quoi nous pousse en souriant le management par l'événementiel c'est de former des gens à "pitcher" c'est à dire à se soumettre, là encore, à une approbation d'applaudimètre qui n'a que très peu à voir avec la science, ou plus exactement à n'exister qu'au travers de ces formes perverses de compétition qui parce qu'elles sont souriantes et funky sont les plus efficaces pour faire le lit d'une fabrique du consentement.
Va pitcher ta mère.
"Pitcher sa thèse" est une bonne idée dans une soirée arrosée entre potes. "Pitcher sa thèse" est une bonne idée entre camarades de labo ou d'école doctorale. "Pitcher sa thèse" est un bon exercice rhétorique qui peut permettre aux autres mais surtout à soi-même d'y voir plus clair. Mais quand "pitcher sa thèse" devient système, quand "pitcher sa thèse" fait système, ce n'est pas simplement un oxymore qui nous est donné à voir et à applaudir (3 minutes pour – au moins – 3 ans de boulot), mais une fracture profonde entre ce qu'est un travail de recherche et ce que la start-up nation souhaite en voir pour en sourire. Sur l'estrade les premiers de cordée, pour mieux couper la corde aux autres. Trois minutes de gloire avant la galère. Et pour toutes celles et ceux qui n'auront même pas ces 3 minutes de gloire Wharolienne, juste une putain de galère dans des conditions d'encadrement, de salaire et de reconnaissance qui ont tellement frôlé le foutage de gueule depuis tellement longtemps que rien qu'avec la force d'inertie accumulée le foutage de gueule peut continuer de tourner sur lui-même pendant encore au moins 10 ans.
Alors bien sûr me direz-vous, rien de tout cela n'est vraiment nouveau. Alors bien sûr Debord et la société du spectacle avaient déjà tout écrit et tout décodé. Mais ce qui est nouveau par rapport à l'époque situationniste c'est que le management n'existait pas encore, ou en tout cas qu'il n'avait pas encore fait la preuve des raffinements dont il est aujourd'hui capable comme forme légitime d'oppression.
Aujourd'hui le "pitch" est devenu l'alpha et l'omega d'une pensée exclusivement formatée pour ne rien faire d'autre que convaincre de son propre intérêt et de sa propre supériorité supposée. Une pensée repliée sur sa propre vanité, c'est à dire l'inverse d'une réflexion tournée vers le monde. Une pensée "magique" à la recherche d'argent magique. Et en rythme s'il vous plaît. Au pas cadencé. Pitcher ce n'est pas expliquer et ce n'est surtout pas raisonner. Pitcher c'est manger et chier en même temps, en oubliant l'étape de la digestion. Accepter de pitcher c'est accepter une humiliation d'autant plus perverse et retorse qu'elle est en apparence librement consentie et qu'elle s'exerce dans des couleurs pastels devant des parterres de Business Angels à la recherche de la prochaine "Licorne". Rien que ça d'ailleurs : des "Business Angels" à la recherche de la prochaine "licorne". Des "Anges" ??? Qui cherchent des "licornes" ??? Sérieusement ??? A quel moment est-ce qu'on a collectivement raté l'étape consistant à demander à tous ces gens d'aller consulter en psychiatrie et d'arrêter de fantasmer leur rôle sociétal à l'aune de la rationalité de Télétubbies bloqués au stade anal ???
Alors voilà.
"On va vous pitcher notre projet et on va le faire en moins de 5 minutes parce qu'on sait que votre temps est précieux, au moins autant que la thune que vous ne nous filerez pas dans la majorité des cas et qui, si nous l'obtenons, nous permettra de survivre en mode projet pendant 3 ou 4 ans avant de retourner crever la dalle dans la start-up nation. Le tout, dans le meilleur des cas, pour parvenir à monter un service totalement disruptif consistant à quantifier des trucs qui ne servent à rien pour y coupler des services qui ne servent pas à grand-chose d'autre qu'à être monétisés en te vendant du taux d'engagement comme on refilait des encyclopédies à ta grand-mère au siècle dernier."
Du pain et des jeux. Et des Pitch. Des putains de pitchs.
Bonjour. Je me demandais si vous aviez-vous même assisté, au moins une fois, à une soirée MT180 ? Je serai tenté de parier que non. 😉
Bonjour Mathieu, assisté en direct à une soirée intégrale depuis la salle, vous avez raison la réponse est non. Mais j’en ai regardé beaucoup sur le web.
Bon pitch, bien positif de ta part. Un collègue qui a lu ta missive en 180s.
La galere du financement et la perversité du marketing… Ni pitch ni soumis mais contraints. Qui écoute qui aujourd’hui ?
….
