Yahoo! vient donc de racheter Tumblr. Et tout le monde en parle. A la clé, un rajeunissement de la marque Yahoo!, un nouveau public captif directement monétisable par le biais des régies publicitaires et de l'affiliation, et un "coup" médiatique. Voilà pour l'analyse.
Rachète moi if You Can.
A l'échelle du web, le rachat de startup prometteuses et/ou installées mais sans réel modèle économique viable par de grandes marques soucieuses d'enrichir leur écosystème de services, de diversifier leur public captif et de valoriser leur portefeuille d'actions fait déjà figure de marronnier. L'acquisition de YouTube par Google étant en la matière le mythe fondateur. Et Google restant par ailleurs le mastodonte ayant su faire preuve du maximum d'intelligence et d'opportunité dans ses différents rachats et sa manière de les gérer en les intégrant progressivement dans son coeur de marque (même si nombre de services initialement rachetés sont aussi faits pour être abandonnés, précisément quand le coeur de marque devient illisible). Le dernier big deal de Yahoo! en la matière remontait à l'acquisition de FlickR en Mars 2005, qui comptait à l'époque 4 millions de photos en ligne pour 270 000 membres. Il lui en avait coûté aux alentours de 35 millions de dollars. Flickr compte aujourd'hui plus de 6 milliards de photos. La rentabilité du service semble assurée par son offre premium.
Prix et préjudice ?
Côté chiffres, à l'heure où le monde compte plus de 2 milliards d 'internautes, Yahoo! a donc payé 1 milliard de dollars une plateforme de blogs (dont 253 millions pour son fondateur) qui revendique 100 millions de blogs hébergés et 50 milliards de billets (publications). Du côté des observateurs, on souligne souvent l'énormité de la somme engagée à l'heure même où les finances de Yahoo! sont depuis longtemps dans une phase critique. Mais si l'on se place du côté des acheteurs et de la problématique du "travail gratuit" fourni par 2 milliards d'internautes pour faire tourner la machine d'un capitalisme linguistique (dé)régulé par une économie de l'attention, l'addition n'apparaît soudainement plus tellement salée : le coût "réel" peut en effet se ramener à 10 dollars le blog ou 0,02 cents l'article. Cette "moyenne" n'a évidemment aucun sens autre que strictement arithmétique tant la valorisation d'un blog dépend de son lectorat, de son ancienneté, de son exposition, etc … mais elle a au moins le mérite de donner une échelle de lecture plus proche du portefeuille de chacun d'entre nous.
NOOOOON !! Bon d'accord, si en fait.
Comme à chaque rachat, l'effet marque joue à plein. Y compris quand celle-ci est très largement positive et bien portante financièrement (cas de Google). Pour autant, les analystes et certains utilisateurs du service racheté témoignent d'une très classique résistance au changement qui s'exprime en général autour du motto "par pitié ne touchez à rien", principalement décliné comme suit :
- par pitié n'augmentez pas les prix (ou ne changez pas le modèle économique)
- par pitié ne touchez pas à l'ergonomie
- par pitié ne modifiez pas mon expérience utilisateur
Et en général les acheteurs ne touchent à rien … sauf naturellement aux CGU. Au moins pendant la première année. Avant de plier ensuite la plateforme rachetée aux ambitions réelles du rachat. Pour Google et YouTube l'enjeu était de dsposer d'une plateforme "nettoyée" du piratage de contenus qui avait constitué son intérêt principal, pour en faire le fer de lance de sa stratégie de captation de contenus et d'attention et pouvoir ensuite y déployer une "offre légale payante" en partenariat avec les grandes firmes hollywoodiennes (mais pas que). Pour le rachat de Blogger (par Google) ou de Delicious ou FlickR (par Yahoo), l'enjeu était à la fois de disposer d'une plateforme et des contenus associés pour alimenter et faciliter le travail du moteur de recherche tout en s'assurant un relai (la publicité) et une assise attentionnelle (les contenus) venant conforter le modèle économique global de la firme.
La tendance générale est restée sensiblement la même, la "bulle" spéculative s'est calmée et sauf quelques tonitruands rachats (dont celui qui fait l'objet de ce billet) les coûts tendent à se rationnaliser (la plupart des startups étant créées dans une optique ou avec un espoir de se voir un jour racheter), et les "big deals" se font de plus en plus rare, tant il devient difficile de faire émerger aujourd'hui un produit ou service à la fois innovant technologiquement, alléchant financièrement et mobilisant une large communauté d'utilisateurs. Car au moins autant qu'un service, c'est d'abord un public et une audience qui sont visés contractuellement dans les termes de ces rachats.
