Prologue. Si les disques durs "résidents" n'ont pas encore totalement disparu, du moins tout le monde s'accorde-t-il à dire qu'ils ont – avec l'avènement du cloud computing – irréversiblement entamé leur migration dans le(s) nuage(s).
Cette migration pose naturellement toute une batterie de questions (souvent ouvertes sur ce blog et sur d'autres), dont celle de la privauté et/ou de l'intimité numérique, celle de la frontière abolie entre les sphères publiques, privées et intimes (dérive des continents documentaires), celle également de la transition entre l'industrie devenue lourde du soft(ware) et l'allègement (le passage à une logique de service) d'une ancienne industrie lourde, celle du hard(ware).
Résidence des nuages. Les logiques à l'oeuvre sont ici celles du distant contre le résident ; du stock contre le flux ; du continu contre le discontinu. L'illustration parfaite du phénomène dit de "transition de percolation" décrit dans ce billet.
Au chapitre des risques de ce changement d'ère industrielle, il faut noter l'importance de la fausse perspective de la cage et du nuage. L'ancienne époque – celle d'avant le cloud computing – est souvent vécue, perçue comme la marque de systèmes logiciels et matériels derrière ou dans lesquels nous nous trouvions "emprisonnés" par tout un tas de choses – prix, maintenance, absence de mobilité et/ou compatibilité et/ou portabilité, etc. – emprisonnés par tout un tas de choses donc, et en face de quoi la nouvelle époque de l'informatique en nuage serait porteuse d'affranchissement (des prix, des frontières de la mobilité et/ou compatibilité et/ou portabilité, etc.).
L'emprisonnement, l'aliénation des systèmes résidents contre l'affranchissement des infrastructures distantes.
Soit la dialectique de la cage et du nuage. Pourtant, et maintenant que les grands acteurs du web sont bien positionnés dans les nuages, maintenant que chacun d'entre nous, particulier ou institution/entreprise dispose quotidiennement de ces services le plus souvent dans la plus parfaite transparence/ignorance, maintenant qu'au-delà des seuls accès ce sont également nos pratiques, nos médiations, qui prennent place dans la distance offerte par ces nuages, il est temps de sortir de l'imaginaire cotonneux dans lequel nous entraîne et que co-construit le vocable même "d'informatique dans les nuages".
La propriété, c'est le vol, et le capital, c'est du brutal. De fait, le retour à la réalité est très souvent assez brutal. Dans les nuages, le rapport au "capital", le rapport à notre capital (construit, consommé, agrégé) est celui d'une dépossession insidieuse, lancinante, et parfois soudainement tangible.
Tangible comme lorsque Amazon décide, depuis son nuage, de retirer des ouvrages non-conformes à la morale et/ou aux bonnes moeurs et/ou aux droits d'auteur de nos liseuses faussement résidentes.
Intangible comme lorsque dans le cadre de l'appropriation marchande (= achat) d'un bien culturel (livre, musique ou film) ce qui nous est présenté comme un acte d'achat impliquant l'usage privatif inaliénable du bien concerné, n'est en fait qu'une location dissimulée, le fichier résident "à distance" et la transaction commerciale se déplaçant à l'unisson, c'est à dire ne désignant plus le bien en lui-même mais plutôt l'autorisation d'accès à distance au dit bien. On ne vend plus un bien, on alloue un accès (cf le modèle de l'a-llocation décrit dans ce billet), on met en place une "souscription" : l'écriture de l'acte commercial, la trace – opposable en cas de conflit – de la transaction, devient, à son tour, une écriture "en-dessous", sub-scribere. Soit l'aboutissement de la logique décrite dans ce billet :
- "les développements du (web 2.0 + Social software + RSS) nous
emmèneraient vers un "troisième âge" de la navigation : après le
browsing et le searching voici venu le temps du "subscribing". On ne
navigue plus, on ne recherche plus, on s'abonne, on "souscrit". Notons
d'ailleurs que l'étymologie de ce dernier vocable est intéressante :
"souscrire", "sub-scribere", littéralement "écrire en dessous", à moins
qu'il ne s'agisse d'écriture "sous autorité" : en agrégeant les
discours écrits ou postés par d'autres, on est, de facto, placé "sous"
une "autorité" qui n'est plus notre.
Car comment faire autrement que de "souscrire" à ces contenus qui ne sont plus "inscrits" ?"
Nouveau déplacement de l'autorité. D'une autorité capitale. De ce qui fait l'autorité "du" capital. Hier, souscrire à un fil RSS, revenait – du point de vue des logiques de navigation à l'oeuvre – à se placer dans une logique d'écriture "sous-autorité", une écriture en écho, en reflet de cette autorité première, parfois multiple, toujours distante. Aujourd'hui, souscrire (au sens premier de souscription) à des biens culturels alloués, équivaut à renier l'auteur (autorité) de la transaction. A déléguer cette autorité transactionnelle aux nuages de l'allocation. A la reléguer dans la brume (juridique, contractuelle et commerciale) de l'allocation. La souscription devient, in fine, le seul modèle de transaction. Dans les nuages où sont, restent et résident les contenus, chaque transaction apparaît possiblement comme une souscription déguisée. Or on connaît depuis longtemps l'importance, pour les moteurs, des requêtes dites "transactionnelles".
L'écosystème "in the cloud" est construit à l'unisson des besoins et des contours de l'infrastructure qui le porte. CQFD. Un écosystème téléologique. Qui pourrait accoucher de bien des monstres DRMisés, désintermédiés. Un écosystème tératologique.
Moralité : faut se méfier des bisounours. Il n'y a pas que les bisounours qui habitent dans les nuages. Amazon, Google, Apple, Microsoft et tant d'autres y ont également élu domicile. Lesquels ne pratiquent pas vraiment la philosophie bisounours.
Quant à la dialectique de la cage et du nuage, quant à savoir si les nuages sont d'ores et déjà nos prochaines cages … une seule chose est sûre : la question de l'emprisonnement se pose de manière radicalement différente selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre des barreaux.
**Merci au blog "mon iphone m'a tuer" dont la lecture du dernier billet à déclenché la rédaction de celui-ci 🙂
On pourrait rappeler quelques raisons du succès et des principes de l’Internet : multiplier les nœuds du réseau pour créer un graphe où tout ordinateur soit client et serveur.
Le ‘nuage’ et les opérateurs de télécommunication proposent des clients de plus en plus passifs (l’anglo-américain dit plus crûment ‘dumb’).
Pour ma part, il y aurait comme un devoir civique à maintenir des systèmes d’exploitation en activité, en mode clients/serveurs, avec leurs capacités de stockage, pour maintenir un nombre critique de nœuds du réseau, sans se laisser prendre aux arguments ‘bilan carbone’ que vendeurs d’accès et d’hébergement ‘on the cloud’ utilisent.
Le nuage, oui, mais distribué.
Vous parlez à juste titre de la location déguisée des biens culturels numériques. Pensez vous que les “droits alloués” pour les e-book seront aussi restrictifs que ceux accordés pour les videos ? (visionnage dans le cercle familial strict [comment font ceux qui ne sont pas pacsés ni mariés], interdiction de prêt [doit-on conserver des preuves d’achat ?], non renouvellement gratuit en cas de changement de support [un ebook acheté pour un Ipad devrait être portable si je vends mon Ipad pour un Kindle]) …