2 milliards d’internautes et un quart de pirates. Selon la police.

Les chiffres pourraient faire froid dans le dos. Construire un imaginaire de l'angoisse, de la culpabilité et légitimer les actes de riposte, gradués ou non. Ils sont d'ailleurs fait pour ça. Sur les 2 milliards d'internautes que compte la planète, un quart d'entre eux seraient des pirtates. Plus précisément, 432 millions d'internautes utiliseraient leur accès internet pour accéder à des contenus protégés par le droit d'auteur (= sous copyright). La bande passante consommée pour ce "trafic" serait équivalente à 9,567 petabytes par mois en 2012, principalement via Bittorrent, et constituerait le quart de l'ensemble du traffic internet.

1/4 de pirates. Selon la police.

Cette étude, dont Torrentfreak fut l'un des premiers à se faire l'écho (voir aussi l'analyse de Numérama) est disponible en ligne, et a été commanditée par NBC Universal. Sans l'accuser nécessairement de partialité, le secteur d'activité du commanditaire indique en revanche clairement la grille de lecture. Elle est datée du 17 septembre 2013. Coïncidence du calendrier #oupas, c'est un jour plus tard (le 18 septembre donc), qu'une autre étude (disponible ici), commanditée cette fois par la MPAA (Motion Picture Association of America) #sic, s'alarme du rôle joué par les moteurs de recherche : "si on prend en compte les recherches des internautes menant vers des
contenus (cinéma/télévision) piratés, 82% de ces requêtes viennent du
moteur de recherche Google, contre 8,2% à Yahoo! et 7,5% à Bing
". Comme l'explique Olivier Andrieu, étant donné les parts de marché de Google, ces chiffres n'ont rien de surprenant.

Fournir un Accès Internet Légal = #FAIL patent.

Plus instructif pour ces deux études, on apprend que :

  • (MPAA) les modifications de l'algorithme de Google visant à déclasser ou à purement et simplement supprimer de ses pages de résultats les sites permettant d'accéder à des contenus "pirates" n'ont aucun effet significatif.
  • (NBC) la part des contenus piratés et leur impact sur le traffic ne cesse de croître, et ce malgré l'arsenal répressif, juridique et législatif, mis en place précisément dans les pays (Amérique du nord et europe du Nord – #Hadopi #fail) les plus concernés par ce "trafic". Durcir encore le ton (comme tente par exemple de le faire récemment l'Espagne) n'y changera rien.
  • (NBC) la fermeture de sites emblématiques comme Megaupload n'a pas d'impact significatif, autre que de créer un effet de déport : si la part du téléchargement direct (DDL) a affectivement baissée suite à la fermeture de Megaupload, les pratiques (illégales) se sont déportées vers des sites (également illégaux) de streaming et de peer to peer (bittorrent)

Je veux juste rappeler ici l'épisode, qui me semble toujours parfaitement emblématique et révélateur de la fermeture du site "Redlist", site "illégal" de partage renvoyant vers les sites (eux toujours en fonction) de téléchargement direct. 

Internet : zone de non-droit et repaire de pirates ? 

Il ne sert plus à rien de rentrer à nouveau dans un débat sur la question du "piratage". Sans pour autant faire l'apologie du crime, cela vaut par contre le coup de relire, 11 ans après sa parution, les "Confessions d'un voleur" de Laurent Chemla. La concomittance de la parution de ces 2 études permet pourtant de remettre sur la table un certain nombre d'arguments.

Piratage. Partage. Pairtage.

Sur ce média particulier qu'est Internet, la frontière entre piratage et partage est nécessairement floue. D'une part, le partage effectif que met nécessairement en oeuvre l'essentiel des actions dites de "piratage", désamorce symboliquement, pratiquement et sociologiquement l'idée d'un profit exclusivement personnel au détriment d'une collectivité ou des intérêts de la majorité. D'autre part, le partage nécessite de plus en plus fréquemment de convoquer une dimension et des actions de piratage pour suspendre, contourner ou détruire les "mesures techniques de protection" rendant de fait impossibles ou extrêmement compliquées l'essentiel des actions pourtant légitimes de partage sur un bien culturel dûment acquitté. Ni piratage massif, ni partage illégal. Partage entre pairs. Pairtage.  

Si tu ne veux pas de solutions, prépare bien les problèmes.

Les deux seuls remèdes efficaces sont pourtant déjà connus : 

  • constitution de portails d'une offre légale suffisamment fournie et tarifairement accessible pour être attractive, ce qui impose une révision façon "table rase" de l'antique "chronologie des médias"
  • et surtout, surtout, la légalisation des échanges (du partage) non-marchands, accompagnée d'une réflexion autour des biens communs informationnels.

Bidonvilles informationnels, censure lobbyiste, marché noir des biens culturels, renforcement des oligopoles de l'accès.

Faute d'explorer ces pistes (notamment la dernière), le risque à terme est de voir se créer un nouveau clivage dans l'accès et dans les contenus du web. Le répressif – dans son volet juridique – conjugué à la pression mise sur les outils (moteurs de recherche) et fournisseurs d'accès conduira nécessairement à l'effet exactement inverse de celui escompté : le développement d'une "tiers internet", pour le coup zone de non-droit réelle, au sein duquel continueront de circuler des contenus "piratés".