Des silos, verticaux, et sociaux. Le web (en) caste(s).
La question que posent réellement ces acquisitions est celle de la
verticalisation des usages, celle d'un internet des silos, et celle
beaucoup plus fondamentale des tabous et des interdits à l'échelle de la
planète connectée.
Verticalisation des usages. Ou plus exactement de l'attention associée auxdits usages. Par ces systèmes de rachats, nous devenons, souvent à notre corps (mollement) défendant, "captifs" d'un écosystème de services que nous n'avons pas choisi et qui vient instrumentaliser au seul profit des firmes possédantes, les usages associés au service racheté.
Internet des silos. Ces rachats finissent, pour les sociétés mères, par constituer d'énormes silos de données (vidéos pour YouTube, images pour FlickR, textes, images et vidéo pour les plateformes comme blogger ou Tumblr), silos étanches à d'autres écosystèmes concurrents, et qui nous enferment dans une logique de navigation non plus ouverte mais de nature carcérale, tout en renforçant, à la marge, la capacité d'indexation des mêmes sociétés, et surtout, in fine, la remontée de contenus devenus "propriétaires" ou "annexés" (Google surpondère les résultats issus de son écosystème de services, Yahoo! et Microsoft font de même), pervertissant ainsi les logiques de recherche déjà largement biaisées par des routines de personnalisation de plus en plus poussées.
Production de normes sociales. Le rachat de TumblR met une nouvelle fois en lumière un phénomène sur lequel je suis déjà revenu à de nombreuses reprises (ici par exemple => "hygiénisme boutiquer" et "conception cybernétique de la morale" ou là => diapos 10 et 11), à savoir la capacité d'une firme commerciale à (re)définir (en creux ou sur injonction) l'espace des normes sociales constitutives du tabou et de l'interdit. Pour le dire plus simplement, celui de la censure. De fait, Apple fait en la matière figure de leader historique, suivi de près par Facebook, ces deux sociétés pouvant ainsi sans autre justification que la production de leurs CGU ou la morale Tea Party de l'un de leurs dirigeants, interdire, censurer, bloquer à tout de bras des contenus supposément "culturellement choquants", un "choc" totalement ininterprétable à l'échelle d'écosystèmes de services planétaires. En rédigeant ce billet j'apprends que le film de Soderberg sur le pianiste Liberace ne sera pas diffusé aux Etats-Unis car jugé trop "ouvertement gay" : plus de 313 millions d'habitants seront donc concernés par cette censure morale. Quand Apple décide de retirer un BD de son catalogue c'est 400 millions de comptes bancaires actifs qui sont immédiatement concernés. Quand Facebook décide de supprimer l'origine du monde de Courbet pour pornographie ou encore d'interdire des campagnes de lutte contre le cancer du sein au motif que l'on y voit un téton, c'est un milliard d'individus qui subissent immédiatement ce nouveau code moral sans aucune possibilité de recours. Tel est le risque des jardins fermés du web, des enclosures non plus seulement informationnelles mais "morales".
Totems et tabous.
Apple et Facebook sont les nouveaux totems. Algorithmes de recommandation, ingénieries relationnelles de la prescription contrôlée orchestrent la mise en scène de nouveaux tabous. Totems et tabous. Aujourd'hui un téton, une poitrine trop accorte, un story-board trop gay-friendly, et demain ?
Porno dans TumblR = porno dans Yahoo ?
Or il se trouve que l'une des spécificités de TumblR, au-delà du "jeunisme" de son public et des usages associés, au-delà de la simplicité d'usage de la plateforme, tient au caractère pornographique (plus ou moins soft comme l'emblématique "bonjour madame" mais à coup sûr #NSFW) de très nombreux blogs hébergés (d'après Techcrunch : "22% du trafic entrant sur Tumblr (…) et 8% du trafic sortant de Tumblr se dirige vers des sites pour adultes"). D'où "l'inquiétude" des utilisateurs – et des hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères … – quant à une possible purge de contenus ne correspondant plus aux CGU, au standing ou aux annonceurs affiliés à la régie publicitaire de Yahoo! C'est d'ailleurs sous cet angle croustillant que nombre de journaux et d'éditorialistes ont décidé de traiter l'information du rachat.
