D’abord il y a un mot, que l’on n’attendait pas là : le mot « friction ».
Avant, il y a la « nouvelle version », le changement d’interface de Facebook et la célèbre – mais non encore opérationelle – « Timeline », et les déclarations de Mark Zuckerberg sur la stratégie des remontées automatiques de nos petites activités du quotidien, le tout devant se faire « frictionless », « sans friction » (pour un rappel des faits, relire « Facebook : la vie rêvée des membres« ).
Alors il y a le débat. Comme à chaque changement d’interface de l’un de ces géants qui sont notre ordinaire numérique. Le débat pour une défense de la sociabilité « avec friction », la défense de la friction. Un débat qui situe la friction comme la (dernière et ?) nécessaire limite à l’automatisation complète de nos interactions sociales. La friction comme frottement, comme ruguosité sociale nous poussant à interagir ou à refuser l’interaction comme la douleur nous avertit du danger d’une interaction en cours.
L’approche « frictionless » developpée dans la stratégie de Facebook, l’automatisation complète, transparente de l’ensemble de nos comportements sociaux connectés est également une affordance inversée. Non plus la « capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation » mais la capacité d’un environnement numérique à utiliser – à des fins diverses mais essentiellement marchandes – nos propres interactions, nos propres intentions d’interactions. Ou, si l’on préfère se positionner comme techno-enthousiaste, une affordance sublimée, paroxystique : la capacité d’une environnement numérique à générer et à contraindre le déclenchement de nos propres intentions d’interaction. L’article « in defense of friction » reprend à ce titre l’exemple des dates d’anniversaires sur Facebook en notant que les « Facebook’s birthday reminders have “ruined birthdays” by “commoditizing” social interactions and people’s social skills.«
Hypertexte frictionnel. Dans le texte fondateur décrivant des principes de l’hypertexte, Pierre Lévy indique, comme le 5ème d’entre eux le fait que : « dans les hypertextes, tout fonctionne à la proximité, au voisinnage. » Or vous n’ignorez pas la proximité lorsqu’elle devient promiscuité, que le voisin(age) quand il est mal embouché est effectivement l’une des premières causes de frictions sociales. Il semble donc aberrant de prétendre abolir la friction sauf – ce qui est l’exacte approche de Facebook mais également d’Apple et d’Amazon – sauf à s’inscrire dans un environnement clôt, coupé de l’extériorité du monde numérique, et à décider de mettre en place, dans ces « jardins fermés » (les « walled gardens décrits par Tim Berners Lee) une charte de voisinnage effectivement « sans friction », de l’ordre du lissage, du polissage, du très policé également.
Anthropologie frictionnelle. Le bon angle d’analyse pour comprendre les enjeux de ces – absences de – frictions numériques me semble incontestablement celui de la proxémie, telle que définie par l’anthropologue Edward T. Hall en 1963. L’exemple cité par Wikipédia indique ainsi une série de mesures (physiques) qui désignent et caractérisent l’espace interpersonnel de la communication et plus largement l’organisation sociale de l’espace entre les individus (l’exemple porte ici sur les sociétés des pays latins) :
- « sphère intime (de 15 cm à 45 cm : pour embrasser, chuchoter)
- sphère personnelle (de 45 cm à 1,2 m : pour les amis)
- sphère sociale (de 1,2 m à 3,6 m : pour les connaissances)
- sphère publique (plus de 3,6 m : pour parler devant un public ou interpeler quelqu’un). »
Dans l’intimité de la friction. Les mots sont rarement choisis au hasard quand ils affectent le quotidien numérique de 700 millions (ou même 850 ?) d’individus. L’approche « frictionless » est donc paradoxale en ceci qu’en voulant abolir la friction qui est aussi la marque de l’affleurement, de l’intime, elle pourrait donc avoir l’effet inverse de celui escompté, c’est à dire précisément éloigner de l’intime les distances sociales courantes entre les 700 millions de membres. A moins qu’il ne s’agisse, plus vraissemblablement, d’autoriser et de faciliter par ce lissage une simplification des codes proxémiques à l’oeuvre dans cet immeuble numérique aux 700 millions de voisins ; les simplifier en les unifiant, en lissant les distances personnelles, sociales et publiques à l’intérieur d’une même logique d’interaction « sans frictions », réservant l’épreuve de la friction et de l’affleurement susmentionné aux interactions d’une sphère intime déjà largement surdimensionnée. A moins qu’il ne s’agisse, comme cela est rappelé dans cet article du NYTimes de faciliter l’entrée « sans friction » de nouveaux membres par l’entremise de services tiers (écoute de musique par exemple).
