P'tit billet vit'fait pour me détendre entre deux cours.
Alors donc les lecteurs réguliers de ma prose connaissent ma fascination pour le secteur des assistants vocaux. En même temps je ne suis pas le seul à être fasciné par les machines qui parlent, c'est carrément un pan entier de la littérature de science-fiction. Bref. Pour les autres quelques indices :
- Mars 2012 : la voix du web.
- Mai 2013 : il ne lui manquait plus que la parole.
- Mars 2014 : D'après "Elle" de Spike Jonze.
- Avril 2014 : Conversations capitales.
- Novembre 2014 : Alpha papa tango charlie.
- Janvier 2015 : le babil de Babel.
- Avril 2016 : et maintenant elles (se) parlent.
- Octobre 2017 : la voix et l'ordre.
Vient de sortir une pub que je trouve assez magistrale dans l'efficacité de la démonstration au service de l'argumentaire commercial, et accessoirement assez flippante aussi dans ce qu'elle dit de notre rapport – complexe – à ces nouveaux médiateurs vocaux que sont les enceintes connectées sur tout un tas de plans qui vont de l'autorité symbolique à l'esprit critique, en passant par les questions du libre-arbitre, du rapport à "la" vérité et aux conflits inter-générationnels.
Generation Voice is here.
La pub est intitulée "Generation Voice is here" et le pitch est simple. On y voit des enfants interroger un assistant vocal en posant des questions sur le mode "est-ce que c'est vrai que …" :
- … l'eau change de couleur quand on fait pipi dedans ?
- … la télé fonctionne uniquement quand il pleut ?
- … l'internet s'éteint tous les soirs à 19h ?
- … qu'une cigogne peut livrer un bébé ?
- … qu'un poisson rouge peut s'enfuir ?
- … le père-noël nous surveille tout le temps ?
Vous imaginez bien l'évolution de leur tête au moment où les premières réponses de l'assistance vocale commencent à tomber.
Et la pub se termine par un génialement ambigu : "We need to talk" que l'un des enfants adresse à sa (menteuse de) mère, avant d'afficher le slogan lui-même : "Generation Voice is here".
Cette publicité est fascinante (en tout cas moi ça me fascine) par les questions sociétales du rapport à l'information – et aux autres – que les interfaces vocales soulèvent (ainsi que bien sûr, surtout, les acteurs économiques qui sont derrière leur développement).
L'angle choisi est celui de l'autorité parentale comme cadre de référence qui autorise la falsification et le mensonge tant qu'ils permettent de perpétuer une autorité – que l'on espère ou suppose – bienveillante, ou tant qu'ils participent d'une éducation à l'imaginaire et d'un jeu sur "les" imaginaires. Et ledit cadre est ainsi balayé par une réalité que les interfaces vocales n'ont pas inventé mais distendu jusqu'à l'éparpiller façon puzzle. Car même sans interface vocale un enfant pouvait déjà, bien sûr, aller poser ce genre de question / vérifications à Google.
Mais les interfaces vocales renouvellent le rapport à l'information, à la confiance, à la vérité et à l'autorité par leur présence à la fois discrète (je parle souvent d'une "anecdotisation" ou d'une "discrétisation des régimes de surveillance") et centrale dans le foyer.
Une omni-présence renforcée par leur "omni-répondance" ** : c'est à dire à la fois le fait qu'elles ont possiblement réponse à tout mais également qu'elles sont toujours en situation et "en place" d'être en capacité de répondre "à la place de …". A la différence d'un parent ou d'un adulte tiers, elles ne dorment jamais, ne sont jamais occupées à autre chose, ne perdent jamais patience devant l'insistance du questionnement.
** (beurk barbarisme dégueu mais j'ai pas trouvé mieux, pardon)
Cette "capacité" à répondre, les parents l'ont de moins en moins, d'un part en termes présentiels (le "temps partagé" parents-enfants au domicile se réduit du fait de cadences scolaires et d'horaires de travail ou de situations d'emploi de plus en plus ahurissants) et d'autre part en termes cognitifs et intellectuels puisque le recours à Wikipédia ou à Google a la plupart du temps remplacé l'excuse de l'argument d'autorité dans les débats familiaux, ce qui n'est d'ailleurs pas toujours une mauvaise nouvelle, loin s'en faut.