Entre PornoWeb et firmes psycho-regides : l'internaute schizophrène.
De fait le porno est de toute éternité l'un des continents les plus denses et les plus visités des Internets. La problématique n'est donc pas nouvelle mais il est vrai qu'au moment où les Etats-Unis et leurs services phares (Google, Facebook, Amazon, Apple) mènent chacun à leur manière un combat ambigü pour le filtrage de contenus pornographiques dans la mesure où il leur faut dans le même temps militer (ou donner l'impression de) pour une neutralité du réseau, on peut supposer, nonobstant le discours rassurant de Marissa Mayer, qu'un filtrage assez drastique se mettra lentement mais surement en place, probablement en signalant les contenus pornographiques comme tels derrière une landing page du genre "je certifie avoir plus de 18 ans etc." : un silo du porn à l'intérieur du silo des Tumblr de l'exploitant Yahoo!, silo que les technologies et les serveurs dudit Yahoo! auront plus de facilité – et d'intérêt – à mettre en oeuvre que ceux de TumblR.
Là encore il peut paraître légitime de signaler de tels contenus, de les documenter en les identifiant comme tels. Civilisons l'internet et compartimentons-le, il en restera toujours quelque chose … Mais plus que cette mise à l'isolement probable qui ne fait que nous rappeler les regards furtifs que nous lancions derrière nous avant de s'aventurer dans un rayonnage particulier de notre vidéo-club de quartier, cette logique appliquée à l'échelle du web n'est plus la responsabilité des états ou de commerçants se conformant aux lois sociales édictées, mais de firmes commerciales édictant leurs propres lois (CGU) ; elle n'est plus portée par un débat (ou une absence de débat) démocratique attestant de l'évolution des moeurs d'une société mais elle n'est régulée que par une logique d'optimisation d'espaces publicitaires qui s'impose à nous dans l'expression de chacun de nos désirs s'ils ont le tort d'être formulés sous forme de requêtes, dans chacune de nos navigations si elles commettent l'erreur de revêtir les atours trompeurs de la personnalisation.
Jiminy crie "quête".
En dernier recours, ces sociétés jouent sur l'instrumentalisation quasi schizophrénique de l'assouvissement toujours possible du pulsionnel de nos requêtes. Il nous est impossible de voir l'origine du monde ou le bout d'un téton sur Facebook, interdit de lire Largo Winch sur notre Ipad, mais à portée de clic s'ouvrent gratuitement des tombereaux de la pornographie la plus hard, tels de gigantesques sex-shops fleurissant à côté d'un Disneyland de pacotille. Et là vient la petite voix. Jiminy. Mais si. Ecoutez son tonitruant murmure : "Restez à Disneyland et c'est Mickey et Minnie qui avec force métaphores florales expliqueront les joies de la procréation à vos chères têtes blondes. Ayez le malheur de les laisser s'aventurer seuls à l'extérieur et commencera alors pour eux le long chemin de la luxure, de la violence et du vice."
Les mutins qui lutinent.
Voilà pourquoi l'émergence d'oligopoles, de jardins fermés, de silos reposant non sur des logiques de contenus mais sur des logiques d'attention (à la différence du modèle des bibliothèques qui "font collection" de contenus indépendamment des logiques attentionnelles qui peuvent s'y rapporter), voilà pourquoi, disais-je, l'émergence d'oligopoles, de jardins fermés, de silos reposant non sur
des logiques de contenus mais sur des logiques d'attention est un danger réel qui menace le rêve fondateur de Tim Berners Lee et de ses collègues : parce que cette verticalisation, cette structuration en silos marque une volonté de fracturation, d'isolement, parce qu'en plus de l'édiction de normes sociales impactant immédiatement entre 400 millions et 1 milliard d'individus connectés, elle installe entre 400 et un milliard d'internautes dans une posture schizophrénique marquée par des procédures d'interdiction totale cohabitant tranquillement avec des environnements de permissivité absolue, les incitant alors à confier leurs parcours de navigation aux industries du divertissement qui leur semblent seules capables de couper ce noeud gordien d'une navigation de nature carcérale qui autorise et entretient comme nulle autre la circulation officieuse d'une pornographie, parce qu'elle seule lui offre la garantie de nous ôter l'idée d'une mutinerie. Se mutiner ou lutiner, choisir le web que nous voulons.