Je vois bien comment MTen180s peut paraître un symptome de cette manie du pitch, mais je suis pas sûre de partager tant de réserves dessus. En fait je trouve que les manifestations scientifiques qui se rapprochent de l’entertainment sont, intrinsèquement, carrément saines – même si effectivement on peut y voir le reflet de la course au clinquant qui s’intensifie et la superficialisation actuelle de la recherche, qui sont des putains de plaies; mais c’est quand même deux choses différentes. Je m’explique sur pourquoi je trouve ça bien, MTen180s et autres pitreries scientifiques.
Je suis doctorante en science fondamentale et ça m’intéresse de comprendre ce que le grand public pense de ce genre de taf qui est le mien. Souvent la première opinion des gens est que « ça ne sert à rien ». Bien sûr, la première salve d’arguments là-dessus tourne autour de « c’est pas en essayant d’améliorer la bougie qu’on a inventé l’ampoule ». Mais en fait, personne ne va au labo le matin en rêvant d’inventer l’ampoule: ce qui pousse les scientifiques c’est la curiosité, tout comme la curiosité pousse les non-scientifiques à ouvrir un bouquin ou regarder un docu ou voyager. H. sapiens cherche à comprendre ce qui l’entoure, et en tire du plaisir. Du coup maintenant je suis très à l’aise pour décrire mon taf, face aux utilitaristes les plus retords, comme générateur de divertissement pour la société. Je crée du savoir, parce que les gens veulent savoir. D’ailleurs je trouve qu’à la fin de chaque docu scientifique, BBC Nature et autres dont les gens raffolent, on devrait mentionner dans les crédits que toutes ces informations épatantes sont dues à des gens qui en chient dans des labos de recherche fondamentale sans aucune reconnaissance… pas à une équipe TV (malgré leur boulot formidable).
Une des nombreuses missions de la science fondamentale, c’est le divertissement.
Oui? Non? Avis?
Anaïs, au risque de me tromper, je ne suis pas d’accord avec vous.
Tout réduire (mot choisi) au divertissement ne me semble pas être une bonne chose.
Je suis bien loin d’être thésard ou scientifique et je n’avais jamais entendu parler de ce truc qui fait réagir Olivier de cette manière.
Mais, lorsque je l’ai découvert, j’ai reformulé, avec mes mots : « Ah. Merde. Ils ont inventé l’Eurovision pour la science, ça craint… ».
@ Aldaran
Ah c’est sûre que tout réduire au divertissement, ça serait dramatique. Dans le cas de la science, on réduit plutôt tout aux projets dans l’air du temps, avec des mots clés ronflants, et pas forcément de substance – de la politique, plutôt que du divertissement, mais n’est-ce pas un peu pareil des fois…
Dans Ma thèse en 180 secondes, y’a pas vraiment le temps de passer tellement de contenu scientifique au grand public, c’est clair. Mais ça a le mérite énorme de donner un visage aux thésards! J’ai remarqué que beaucoup des gens qui ne font pas confiance à la science, c’est à cause d’une vision du « eux et nous ». Les scientifiques ont leur propre agenda politique, sont pas comme nous, etc. Ils ne se rendent pas compte que dans la blouse d’un scientifique ça aurait pu être eux, leur neveu, leur voisine. Pourquoi y’a pas d’énorme conspiration des scientifiques sur le changement climatique? Parce si y’en avait une, ça voudrait dire que votre neveu, votre voisine, tous ces gens normaux, en feraient partie aussi. Et puis si l’Eurovision donne envie à des gamins de devenir musicien pop, pourquoi pas leur donner envie d’être chercheur aussi?
Après, mon type de vulgarisation préféré, c’est le « speed-dating scientifique ». Un petit groupe de gens du public s’assoie à une table face à un thésard ou autre, et on a 10 minutes pour discuter de notre sujet de recherche, répondre à toutes sortes de question (certaines plus personnelles que professionnelles, et c’est très bien aussi!). Une cloche sonne, les gens changent de tablée, changent de scientifique.
On transmet vraiment de l’information cette fois, ainsi que de la confiance et du contact. Et on picole.
Ah ! Si on picole, c’est bien ! 😀
Anaïs, je comprends votre point de vue mais ne le partage pas.
Que la communauté scientifique soit repliée sur elle-même, c’est juste normal, je pense. Je crois que c’est Frédéric Lordon (de mémoire…) qui affirme même que c’est une excellente chose puisque l’isolement est nécessaire à la réflexion. Si on y ajoute la dimension du « spectacle » et du « divertissement », selon moi, ça n’a plus de sens. Dans quel but devrait-on faire ça ? Si ce n’est de tout réduire au commerce (en plus du spectacle et du divertissement qui n’en sont que les outils) ?
Pour ce qui est de donner le goût de la musique aux « gamins » à grands coups d’Eurovision… Ça ne peut pas être sérieux ! À mes oreilles, l’Eurovision et la musique n’ont pas vraiment de points communs. C’est dans ce sens que je faisais cette « comparaison »…
Merci à Olivier de nous inviter cordialement à sa table pour bavarder. Sans glaçon, pour moi, le porto !
