Nous sommes tous des américains (fauchés) et notre ministère est un Ponce Pilate numérique

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Billet d’humeur publié un lundi mais rédigé un vendredi soir (très tard) sur un (non?) événement qui a presque un an mais qui me semble assez fidèlement traduire une certaine logique …
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Préambule. Aux Etats-Unis, les grandes firmes de l’informatique ont pignon sur rue dans les universités et dans les écoles. Elles les financent pour partie, elles les fournissent en ordinateurs et autres équipements, elles recrutent et payent des étudiants pour évangéliser sur tel ou tel produit leurs petits camarades, elles recrutent et payent des professeurs, elles leurs offrent des licences logicielles gratuites. Bref, elles "font le job" de la formation aux technologies de l’information.

Google et les 140 classes de collégiens.

En France, l’éducation à la culture informationnelle est, suite à la volonté acharnée de quelques-uns, de plus en plus l’objet de discussions, de colloques, de publications. En France, on a (péniblement) mis en place des dispositifs aux noms abscons mais à l’efficacité qui commence à être prouvée : B2i, C2i, et tutti quanti. En France, le Sénat, dans sa session ordinaire du 22 Octobre 2008, a diffusé un rapport d’information sur l’impact des nouveaux medias sur la jeunesse (Téléchargement r08-0461.pdf). A la page 123 dudit rapport, on peut lire le compte-rendu de l’audition de Mr Olivier Esper et Mme Myriam Boublil, respectivement "chargé des relations institutionnelles" et "directrice de la communication", chez … Google Inc. L’audition se conclut comme suit :

  • "M. Olivier Esper a enfin souhaité
    faire la présentation des initiatives de Google France en matière
    d’éducation aux médias : le tour de France des collèges,
    qui consiste en des actions d’apprentissage de l’utilisation d’Internet
    à des élèves, le soutien des actions d’e-Enfance
    (hébergement de leurs vidéos sur Youtube et campagne publicitaire
    gratuite sur Internet) et ChercheNet, jeu concours monté en partenariat
    avec la Délégation aux usages de l’Internet, qui vise à
    éduquer à la création de contenus et au respect de la
    propriété intellectuelle.

Intrigué par ce "Cherche Net", et quelques clics plus tard, je tombe sur le communiqué de presse de Google France, dans lequel j’apprends qu’il ne s’agit pas vraiment d’un tout petit projet puisqu’il concerne tout de même "140 classes de collégiens de 6ème et 5ème des
départements du Finistère, de l’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, des
Côtes-d’Armor, de la Sarthe, du Maine-et-Loire, de la Loire-Atlantique,
de la Mayenne et de la Vendée.
"
Le titre du communiqué de presse est le suivant : "Calysto lance Cherche Net avec Google et la DUI". Pour information, Calysto est une société de conseil, la DUI est une excroissance du pouvoir politique (ministère de l’enseignement supérieur principalement), et Google est … Google.

Et maintenant les faits : le fond du projet Cherche Net.

Sur la page du communiqué de presse, je retiens les informations suivantes :   

  • "A l’initiative de Google France, et avec le soutien de
    la Délégation aux Usages de l’Internet, Calysto mènera dans les
    collèges de Bretagne et des pays de Loire, une opération inédite et
    ludique d’éducation à Internet et ses usages pour les enfants : le jeu
    concours Cherche Net. (…)
    Cherche Net a pour vocation de (…) mettre en pratique les informations
    enseignées aux enfants sur l’Internet, (…) :
  • comment
    rechercher efficacement sur Internet ?  Comment éviter de tomber sur des
    contenus choquants ? Comment utiliser des outils de retouche d’image ?
    Comment créer un blog ?
  • les sensibiliser et  les éduquer aux règles à respecter sur Internet (sécurité, droit d’auteur, droit à l’image…)
  • valider leurs compétences du B2i (Brevet informatique et internet)
  • favoriser une démarche collaborative et une prise de conscience collective
  • développer leur curiosité et leur créativité."

