A ma gauche, depuis la nuit des temps (ou en tout cas depuis les tous premiers "documents"), à ma gauche donc, les méta-données. Dont le caractère essentiel, vital et déterminant n'est plus à démontrer tant du côté de la sphère documentaire que du côté de celui des libertés publiques et des logiques de surveillance massives.
A ma droite, depuis peu de temps, les "objets connectés", l'internet des objets ou "Internet of Things", le World Wide Wear.
Et voici donc peut-être venu le temps, après celui des documents et des méta-documents, après celui des données et des méta-données, le temps des objets et des méta-objets connectés. Parce que "Tout sera un capteur pour quelque chose d'autre", nous aurons besoin de la distance réflexive et organisationnelle que seule autorise la présence de "méta-objets" et de "méta-capteurs".
Le premier méta-objet connecté s'appelle le SCiO et il s'agit d'un :
"capteur moléculaire miniature (spectroscope) permettant d’analyser de façon instantanée la composition chimique de tout ce qui se trouve autour de vous, aliments, plantes, médicaments, liquides, …
(…) L’utilisation du SCiO donne l’impression de participer à une expérience de Science-Fiction, digne se Star-Trek. Il suffit par exemple de disposer le capteur contre un morceau de fromage pour savoir combien de calories il contient, son poids, sa quantité de graisses, de protéines ou de glucides. (…) Les résultats de ces analyses sont immédiatement accessibles sur smartphone (IOS et Android) via une application destinée.
(…) Dror Sharon, le PDG de « Consumer Physics » a expliqué que dans un futur proche les possibilités analytiques du SCiO seraient encore élargies afin de mesurer les propriétés moléculaires des cosmétiques, pierres précieuses, et des vêtements."
Voilà.
Qui suis-je, où vais-je dans quelle méta j'erre ?
En plus des possibles déjà listés dans l'article sus-mentionné, imaginez demain le même type de "méta-objet" qui serait capable de "re-documenter" une nouvelle fois la façon dont nous sommes en permanence déjà documentés et tracés par une infinité d'algorithmes et de capteurs divers. Imaginez le même méta-objet applicable non plus à la seule matière organique, végétale ou minérale mais à d'autres algorithmes. Un "méta-objet" qui nous dirait sur la base de quels paramètres retenus vont nous être affichés les résultats d'une requête déposée sur Google ; un "méta-objet" qui nous dirait sur la base de quelle historicité et de quels traitements statistiques vont nous être proposés des articles à acheter sur Amazon ; un "méta-objet" qui nous dirait sur quels serveurs de quel organisme de surveillance étatique ou privé vont être envoyés nos courriels, SMS et autres conversations téléphoniques.
Le SCiO en est pour l'instant, naturellement incapable. Ce n'est pas son "objet". Mais ses capacités actuelles laissent clairement envisager qu'un autre "méta-objet" en soit un jour capable.
Le monde d'il y a quelques secondes nous permit, via géolocalisation et autres Google Maps, de disposer pour la première fois depuis l'histoire de l'humanité de cartes à l'échelle exacte du territoire. Dans le monde de demain, dans ce monde devenu interface, dans un monde où notre corps ne sera qu'une interface parmi d'autres, nous allons avoir un besoin littéralement vital de ces méta-objets connectés, un besoin vital de la rétro-ingénierie documentaire et algorithmique qu'ils permettront de mettre en place.
Moins par moins ça fait plus.
Parce que 10 algorithmes dirigent actuellement le monde. Parce que nous aurons un besoin vital d'être capable de distinguer le vrai du faux, la réalité augmentée de la réalité plate, et que les technologies de l'artefact, c'est à dire ces technologies qui permettent "la création de représentations volontairement altérées et artificielles de la réalité dans une recherche (une "mimesis") de la vraissemblance", ces technologies sont aujourd'hui partout sans que nous soyons toujours à coup sûr capable de les identifier comme telles, parce que leur réalité augmentée est avant tout une réalité altérée, une réalité scénarisée, une "histoire" de la réalité et non la réalité seule. Parce que chacune de ces nouvelles interfaces nous permet moins de "voir mieux" qu'elle ne permet de "mieux voir en nous".
Parce que comme l'expliquait très bien Laurence Allard, les développements de l'homme augmenté sont d'abord faits pour pallier les insuffisances accidentelles ou subies de l'homme diminué.
De la même manière, la réalité "augmentée", sans les métadonnées et les méta-objets permettant d'en saisir la nature et l'ampleur, reste pour l'instant une réalité "diminuée", réduite à la portion congrue de tel secteur (le jeu vidéo), de tel domaine (la médecine), de telle ambition (la télé-surveillance), de tel environnement propriétaire (Facebook avec Oculus Rift). Les environnements "immersifs" issus de ces mêmes développements de réalité "augmentée" ont valeur programmatique : ce sont des mondes dans lesquels on "descend", qui ne nous permettent donc aucune "hauteur" de vue, aucune "élévation", dans lesquels toute "vision globale" est remplacée par un enchaînement de visions "paradoxales", c'est à dire "contre" ("para-") ce qui devrait être le discours ("doxa"), la trame narrative habituelle du monde.
Pour que ce paradoxe ne devienne pas schizophrénie, pour que ces réalités augmentées de signent pas une diminution de nos libertés les plus accessoires ou les plus fondamentales, pour que cette immersion ne confine pas à l'asphyxie ou à l'ivresse des profondeurs numériques, pour que, enfin, le World Wide Wear ne devienne pas un World Wide Orwell, il nous faut à toute hâte développer les méta-objets connectés qui, même s'ils peuvent encore aujourd'hui apparaître utopiques, seront garants que le monde ne bascule pas demain dans une forme de dystopie.