Alors bien sûr dans l'absolu tout cela n'est pas très grave. Bien au contraire. Et ne comptez pas sur moi pour la complainte du "c'était mieux avant" puisque j'étais le premier à pousser des cris d'orfraie il y a quelques années quand quelques collègues expliquaient doctement comment et pourquoi Wikipédia était un poison qui allait saper le rapport à l'autorité, à la vérité, à la confiance et à l'information.
Les assistants vocaux sont là. Ils apportent des réponses. Toutes les réponses. Tout le temps. Ou presque.
Mais alors il est où le bonheur problème il est où ?
Les questions choisies par la publicité s'étendent sur une gamme qui va du mensonge assumé au (faux) secret partagé à valeur de conte imaginaire, en passant par toute la gamme d'un opportunisme éducatif de plus ou moins bon aloi ("internet s'éteint à 19h" et "la télé ne marche pas quand il fait beau"). Le problème des assistants vocaux, ou plus exactement le problème du rapport qu'ils instituent et systématisent avec des enfants pour chacun de leurs temps de solitude, de réflexion ou plus simplement de cerveau disponible, le problème de ces assistants vocaux est qu'ils nivellent l'ensemble du spectre des "récits de vérité" pour le ramener à la seule dimension d'une rationalité sèche.
La génération Y était représentée avec des écouteurs vissés dans les oreilles, la "génération voix" va passer plus de temps à causer à Google, Siri et Alexa qu'à des êtres faits de chair pour accéder ou pour vérifier la moindre information. Oui je sais, "Alain Finkielkraut sors de ce corps". Mais quand même. Il ne s'agit pas de déplorer, de stigmatiser ou même de moquer cette évolution (j'ai 46 ans et pour mes parents j'avais aussi probablement un rapport trop intense à l'écran sans parler du trafic de cassettes alimentant mon Walkman "auto-reverse"). Il s'agit de comprendre comment cette évolution s'insère dans une évolution plus globale et sociétale des médias (classiques) et des plateformes (web) et comment tout cela complexifie et peut, à terme, structurellement modifier le rapport à l'information et à la connaissance dans nos sociétés. Il s'agit, aussi et surtout, d'aller questionner les innovations de ces grandes firmes sur le plan de leurs motivations éthiques et des représentations sociétales qu'elles engagent. Rien de plus. Mais surtout rien de moins.
Le support de l'information et de la connaissance dit toujours quelque chose de notre rapport à l'information et à la connaissance. Chaque support mobilise des processus d'engrammation différents, qui à leur tour conditionnent notre manière d'appréhender l'information et les connaissances, et donc de bâtir des représentations communes, et donc de définir un rapport à la vérité (une vérité "scientifique" mais aussi une vérité "sociétale" plus fluctuante), et donc de poser fondamentalement un rapport aux autres (autorité et confiance), et donc, au final, soit de faire société soit de faire exploser la société.
Voilà pourquoi ces questions "d'assistance vocale" sont tout sauf triviales.
Le père noël est un mensonge d'état.
Il ne faut pas mentir aux enfants, il faut leur dire la vérité. Voilà la révolution éducative portée par la génération des parents contemporains de Françoise Dolto. A moins que. A moins que comme le défendait d'ailleurs Françoise Dolto elle-même à propos du Père Noël :
"Moi j'y crois au Père Noël. J'y crois aussi, je crois à un jour par an où nous donnons à tout le monde pour le plaisir de donner en sachant que ce n'est pas nous qui serons remerciés ce sera le Père Noël. C'est cela qui est merveilleux, on n'a pas à remercier personne …"
Dans la représentation sociale précédant l'internet pour tous, la génération des parents de l'avant-Dolto était une génération ou le mensonge était l'apanage desdits parents et la tolérance du foyer alors même que la vérité était supposément celle des médias. Et le fait de dire ou non la vérité aux enfants, ou simplement de prêter une oreille attentive à leurs questionnements était, globalement, un non-sujet. Avec le bouleversement du paysage médiatique global depuis la fin des années 1990 (télé, presse et internet) et avec le récent phénomène des "fake news" – qui ne sont que le symptôme presqu'anecdotique d'une profonde altération des régimes de vérité propres aux plateformes qui rythment aujourd'hui notre rapport à l'information – le ratio semble en passe de s'inverser dans une posture que les plus cyniques voudraient voir comme une dichotomie entre "les médias qui nous mentent" et l'individualisation "à domicile" des paroles de vérité, individualisation sur laquelle nous reviendrons plus tard.