Le risque est également grand de voir se développer un internet "censuré" dans la mesure ou l'étude de la MPAA indique clairement que les moteurs ont, par le biais des mots-clés saisis, largement la possibilité de détecter les requêtes impliquant l'accès à des contenus protégés, et donc de les traiter en conséquence …

Enfin le risque est de laisser les usages continuer de converger vers les vortex attentionnels et les écosystèmes propriétaires déjà constitués (Amazon, Apple, Google) jusqu'à ce que ces derniers, las des injonctions et pressions lobbyistes et attirés par une manne financière leur semblant désormais acquise, mais impliqués également et contractuellement avec les Majors des industrie culturelles pour l'existence de leurs offres de consommation (vidéo, cinéma, lecture) "à la demande" et leurs plateformes de diffusion associées (Youtube par exemple) ne s'accaparent l'entièreté du circuit de diffusion et de consommation des oeuvres sous droits, au détriment, justement, de l'existence d'un périmètre "commun" garantissant l'accès aux oeuvres, leur réappropriation et leur partage.

1/4 de pirates mais … 100% de clients.

Au-delà même de ces risques, refuser de mettre en oeuvre rapidement une légalisation des échanges non-marchands équivaut à reléguer dans les limbes non pas les pratiques mais les attentes culturelles des 3/4 de la population connectée, désireuse, elle aussi, de pouvoir accéder rapidement à la version française de ses séries US préférées, désireuse, elle aussi, de pouvoir consommer en VOD les films qu'elle n'a plus les moyens d'aller se payer au cinéma en famille, désireuse, elle aussi, de pouvoir continuer de partager des biens culturels dûment acquittés dans la matérialité d'une transmission effective que vient progressivement et dangereusement gommer la montée en puissance des logiques d'acopie.

Au-delà des chiffres présentés dans les études de la MPAA et de NBC, au-delà de l'orientation des commanditaires, au-delà même des méthodologies mises en oeuvre (celle de l'étude NBC me semble assez floue sur un très grand nombre de points …), "quantifier" le nombre de "pirates" à l'échelle d'une population de 2 milliards d'individus connectés n'a aucun sens, car cela ne prend pas en compte les logiques d'usage qui font que se trouvent enveloppés dans le même sac des individus aux motivations et aux pratiques aussi différentes que la mère de famille en détresse volant pour manger ou nourrir sa famille et le délinquant en col blanc détournant des millions d'euros dans le cadre d'une opération boursière. Pour ces 432 millions de "pirates", on ne sait rien de leurs autres pratiques en terme d'accès, mais l'on peut supposer qu'ils ne font pas "que" accéder ou rediffuser des contenus sous droits, mais qu'ils nourrissent aussi les artistes et ayants-droits avec leur compte Fnac ou Amazon, qu'ils alimentent aussi les profits de NBC Universal en allant au cinéma ou en consommant de la VOD "légale", qu'ils diffusent et partagent par ailleurs peut-être gratuitement leur expertise, leurs connaissances, leurs créations, etc.

Faire le portrait de l'atteinte que le piratage porterait à l'économie "marchande", c'est passer un peu vite sur la manière dont chacun d'entre nous – y compris les commanditaires de l'étude et l'ensemble de la chaîne de régies publicitaires associées – c'est passer un peu vite, disais-je, sur la manière dont chacun bénéficie de l'apport d'une économie/logie de la contribution.

La vérité est ailleurs. Le piratage aussi.

Si le phénomène du "piratage" ne peut être nié, que dire de l'étendue, de l'échelle et de l'impact des actions menées par les différents "corsaires" à la solde des industries culturelles ? Une infographie récente laissait voir l'étendue du problème d'un autre piratage, celui-là authentique, celui de nos données personnelles ou de données économiquement sensibles. Au-delà des actes de piraterie réels (intrusions informatiques) ou des négligences qui sont à l'origine de certaines fuites (leaks), il est troublant de constater à quel point les acteurs présentés comme disposant des cartes permettant de régler le problème du piratage pour le compte des industries culturelles (= les moteurs de recherche), entretiennent avec nos données les mêmes pratiques de captation, de détournement et de partage que celles auxquelles ils sont enjoints de mettre fin dans le domaine des industries culturelles : l'appropriation et le partage avec des services tiers de nos données "personnelles" est, de leur aveu propre, le seul moyen de présenter aux usagers des services en cohérence avec leurs attentes.

L'essentiel des actes de "piraterie" dénoncés à grands cris par NBC ou la MPAA ne poursuivent pas d'autre but que celui-ci : faute d'une légalisation du partage non-marchand et d'une offre légale à la fois conséquente et adaptée à la chronologie des usages de consommation sur le web, c'est le seul moyen à portée des internautes pour disposer de services enfin en cohérence … avec leurs attentes. #CQFD

3 commentaires pour “2 milliards d’internautes et un quart de pirates. Selon la police.

  1. Bon article.
    En début d’article, « Sur les 2 milliards d’internautes que compte la planète, un quart d’entre eux seraient des pirTates ».
    Par contre, le mot « web » est parfois utilisé à tort au lieu d’Internet. Internet est un réseau permettant de transporter des données. Le Web est une utilisation particulière de ce réseau.

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