Friction à l’état gazeux. Tant que je vous tiens, je découvrais l’autre jour que du côté du Cloud Computing, ça s’échauffait sévèrement autour d’un redémarrage nuageux concernant les utillisateurs d’un service de calcul distribué et d’allocation de ressources hébergé dans les nuages d’Amazon. Le service en question s’appelle EC2, pour Amazon « Elastic Compute Cloud ». Sur la page de son descriptif on peut lire ceci (je grasseye) :
« Amazon Elastic Compute Cloud (Amazon EC2) est un service Web qui fournit une capacité de calcul redimensionnable dans le nuage. Il est conçu pour faciliter l’accès aux ressources informatiques à l’échelle du Web, pour les développeurs.
L’interface simple du service Web d’Amazon EC2 vous permet d’obtenir et de configurer la capacité avec un minimum de friction.«
Abolir la friction. Un web nuageux, cotonneux, sans friction, caoutchouteux. Abolir la friction. Par ceux-là même qui hier encore en obligeant leurs utilisateurs à s’inscrire sous leur vrai nom voulaient également parvenir à abolir la fiction. Pour qu’il ne nous reste que l’affliction ?
… Le mot friction, dis-tu.
P.S. Le titre de ce billet est évidemment un clin d’oeil.
J’aime beaucoup ce billet, qui cite des auteurs que j’apprécie, et je partage tes interrogations concernant les promesses d’avènement d’un monde bannissant toute friction.
L’adjectif « frictionless » est utilisé en permanence dans les présentations de produits numériques, nouvelles applications, nouvelles interfaces. « Frictionless », c’est la garantie de l’abolissement de tout ce qui sépare un consommateur de ce que le vendeur attend de lui : le clic sur le bouton « commander », et même au-delà, en ce qui concerne le livre numérique par exemple : après le clic, il faut que l’expérience de téléchargement, d’ouverture, de lecture du titre acheté soit également « frictionless », pour que le client ait une expérience satisfaisante, et revienne.
La première fois que j’ai entendu ce terme utilisé ainsi c’était à la foire du livre de Londres, il y a trois ans, par Neelan Choksi, qui présentait son application de lecture Stanza pour iPhone (qui depuis a été rachetée et étouffée par Amazon). Il présentait tout le processus qui précède et suit l’achat d’un livre numérique, en indiquant que c’était la recherche du « frictionless » tout au long de ce processus qui avait guidé le développement de Stanza.
Des objets comme l’iPad et la tablette Fire sont de véritables bombes en ce qui concerne le « frictionless »: comme tu l’indiques, ces objets clos font entrer la consommation accélérée chez ceux qui les achètent: tout ce qui demandait un effort, même un petit effort, comme celui de connecter son lecteur mp3 à son ordinateur pour le recharger, s’effectue maintenant en deux clics, ou plutôt deux pressions du doigt sur l’écran, et en quelques secondes.
Un exemple complémentaire des anniversaires Facebook est celui des cartes de vœux. La carte de vœux électronique désenchante terriblement l’envoi et la réception des vœux. Et curieusement, parmi les quelques sociétés qui résistent et persistent à adresser un carton sous enveloppe au début de l’année, il y a Google. Et ce n’est certainement pas par nostalgie : parfois, la réintroduction volontaire d’un peu de friction porte un message fort, nous dit : « j’aurais pu t’envoyer une petite animation, mais j’ai préféré tracer quelques mots sur un carton, car je tiens à toi, et je veux te montrer que je fais un effort pour toi. »
Et pour finir ce commentaire bavard et décousu, je me souviens d’un passage du film Bagdad Café, sorti en 1988, où, au moment où la magie s’installe dans le café et tout semble revivre, une jeune fille quitte brusquement les lieux, et lorsqu’on lui demande pourquoi, elle répond, le visage fermé » trop d’harmonie. »
On est parfois tenté, à l’image de cette jeune fille mais sur un autre plan, de se détourner de toute ces facilités, de tous ces « on peut… on peut… », de réintroduire friction, effort, lenteur, opacité, mystère, patience…
Parfois, dis-tu.