HIER. Je suis né dans un monde où il y avait au centre une machine. On me disait que c'était de la micro-informatique mais cela n'avait de "micro" que le nom, tant la bestiole restait sinon "macro" du moins mastoc. Au centre était la machine, mais elle avait, pour fonctionner, besoin d'autant de périphériques qu'elle permettait d'interactions, qu'elle générait d'usages. Claviers, souris, imprimantes, scanners, lecteurs (externes), et j'en passe.
Et pourtant déjà cette machine était une toile. Mais pas encore celle du web. Cette machine était une toile. Une toile tissée par chacun des fils la reliant à chacun de ses périphériques. En grandissant j'ai vu cette toile grandir. Au fil de l'écran vers l'unité centrale, j'ai vu s'ajouter le fil du clavier, et puis celui de la souris, et puis celui de l'imprimante, et puis celui du scanner, et puis celui du modem. Et puis.
J'ai passé 18 ans sans jamais pouvoir observer de périphérique plus grand, plus lourd, plus "mastoc" que la machine à laquelle il était supposé se lier pour générer un usage. Au centre la machine, à la périphérie, ses périphériques.
Puis (dans le désordre) le design est arrivé. Puis Steve Jobs. Puis l'autre toile. Celle du web. Puis le "sans fil". Qui fit oublier à tous que la toile restait filaire. Câblée. Puis d'autres effacements. Dont (dans le désordre toujours) celui de l'unité centrale et de son disque dur, absorbé dans l'écran. Puis celui du modem, absorbé dans l'unité centrale. Puis tant d'autres. Puis celui du clavier. Puis le wifi. Chacun de ces effacements, chacune de ces disparitions, chacun de ces fils enlevés, de ces périphériques ôtés, alla de pair avec l'élargissement de la toile, de l'autre toile. De celle du web. Chacun d'entre eux fut un allègement, un libération, une légèreté (re)devenue possible.
AUJOURD'HUI. Les enfants d'aujourd'hui naissent dans un monde au centre duquel est un smartphone. De la "vraie" micro-informatique. De celle qui tient dans la main. De celle qui tient dans la poche. Dans ce monde, dans leur monde, chaque périphérique a cessé d'être l'ajout d'une possibilité nouvelle offerte en interaction ou en usage. Dans ce monde, dans leur monde, chaque périphérique devient une chaîne supplémentaire, un poids inutile, un de ceux qui entravent, qui freinent, qui ralentissent, qui arrêtent. L'informatique est nomade, ubiquitaire, ambiante. Ambiance.
(Source : blog de Geoffrey Dorne)
Dans l'image ci-dessus, une fable. Celle de la grenouille qui voulait être plus grosse que le boeuf. Celle du périphérique qui devint plus gros que le dispositif central. <HDR> L'un et le multiple. Vieille antienne théologique. L'unité (centrale) et ses (multiples) périphériques. Nouveau catéchisme numérique. Nouvelle anthropologie numérique plutôt, qui oblige à comprendre à quel point l'équipement de nos sociétés modifie notre rapport à la culture. C'est à dire au monde et à l'autre. Comme le modifia le passage du volumen (livre en rouleau) au codex (livre sous sa forme actuelle).
Souvenons-nous. Souvenons-nous des années 80 avec l'arrivée massive de la micro-informatique dans tous les foyers, avec également l'explosion des mémoires optiques de stockage (CD-Rom). Souvenons-nous des années 90 avec l'explosion du web. Souvenons-nous des années 2000 avec Google à leur clôture (1998), avec la 1ère recommandation RDF et la promesse du web sémantique en ouverture. Souvenons-nous des années 2010 avec les liseuses, les tablettes, l'Ipad.
Depuis 30 ans, tous les 10 ans, nous vivons une révolution peut-être aussi importante que celle qui vit le passage du volumen au codex.
PERPETUUM MOBILE. Et dans ce monde, surgissent naturellement de nouvelles périphéries. Elles sont immatérielles. Elles sont celles du réseau. Du réseau dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Et les périphéries nulle part. C'est à dire partout. C'est à dire qu'il faut au réseau multiplier les périphériques pour s'ancrer, pour pouvoir faire réseau. </HDR> Notre smartphone en main nous sommes à l'une des périphéries du réseau. Nous en sommes les périphéries instanciées. <Incidemment> C'est naturellement là toute la force de l'imagerie de Matrix et bien avant lui de l'ensemble du mouvement cyberpunk initié avec le roman "Neuromancien" de W. Gibson. Mais c'est également, le doute n'est plus permis, c'est également cet ancrage qui opère au coeur numérique de nos vies connectées. </Incidemment>
PROBLÈME. Notre rapport au réseau, notre survenue dans le réseau, en s'appuyant sur la centralité d'un périphérique de communication (le smartphone), nous réinstalle dans un environnement de périphériques qui disposent eux-mêmes de centres de plus en plus "pesants", à la gravité de plus en plus forte. Par exemple ces "centres de stockages" de l'informatique en nuage (cloud computing), nouvelles unités centrales dont nous sommes les périphériques et nos smartphones l'une de leurs extensions. Dont nous empruntons les périphériques, dont nous peuplons la périphérie (cf les "commuter towns" évoqués dans ce billet).
SOLUTION. SUPPUTATION. Voilà pourquoi probablement nous éprouvons encore ce vertige du virtuel. Parce que nous sommes ballotés entre 2 centres et que nous ne savons pas encore comment toujours choisir le meilleur périphérique à emprunter.
CONSTATATION. L'externalisation de nos mémoires se décline aussi à l'aune de l'internalisation de nos dispositifs, et de leurs périphériques. C'est la survivance même de certains de ces périphériques, et c'est le rapport qu'ils entretiennent encore avec l'unité centrale à laquelle ils se rattachent et se fixent, qui témoigne directement de la survivance ou de l'effacement de certains usages.
EXEMPLE. Après avoir longtemps nécessité l'usage impératif de périphériques, la lecture suivie de textes longs a cessé d'être une périphérie. L'impression l'est encore. Mais que vaut l'impression sans lecture ? Alors les périphériques de lecture ont conquis leur autonomie. Affranchis de la nécessité d'un périphérique, ils ont acquis une nouvelle centralité. Ils ont rompu les amarres de leur port (USB). Leur Spartacus s'appelle "liseuse". Ses nouvelles périphéries sont "sociales". Ses nouveaux périphériques sont les autres. Les autres liseuses. Les autres lecteurs. Les autres textes.
DEMAIN. Et maintenant, voyons voir. Restons sur la lecture encore un instant. Voyons voir. Le projet Google Glass. Des lentilles de contact qui affichent des textes.
L'homme est un document comme les autres. Sera-t-il demain un périphérique comme un autre ? Serons-nous demain encore plus que la somme de nos périphériques ?