Et maintenant, reprenons …

  • Qui ? "A l’initiative de Google France" : c’est assez troublant. Ce genre d’initiative est normalement attendu de la DUI, dont la mission est – sauf erreur de ma part – "la formation et l’accompagnement au TIC" (sic). C’est d’autant plus troublant que derrière la mention "à l’initiative de", il faut naturellement comprendre et lire "avec le financement de". Donc si on résume : Google est à l’initiative du projet, le finance, le fait réaliser par une société de service (Calysto) et demande sa bénédiction à la DUI (à moins que la bénédiction de la DUI ne lui soit acquises dès avant)
  • Quoi ? On va donc apprendre aux collégiens "comment rechercher efficacement sur Internet". Il serait à la fois plus honnête et plus exact d’indiquer qu’on va leur apprendre "comment chercher efficacement sur Internet avec Google." Ce qui est déjà une bonne chose. Mais ce qui n’est pas tout à fait la même chose. On va également apprendre aux collégiens "Comment utiliser des outils de retouche d’image ?" Alors là j’avoue que j’en reste baba. Dans le même temps, je mesure la force de mes prophéties auto-réalisatrices concernant les technologies de l’artefact. Et je m’en désole.
  • Pourquoi ? Pour "valider leurs compétences du B2i (Brevet informatique et internet)" Et ben voilà. C’est Google qui va valider le B2i. OK. Et demain, on l’envoie valider quoi ?? Le bac ? La licence ? La première étoile de ski ? Et puis aussi on va faire ça pour "favoriser une démarche collaborative et une prise de conscience collective et développer leur curiosité et leur créativité." Et pour en faire de bons clients. Bien souples. Bien captifs. Bien formés formattés.  

Moralité courte.

A l’initiative de Google et sur les fonds de Google, Google forme les futurs utilisateurs et clients de Google là où ils sont, c’est à dire dans les collèges. Il les forme à l’utilisation de Google et des outils de Google. Il le fait avec l’aval du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (dont la DUI est l’émanation directe), ce dernier se vautrant dans le confort de la figure d’un Ponce-Pilate numérique (dont on connaît la propension à "s’en laver les mains").

Moralité longue

C’est parfois dans les "petites" opérations de communication que se
donnent le mieux à lire les grands desseins ministériels … Car soyons clair, ce n’est en l’occurence pas Google (ni Calysto) que je blâme (quoi que pour Calysto …). A tout prendre, j’aime autant que ce soit eux qui se chargent du boulot plutôt que la DUI et ses experts nommés. Ce qui est particulièrement irritant me fout dans une rogne noire c’est de constater l’incurie des "pouvoirs publics" à l’échelon national à capitaliser sur les réseaux de compétence e-x-i-s-t-a-n-t-s, leur refus castrateur de leur octroyer quelques maigres subsides pour permettre à ces mêmes réseaux de compétence d’opérer un passage à l’échelle, pour leur permettre de démultiplier leur offre de formation, bref pour leur permettre de faire ce que s’apprête à faire Google, mais en le faisant mieux (et probablement pour moins cher).

Pour être plus clair, il existe en France dans les universités, les lycées et les collèges toutes les structures nécessaires à la réflexion (déjà bien avancée) et à l’action (chroniquement en manque de moyens). Nous disposons :

Alors pour passer ma rogne, je fais un rêve. Celui de voir un jour l’auto-complaisance ministérielle et ses effets d’annonce à la consistance d’étouffe-chrétien se resaisir, décrocher son téléphone, convoquer non pas des blogueurs influents mais des gens capables, leur demander où ils en sont de leur réflexion, leur demander quelles sont leurs préconisations, leur demander quels sont leurs besoins … et leur donner les moyens de gagner un pari. Un pari formidable. Celui de l’entrée réussie d’une classe d’âge dans la société de l’information. Et puis je me réveille. Et je vois le temps qui passe. Et je voie le temps perdu. Et le Cheval à Phynances qui galope, et la Machine à Décerveler qui fait son office (et réciproquement). 

Conclusion : nous sommes tous des américains.
Le projet Cherche Net date de Décembre 2007. J’en ignore les résultats. Je ne les ai pas trouvés sur le site de la DUI. Le site Cherchenet.fr n’est de toute façon plus en ligne. La seule trace qui en subsiste est celle-ci. Le nom de domaine est par ailleurs disponible si vous êtes tentés par une spéculation hasardeuse (plénonasme ?). J’ignore s’il sera reconduit cette année. Mais le projet Cherche Net n’était que la partie émergée de l’iceberg. Aujourd’hui, les mêmes perpétuent le tour de France des collèges et des écoles. Avec les mêmes partenaires, plus quelques autres. C’est du Cherche Net  mais à l’échelle industrielle. Du biberonnage dès le berceau. Voilà pour l’existant. Voilà pour hier et aujourd’hui. Et demain ? Demain aux Etats-Unis en France, les grandes firmes de l’informatique auront pignon sur rue
dans les universités et dans les écoles. Elles les financeront pour
partie, elles les fourniront en ordinateurs et autres équipements,
elles recruteront et paieront des étudiants pour évangéliser sur tel ou tel
produit leurs petits camarades, elles recruteront et paieront des
professeurs, leurs offriront des licences logicielles gratuites.
Bref, elles "feront le job" de la formation aux technologies de
l’information.
Demain ce sera Ubu Roi. UBU : Université des Baudruches Unanimes. ROI : retour sur investissement à la hauteur du désinvestissement constaté. Ubu roi vous dis-je. 

