Après de longues années et de longs atermoiements, Google a finalement (2006) justifié le choix de s'installer sur le marché chinois (voir ma chronique de l'époque, épisode 1, 2 et 3) et accepté pour cela de se plier aux règles de censure imposées, en expliquant que mieux valait que les chinois disposent d'une alternative – même censurée – au seul moteur officiel du régime, plutôt que de n'avoir pas d'alternative du tout.
Depuis ce temps, et au rythme de gigantesques barbouzeries dignes des meilleurs films d'espionnage de la guerre froide, Google perd lentement mais sûrement les parts de marché conquises à son arrivée.
Ça va couper.
Oui mais voilà, en Chine, certaines requêtes donnent lieu à de bizarres comportements allant de la page d'erreur jusqu'à l'interruption pure et simple de la connexion. Soucieux de voir s'évaporer ainsi du temps de cerveau disponible et les parts de marché afférentes, Google a donc dépéché une dreamteam d'ingénieurs pour trouver l'origine du bug. Lesquels, après avoir analyse en détail les "350 000 requpetes plus plus populaires en Chine", n'ont … strictement rien trouvé permettant de corriger le bug. Bug d'autant plus étonnant qu'il apparaît, au travers des exemples pris dans le billet de Google relatant l'affaire, totalement aléatoire : ainsi la requête "KFC" (célèbre chaîne alimentaire dédiée au culte du poulet) ne pose aucun souci, mais la requête "Mac Donald" (célèbre chaîne alimentaire dédiée au culte du reste) transforme votre connexion en un électro-encéphalogramme plat.
Et puis à force de fouiller, les ingénieurs de Google ont fini par identifier une série d'idéogrammes "très communs" qui génèreraient la plupart de temps un plantage, lesquels idéogrammes ont la particularité de pouvoir "revêtir différents sens selon le contexte". Faute de pouvoir proposer une solution, Google s'est donc résolu à afficher, en cours de frappe et grâce à sa technologie d'auto-complétion, un petit message d'avertissement :
"attention, l'idéogramme que vous vous apprêtez à taper va mettre votre bande passante en carafe. On est désolé, mais on n'y peut rien. C'est la vie."
Naturellement à aucun moment dans son billet, Google n'évoque ne serait-ce qu'un quart de début de commencement de putatif soupçon de censure comme origine possible du bug. Faut bien entretenir de bonnes relations commerciales avec le 1er marché du monde. Il choisit d'ailleurs à dessein d'autres exemples paraissant tout à fait anodins : ainsi l'idéogramme "zhou" qui veut dire "semaine" pose un problème et avec lui donc, les mots composés à partir de cet idéogramme (comme Jay Zhou, une pop-star japonaise). En même temps, bizarrement, on sent bien qu'il y a comme qui dirait baleine sous gravillon.
Idéogramme non-reconnu ou idéologie de la censure ?
La BBC n'entretenant pas avec la Chine les mêmes relations commerciales que Google, n'hésite par contre pas une seconde pour titrer : "Google helps China search users avoid censored keywords". "Google aide les utilisateurs chinois à contourner la censure". Et de citer d'autres exemples plus croustillants. Ainsi en plus d'être le nom d'une pop-star et de vouloir dire "semaine", l'idéogramme "Zhou" est aussi le prénom de Zhou Yongkang, haut dignitaire chinois, "l'un des 9", longtemps "ministre de la sécurité de l'état" et toujours en charge de l'appareil répressif, actuellement au coeur d'une purge, bref un sacré déconneur qui adore être googlé et que tout le peuple chinois soit au courant de l'actuelle purge le concernant.
So What ?
Pourquoi un billet là-dessus ?
Pour rappeler que les ingénieries linguistiques à l'oeuvre derrière les fonctionnalités d'auto-complétion et autres suggestions sont des armes redoutables. Des armes à double tranchant. Si elles peuvent effectivement, comme le souligne l'article de la BBC, permettre de contourner des procédures de censure, elles peuvent également en devenir les alliées objectives. Le billet rédigé sur le blog de Google peut ainsi donner lieu à 2 lectures totalement différentes.
Rééducation par la requête.
Le gouvernement chinois pourrait en effet légitimement y voir présentée une technologie linguistique d'une finesse suffisante pour détecter les requêtes déviantes ou hostiles au régime avant même qu'elles ne soient entièrement saisies, et proposer à leur place et de manière instantannée, des pages de résultats politiquement correctes afin de troubler encore un peu plus le fil toujours ténu de l'activité cognitive de requêtage en l'orientant vers d'autres voies. Une sorte de "rééducation par la requête", bien plus efficace qu'une censure explicite renvoyant sur une page d'erreur ou d'avertissement, ou allant jusqu'à interrompre la connexion.
Si, dans le cadre d'un régime politique autoritaire ou anti-démocratique, la question politique posée par ces ingénieries linguistiques semble évidente et cruciale, elle ne doit pas faire oublier que nous sommes tous quotidiennement exposés aux mêmes ingénieries, aux mêmes technologies. Ne pas nous faire oublier que toute auto-complétion est une contrition subie, que toute suggestion est une sujétion imposée. Qu'à ce rythme là nous ne demanderons plus demain aux moteurs de recherche de nous apporter les meilleures réponses possibles, mais simplement de nous laisser la liberté de leur poser toutes les questions possibles.
"L'enfer est pavé d'auto-complétions"
<j'allais oublier> Mettant un point final à ce billet, je découvre ceci, qui ne va pas contribuer à améliorer les relations sino-googléennes … </j'allais oublier>
Merci pour ce point de vue ! Il est très intéressant de constater les problématiques différentes que subit Google en Chine et en France par exemple, ou l’auto-completion pose un tas de problèmes juridiques liés aux termes suggérés (ex : terme recherché + « escroc » qui leur a valu 50.000€ de d/i pour injure publique). Deux mondes décidément très, très, différents…
Le message de Google pour une requête potentiellement censuré à a pleurer. Attention petites fautes de frappe ici « 350 000 requpetes plus plus populaires en Chine ».