Le lien, le lieu

Le dernier article d’InternetActu revient sur des notions importantes qui me paraissent structurer une certaine vision de l’écologie de l’information, c’est à dire de l’information vécue d’abord comme un environnement : les concepts évoqués sont les suivants : "trouvabilité ambiante", "informatique ubiquitaire et pervasive",  "everyware", "ubimédia", "sousveillance" … Concernant la première de ces notions ("ambient findability"), il est écrit :

  • "il s’agit de donner aux gens les moyens de leur autonomie, de leurs
    navigations et de leurs arbitrages – l’auteur parle de liberté rendue
    aux individus (empowering individuals with information and choice). Comment ? La réponse selon lui tient dans un néologisme, la trouvabilité (findability, qui désigne “ce monde en émergence rapide où on peut trouver n’importe qui ou n’importe quoi, de n’importe où à n’importe quel moment”). Concrètement ? On passe du web à la ville, du lien au lieu."

C’est en lisant cette expression ("du lien au lieu") que m’est revenue en mémoire la très approximative paronomase qui servit de sous-titre à ma thèse : "Le lien, le lieu, le livre" (le titre principal étant moins fun, jugez vous-mêmes : "Les enjeux cognitifs et stylistiques de l’organisation hypertextuelle"). L’idée – de ma thèse – était de pouvoir présenter, autour de la figure centrale de l’hypertexte, les contours de ce que Bateson avait déjà  nommé une "nouvelle écologie de l’esprit". Et pour ce faire j’avais choisi de répondre à l’interrogation de Pierre Lévy :

  • « Quel est le mode de constitution de cet hypertexte (l’ensemble des messages et des représentations circulant dans une société) ? Quelle est la topologie des réseaux où circulent les messages ? Quels types d’opérations produisent, transforment et transportent les discours et les images ? »

Ma réponse se présentait en trois temps (si vous êtes pressés, vous pouvez passer directement au point 3) :

  1. « Quel est le mode de constitution de cet hypertexte ? » Le Livre.
    L’histoire de l’hypertexte, celle de ses modes de constitution (…) s’inscrit dans le cadre d’un héritage culturel, sémiotique et anthropologique clair qui sera l’objet de notre premier chapitre : celui du livre. (…) C’est en se centrant sur l’héritage que cette histoire du livre lègue au discours critique que nous voulons déployer un certain nombre de critères méthodologiques permettant de mieux comprendre comment, après être passé de modes d’organisation et de transmission ou d’accès au savoir pour l’essentiel de nature linéaire (séquentielle) vers d’autres de nature cette fois plus hiérarchiques (tabulaires), l’hypertexte stigmatise une transition entre des structures se déployant sur une échelle allant de modèles arborescents à d’autres rhizomatiques. Du livre à l’hypertexte donc, ou si l’on veut, de la ligne au rhizome, en passant par le réseau
  2. « Quels types d’opérations produisent (…) et transportent les discours (…) ? » Le(s) lien(s).
    (…) Ainsi, une fois « réglée » la question de l’héritage de formes anciennes, si nous entrons dans le cœur et le cours du discours pour comprendre quels en sont les mécanismes de production, de transformation et de circulation, il apparaît que l’ensemble de ces discours (que nous nommerons pour l’instant information) peut être caractérisé de manière plus pertinente par l’homogénéité de son organisation d’ensemble, que par l’hétérogénéité de ses supports ou par celle de la nature des informations qui le composent.
    C’est le Lien qui « produit, transforme et transporte » chaque élément de discours. C’est l’étude systématique de l’ensemble des possibles permettant de lier entre elles deux ou plusieurs unités d’information qui permettra de proposer des solutions (informatiques, théoriques ou « idéales ») pour optimiser les processus de navigation en atténuant les effets de désorientation et de surcharge cognitive.
  3. « Quelle est la topologie des réseaux où circulent les messages ? »  Le Lieu.
    Tenter de répondre à la troisième de ces questions, c’est se demander avec Lévy quelle est la « topologie » qui se dessine alors, mais aussi et surtout en quoi cette topologie inaugure – par les modes d’accès et de constitution de la connaissance qu’elle représente – l’affirmation d’un nouveau type de lien social, qu’il faut pour le saisir, analyser en terme de Lieu. C’est en comprenant de quelle manière et selon quelles règles chaque individu (ou chaque communauté d’individus) par son positionnement, fait le choix de s’exprimer ou de se taire, de prendre part ou d’observer, que nous disposerons de quelques-unes des « clés » de ces dispositifs visant à faciliter, à partager ou à rationaliser l’accès et le partage de la connaissance à une échelle qui veut être celle d’un hypercortex planétaire.

C’était en 2002. On ne parlait pas encore de réseaux sociaux (moi non plus dans ma thèse, je ne suis pas en train de vous faire le coup du chercheur visionnaire et incompris …), et pourtant, pourtant, il me semble aujourd’hui troublant de voir de quelle manière l’investigation scientifique systématique du concept à l’origine et au coeur même du "web (l’hypertexte donc), m’avait amené à poser comme "naturellement" la question du lien social et des lieux en lesquels il se manifeste.

3 commentaires pour “Le lien, le lieu

  1. Bonjour,
    J’avoue que je ne saisis pas bien, finalement, ce qu’est l’hypertexte. Peut-être pourrez-vous m’aider à comprendre.
    S’il s’agit d’un texte qui n’est pas structuré de manière linéaire (début-fin, éventuellement chapitres), ou tabulaire (table des matières, index), mais formé de fragments reliés en réseau, alors ce n’est pas réellement une nouveauté apparue avec l’informatique.
    La littérature universitaire, avec son usage généralisé des références bibliographiques internes au texte, par les notes de renvoi, ne forme-t-elle pas déjà un hypertexte ? Le livre que j’ai entre les mains forme un fragment, les liens sont les notes de bas de page, l’hypertexte est formé de l’ensemble de tous les livres et revues reliés entre eux par le jeu des références croisées.
    De proche en proche, cet hypertexte prend finalement la dimension de la bibliothèque entière, voire de toutes les bibliothèques… De plus, quand je suis DANS la bibliothèque, l’ensemble des fragments qui forment cet hypertexte me sont disponibles tous en même temps et dans le même lieu.
    Ce qu’apporte de nouveau l’informatique en réseau, n’est-ce pas, finalement, uniquement la multiplication des points d’accès à cet hypertexte, rendue possible par la numérisation du texte et l’étendue du réseau ? Internet sort l’hypertexte de la bibliothèque, mais il ne le crée pas… Non ?
    Merci de vos lumières 😉

  2. Narvic> Définir l’hypertexte m’a pris cinq ans et 450 pages (écrit serré et sans beaucoup d’images), du coup je risque d’avoir un peu de mal à le faire en commentaire 😉
    Ceci étant vous avez raison sur le plupart des points évoqués, a ceci près que vous vous servez (c’est parfaitement votre droit) de l’hypertexte comme d’une métaphore. En ce sens, oui, il permet de décrire et d’interpréter les phénomènes que ovus décrivez. Pour le reste (l’avant propos et l’introduction devraient suffire) …
    http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00006260/fr/

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