Mais attardons-nous un instant sur l'exemple du Père Noël.
Un exemple qui n'est pas que trivial puisque c'est à ma connaissance la première et unique fois dans l'histoire de l'humanité (et des communications) où une entreprise publique participa joyeusement à entretenir un mensonge qui devînt donc, d'une certaine manière, un mensonge d'état ; le tout avec la complicité d'une psychanalyste de renom et par l'entremise opportuniste de liens familiaux à la limite de la qualification judiciaire de trafic d'influence.
C'est en effet Françoise Dolto qui convainquit son frère Jacques Marette, alors ministre des postes et télécommunications, d'ouvrir officiellement et durablement un "secrétariat du père-noël" et c'est aussi Françoise Dolto elle-même qui s'occupa de rédiger la réponse des lettres adressée au père-noël. Une réponse qui disait ceci :
"Mon enfant chéri, ta gentille lettre m'a fait beaucoup de plaisir. Je t'envoie mon portrait. Tu vois que le facteur m'a trouvé, il est très malin. J'ai reçu beaucoup de commandes. Je ne sais pas si je pourrai t'apporter ce que tu m'as demandé. J'essaierai, mais je suis
trèsvieux et quelquefois je me trompe. Il faut me pardonner. Sois sage, travaille bien. Je t'embrasse fort. Le Père Noël."
Texte de la carte-réponse 1962 – Source : L’Adresse – Musée de la Poste
(Source)
J'écrivais plus haut que le problème de ces assistants vocaux est qu'ils nivellent l'ensemble du spectre des "récits de vérité" pour le ramener à la seule dimension d'une rationalité sèche. Mais l'on sait aussi que cela, bien sûr, ne durera pas. Et qu'il apprendront à mentir, à esquiver ou à rester flous, ambigus ou évasifs en fonction des questions posées. Cela a d'ailleurs déjà commencé.
La réponse de Siri à la question "Est-ce que le père noël existe ?" est :
"Evidemment, un gros monsieur barbu qui se déplace avec un traineau ça ne s'invente pas."
La vérité est aussi une convention et une norme sociale capable de primer sur les faits. C'est ce que Foucault, notamment, expliquait quand il écrivait :
"Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la vérité: c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai."
Et chaque moteur, chaque réseau social, a aussi son propre régime de vérité qui est mis en place et "garanti" par ses règles et routines algorithmiques.
Les assistants vocaux ne sont que l'écho et une instanciation particulière de ces régimes de vérité qui, pour la plupart d'entre eux, nous restent obscurs et qui surtout, à la différence des régimes de vérité précédents, ne se présentent pas comme tels.
A l'instar de Siri, la plupart des assistants vocaux parviennent aujourd'hui à préserver plus ou moins habilement l'essentiel de l'imaginaire autour du Père Noël (enfin pas tous comme me le fait opportunément remarquer Hubert Guillaud en commentaire …).
D'ailleurs, la seule réponse dont on entend le début dans la publicité "Generation Voice" concerne la question de l'eau qui change de couleur quand on fait pipi dedans : "C'est une idée reçue de croire que l'eau …"
On s'interroge déjà pour inclure des fonctionnalités "obligeant" les enfants à utiliser des formules de politesse pour poser leurs questions aux assistants vocaux afin d'éviter que la "generation voice" ne devienne la "bossy generation". Faux problème qui, comme le rappelle Boris Cyrulnik cache le vrai problème qui est de savoir à qui l'on parle (humain ou machine).
J'ajoute que le vrai problème me semble également être de savoir dans quel cadre relationnel et avec quel niveau de confiance (technique) et de connivence (sociale) peut s'installer ce dialogue.
Le pédagogue et l'assistant.
J'évoquais un peu plus haut l'individualisation "à domicile" des paroles de vérité.