(Temps de rédaction de ce billet : 3h30 – oui je sais c’est long, non je n’avais rien de mieux à faire vendredi soir)

10 commentaires pour “Nous sommes tous des américains (fauchés) et notre ministère est un Ponce Pilate numérique

  1. Oui j’avais remarqué cet aspect troublant dans le rapport. De nombreux enseignants sont assez inquiets (voire énervés) de l’ingérence de calysto, d’action innocence ou d’autres sociétés paravents.
    Toutefois, il faut espérer que nos actions finissent par aboutir au niveau institutionnel avec une réelle prise en compte de l’éducation aux médias.
    Il serait également souhaitable effectivement que chaque université dispose de cellules type urfist.
    Pour ma part, je m’étais toujours refusé à l’arrivée du tour de france du net dans mon établissement et j’ai pu écouté une conf d’une personne de Calysto qui m’a passablement énervé.

  2. et quelque part aussi toute l’infrastructure des CDI et des enseignants documentalistes. Combien de postes au concours cette année ? Et combien de pis aller ?
    je crois que c’est ça qui m’énerve le plus, c’est la destruction concertée de cette infrastructure pour des économies de bout de chandelle ou peut être pire par idéologie

  3. Sauf erreur c’est aussi la mission du CLEMI (Centre de Liaison de l’Enseignement et des moyens d’information). Bizarre qu’ils ne soient pas dans la boucle…

  4. « Ponce Pilate numérique », ça voudrait dire que Jésus n’est pas loin. Peut-être. Qui sait? Ici je parle plutôt de « compradores numériques » : http://www.internetactu.net/2008/10/06/pourquoi-sommes-nous-si-impudiques/#comment-873958 sans réclamer pour autant que tombent des têtes. Je crois seulement que règne une Très Grande Confusion (TGC). Pour s’en sortir, il faut à mon avis travailler la sémantique et la topologie, c’est la voie non-violente que j’ai choisie. Ton regard est en tous cas très précieux. Je t’en félicite.