@ Anaïs et Aldaran
La dérive de ce genre de show n’est-il pas non plus de renforcer la compétition entre individus au détriment de leur coopération ? Sans compter qu’on personnifie un processus de recherche qui, je suppose comme tout travail reste une aventure collective, non ?
À cette logique du palmarès, du talent individuel, de la réputation, du seul contre tous et de l’atomisation ne peut-on imaginer la mise en scène (s’il faut en passer par là) de l’intelligence collective et de la coopération ? Ne peut-on mettre en spectacle l’utilité sociale et l’intérêt général d’une recherche plutôt que le mérite et la carrière d’un individu ?
Oué… cette foutue compétition ! J’adorerais la voir disparaître en même temps que l’argent.
Mais ce serait contraire à l’esprit de la Start-up Nation, du reste de cette planète et de tous les premiers de cordées fiers de l’être, non ?
Bravo pour ce texte 🙂
C’est amusant car j’écrivais le suivant il y a deux jours :
Notre société est à l’ère de la mise en scène.
Internet en est le meilleur allié.
Il permet de partager immédiatement une mise en scène.
De diffuser sa propre mise en scène et celles des autres.
Autres qui partagent, « aiment ».
Si cela se cantonnait au plan individuel, ce serait déjà dommage.
Mais cette ère de la théâtralisation a gangrené le journalisme.
Certains y résistent mais ils sont largement minoritaires.
Cette ère de la mise en scène a gangrené le monde politique.
L’apogée, le summum, c’est le Président de la République qui passe son temps à se mettre en scène.
« C’est ainsi que fonctionne la politique de nos jours, et ça date d’avant Internet. »
Peut-être, mais le phénomène s’est considérablement aggravé, et Internet l’exacerbe.
Or, pendant que l’on commente abondamment une mise en scène, on perd du temps.
C’est du temps que l’on ne passe pas à s’informer, à débattre de sujets plus importants.
Plus on se concentre sur les mises en scène, moins on se concentre sur le reste.
Certes, il arrive qu’une mise en scène pose aussi une question importante.
Mais la plupart du temps ce n’est pas le cas.
D’autre part, cette question ne nécessitait sans doute pas une telle mise en scène.
A qui s’en prendre ?
Ceux qui mettent en scène en ont compris la force de diversion.
Ils ont aussi compris qu’ils peuvent utiliser ce système pour mieux convaincre.
Et ils ont totalement intégré que c’est la meilleure façon de manipuler les gens.
Les gens ? Ils adorent la mise en scène, pour la plupart. Ils n’y résistent guère.
Parfois ils voient très bien les ficelles qui sont tirées, mais cela les amuse quand même.
C’est un divertissement permanent. Et il y a une recherche de divertissement permanent.
Si les gens vont moins au théâtre, c’est peut-être parce qu’ils ont un théâtre permanent sous les yeux.
L’inquiétude c’est que la politique soit devenue un divertissement.
L’inquiétude c’est que le journalisme soit devenu un divertissement.
Dans ces conditions, notre société malade ne se donne guère les chances de se rétablir.
On peut donc rajouter : L’inquiétude c’est que la science devienne un divertissement…
Bonjour, merci pour ce billet qui me plaît bien 🙂 Petite typo:
Wharolienne –>
Warholienne (cela vient d’Andy Warhol évidemment)
Ioana
Oh Oh ! Cet article est savoureux !
(Je le vois un peu tard le flux rss -ou mon lecteur- était dans les fraises).
Je suis doctorant en sciences fondamentale et ça me rend malade tout ce battage pour cet évènement (beaucoup plus que les initiatives de vulgarisation sérieuses).
Ce qui me fait le plus mal c’est que c’est effectivement une compétition. Combien de mails ai-je reçu du collège doctoral qui ressemblaient à ça:
« 2 lauréats (le 1er prix du jury et le prix du public) seront sélectionnés lors de la finale locale pour représenter les couleurs de notre belle université à la demi-finale nationale! »
Voilà, la soumission à la start-up-isation de l’université est maintenant un sport compétitif.
Même les TED talks, tout superficiels qu’ils sont, donnent plus de temps pour développer une pensée. Mais surtout, TED est une entreprise commerciale qui produit du « divertissement culturel ». Très bien. Pourquoi pas. On aime tous se divertir. Ce qui est grave c’est quand l’université s’en empare comme si c’était une priorité, alors que c’est probablement la chose la plus inconséquente qu’elle peut faire.
Ce qui me fait peur c’est que beaucoup de gens internalisent cette norme. Cette semaine j’ai vu que les étudiants de master organisaient un « Mon stage en 360secondes ». J’ai bon espoir qu’ils se retrouvent juste avec quelques bières pour se raconter leurs voyages (scientifique) mais j’avoue que le titre m’a fait tiquer.