Les sociétés qui craquent et génèrent de la violence sont les sociétés dans lesquelles, parmi bien sûr d'autres facteurs, la vérité dominante (et souvent exclusive) est d'abord celle de la maison, du clan, ou de la religion avant d'être celle de l'école, de l'université et d'une presse indépendante du pouvoir.
Par parenthèse, à ce titre, en France comme à l'étranger d'ailleurs, les phénomènes de déscolarisation ou les écoles alternatives assurant la promotion d'idéologies sans aucun rapport avec la science ou l'histoire sont particulièrement inquiétants, a fortiori quand les gouvernements de guignols qui se rêvent en managers de la start-up nation France continuent de supprimer des postes d'enseignants. Plus globalement c'est tout le courant hétéroclite de "l'école à domicile" qui est en augmentation constante en France comme aux Etats-Unis (avec, entre autres, l'importance de l'idéologie créationniste).
Sachant l'emprise que les GAFAM ont déjà sur un très grand nombre d'établissements scolaires (au niveau matériel et logiciel comme au niveau de l'hébergement des données), et ce de la maternelle à l'université, il n'est pas purement spéculatif ou rhétorique de se poser la question d'une main-mise de chaque instant de ces mêmes acteurs sur l'ensemble des processus et situations d'apprentissage, aussi bien dans la sphère publique de l'apprentissage que dans la sphère privée de l'instruction.
Là encore le risque est le même que celui que je dénonce – avec d'autres – depuis de nombreuses années sur l'hyper-personnalisation de toute démarche de recherche en ligne et la difficulté toujours plus grande de bâtir des référents communs et stables dans ce contexte. Le fait, pour le dire simplement, que si cent personnes tapent en même temps le même mot-clé sur Google elles verront apparaître cent pages de résultats différentes. Et qu'une société sans référents communs est incapable de faire culture commune et ne peut qu'exploser dans l'affrontement de régimes de vérités hyper-polarisés et communautarisés.
Sur le chemin de l'école, écoute ma voix.
Le "pédagogue" désigne étymologiquement et historiquement cet esclave qui accompagnait les enfants de (riches) familles sur le chemin de l'école. "Paidagôgos" constitué de paidos (enfant) et agôgos (conduire)"
Les assistants vocaux sont aujourd'hui déjà incontestablement en situation de devenir ces nouveaux pédagogues. Ils répondent et obéissent. Quant à savoir où et vers quoi nous conduisent ces nouvelles formes de "phoniagogies**" si elles devaient s'étendre et se systématiser … et bien relisez quelques-uns de mes articles sur le sujet 😉
**Phonia-gogie. De "phonia" (la voix) et "agôgos" (conduire).
We need to talk ?
Oui. Nous avons besoin de parler. Nous avons besoin de conversations et d'échanges oraux. Mais pas nécessairement de réponses. Et surtout pas qu'il n'y ait plus que des réponses. Ou en tout cas pas que l'essentiel de nos conversations soient nécessairement sous la forme de questions-réponses. Car une réponse est une fin, et rarement un commencement. Et si nous avons besoin de parler c'est d'abord parce que nous avons besoin de commencements.
For you : https://twitter.com/Obby_Oss/status/945124513238396928
Ah, l’interview de Duras (dernier lien) a été samplée par Glaciation sur leur titre « les fiancées sont froides » (2015) :
https://www.youtube.com/watch?v=9gdug-A4HAQ
(à partir de 6:45)
« Ni tristesse, ni colère, mais l’ennui
Ni la vie, ni la mort, mais la nuit »
Les thématiques abordées dans cette chanson n’ont pas grand chose à voir avec cette (excellente, à mon goût, et particulièrement opportune – puisque j’entendais ce w-e parler de ces questions de politesse et d’interfaces vocales) note de blog, et il s’agit de black metal, donc probablement un peu rugueux pour quelles oreilles n’en ont pas l’habitude. Votre contextualisation de cette interview est, elle, particulièrement convaincante.
Je prépare une journée d’étude à l’université Toulouse – Jean Jaurès (10 décembre 2018) pour contribuer à une approche critique des assistants vocaux. À suivre donc !