  5. Analyse critique du discours tenu par la représentante de la société Calysto,
    au sein du collège Kerbellec (morbihan), le mardi 20 mars 2007.
    Par un professeur-documentaliste.
    1. Analyse du contenu
    1.1 Un discours qui criminalise les élèves
    Place très importante donnée au rappel des sanctions pour téléchargement illégal : amendes et peines de prison.
    Est-ce là un danger si important pour les adolescents ?
    Pour qui cela représente-t-il un danger majeur ?
    Affirmation d’un quota d’interpellation imposé à la brigade internet : 5 personnes par jour et par département.
    Une justice fondée sur des objectifs chiffrés à l’avance me semble très éloignée des valeurs républicaines que nous devons transmettre aux élèves.
    On notifie aux élèves leurs obligations (et surtout les sanctions encourues) sans jamais leur parler de leurs droits.
    La connaissance des droits des internautes me semble pourtant essentielle dans la lutte contre les dangers d’internet.
    L’intervenante affirme qu’en France la copie privée est illégale mais tolérée.
    Cest faux ! La copie privée est légale en France
    Dans le débat qui a lieu aujourd’hui sur la propriété intellectuelle, c’est içi le discours de l’industrie des médias qui est relayé sous couvert de prévention des conduites à risques. Ce discours contient deux grands points : demander un durcissement de la répression (en réduisant à sa plus simple expression le droit des usagers de l’information), et affirmer qu’il n’y a pas d’accès légal à l’information en dehors du cadre commercial. Il tend à nier et à criminaliser le développement d’un internet ouvert ( production collaborative, logiciels libres, licence GNU, copyleft ), dans le but de sauvegarder les intérêts d’ une industrie mise à mal par la dématérialisation des médias.
    1.2 Une intervention qui sert les intérêts des partenaires commerciaux de Calysto : Apple, Google, Orange
    Très forte présence de produits commerciaux comme Itunes(Apple) ou MSN (Microsoft)
    Dans une présentation très dynamique les élèves sont fortement imprégnés des marques sans aucune distance critique.
    Présentation très valorisante des derniers produits proposés par les entreprises de téléphonie mobile : internet, vidéo.
    N’est-on pas en droit d’attendre, là encore, plus de distance par rapport au marketting des prestataires de nouvelles technologies ?
    Un élève demande si on est dans l’illégalité quand on partage des fichiers sans le faire exprès ( en utilisant un logiciel de peer-to-peer qui par défaut partage le dossier windows danslequel on range sa musique).
    Réponse de l’intervenante : « Si tu partage des fichiers c’est que le logiciel est réglé pour ça. C’est à toi de savoir le paramétrer. »
    Les élèves sont culpabilisés et les prestataires de service sont dédouanés de toute responsabilité.
    On ne parle jamais de leurs obligations.
    Le code de la propriété intellectuelle leur en donne pourtant quelques unes, comme celle d’assurer l’interopérabilité des oeuvres diffusées (c’est à dire la capacité à être lu sur n’importe quel lecteur).
    L’intervention est ponctuée de nombreuses questions ( une quinzaine) qui ne servent pas d’amorce à un échange avec les élèves mais qui font l’objet d’un relevé statistique.
    On n’explique pas aux élèves à quoi vont servir ces données , on leur demande simplement et fermement de répondre rapidement.
    Alors que le receuil des données est une question majeure de la cyber-citoyenneté, on place les élèves dans une attitude de soumission qui est contraire à l’apprentissage de la citoyenneté.
    Cette pratique qui a suscité l’interrogation des élèves et des professeurs, trouve certainement une part d’explication à la lecture d’un tableau qui rapproche certaines questions de certains partenaires commerciaux.
    Qui a internet à la maison ?(Google)
    Qui a un blog ? (Google)
    Qui se sert de son téléphone portable pour internet ?(Orange)
    Qui envoie des photos avec son téléphone portable ?(Orange)
    Qui télécharge des films ou de la musique sur internet ?(Itunes-apple)
    Qui télécharge de la musique sur internet ? (Itunes-apple)
    Quand on sait que les partenaires commerciaux financent au 2/3 les interventions de Calysto (sur les 900 € du cout réel de l’intervention l’établissement paie 300€) on peut s’interroger sur la destination de ces données.
    Il me semble inacceptable qu’on permettent à des entreprises (qui pèsent déjà énormément sur le citoyen dans la société de l’information) de faire leur promotion et leur étude de marché sur des élèves captifs, au sein d’un établissemnent scolaire.
    2. Analyse de la forme
    Le ton de l’intervenante est agressif, le discours est rapide.
    La démonstration s’appuie sur des copies d’écran qui s’enchaînent vite.
    Très peu de place laissée aux échanges avec les élèves. Cela se résume à des réponses très rapides apportées à 4 ou 5 questions.
    Les élèves subissent une démonstration spectaculaire sans aucune distance critique.
    Est-ce vraiment comme cela qu’on peut former des citoyens libres et responsables ?
    Nicolas Haran, professeur-documentaliste. Le 26 mars 2007

  6. Il y a quelques années cette opération s’est appelée « Un clic, déclic » en Lorraine.
    Le Rectorat de Nancy-Metz a décidé que ce type d’intervention auprès des élèves devait être faite par des enseignants. Cela a abouti à une vaste opération intitulée « Bon usage de l’internet » qui circule dans les collèges demandeurs de l’académie, mais aussi une série d’affiche, des documents pour les professeurs, les élèves, les parents, etc.
    A découvrir sur le site signalée ici.

  7. Concernant le B2i dont « l’efficacité commence à être prouvée », pourriez-vous nous développer les arguments qui vous mènent à cette conclusion et les assortir des « preuves » irréfutables que vous semblez détenir.
    Bien cordialement

  8. @PierreLannoy> je ne détiens aucune « preuve irréfutable ». Ceci étant, les dispositifs B2I et C2I offrent aujourd’hui un certain recul. ils sont « sanctionnés » par la validation d’un certain nombre de compétences. Compétences que je ne fais qu’observer en tant qu’enseignant. Ma conclusion n’a certes rien de scientifique mais oui, j’observe que ce « corpus de compétences communes » est désormais de plus en plus un socle de référence sur lequel nous, enseignants du supérieur, pouvons nous appuyer lorsque les étudiants débarquent à l’université?

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