Droit à l’oubli ou recours à la dissimulation ?

J'ai déjà souvent dit mon sentiment à propos du "droit à l'oubli" sur le web, et les raisons pour lesquelles j'étais convaincu de l'inanité d'une quelconque législation sur le sujet.

Droit à l'oubli : du FBI à la NSA.

Le droit à l'oubli appartient à la fois au FBI et à la NSA. Au FBI parce que c'est une Fausse Bonne Idée, et à la NSA parce qu'il est la Négation des Stratégies d'Archivage sur lesquelles repose l'architecture de ce réseau auquel on veut pourtant l'appliquer.

J'ai notamment dit les raisons de mon hostilité au concept dans ce merveilleux ouvrage toujours en vente libre et consultation tout autant libre, et souvent sur ce blog je me suis fait l'écho d'autres "opposants" dont Serge Tisseron :

"Le droit à l’oubli pourrait alors rapidement encourager l’oubli du droit, et notamment du droit à l’image : tout pourrait être tenté parce que tout pourrait être effacé."

J'ai rappelé que :

"le droit à l'oubli est un non-sens parce qu'il renvoie à une réalité individuelle, parce qu'il est pensé pour résoudre des cas particuliers, lors même que la seule régulation possible et souhaitable de l'oubli (et donc, en miroir, de la mémoire) ne peut être que collective. Nous devrions tout au contraire nous employer à défendre une capacité collective à nous souvenir, pour lutter contre la possibilité d'un oubli collectif et partagé. Là encore le numérique n'a rien inventé, ni en causes, ni en effets."

A court d'arguments, j'en ai même fait une fable à l'issue de laquelle je rappelais que plus que d'un inapplicable droit à l'oubli c'était d'un droit à la confiance dont nous avions besoin :

"Confiance dans ces nouvelles médiations algorithmiques, confiance dans l'adressage et la diffusion de nos données, confiance enfin et surtout dans l'étendue, la nature et l'objet de ce qui est et restera notre seule et unique mode d'expression, d'implication, et de participation numérique : la publication. Cette confiance qui est la condition sine qua non mais également la garantie de notre "attention au réseau"."

J'ai même tenté d'être constructif en proposant – en 2010 … – de réfléchir à des "creative commons" de la présence numérique.

J'ai expliqué – en 2011 … – en quoi la nature des processus mémoriels numérique différait de celle des processus mémoriels "classiques" :

"Le cycle mémoriel numérique a ceci de radicalement différent qu'il procède d'une engrammation non pas choisie mais contrainte, consubstantiellement contrainte. Que l'on interagisse par l'écrit, par l'image ou par la voix – et sauf à utiliser certains dispositifs dédiés nécessitant une maîtrise ou une connaissance technique particulière – il n'est pas possible de se soustraire à l'enregistrement par un tiers (que l'on en est réduit à espérer être un tiers "de confiance"). (…) Les arts de la mémoire ont cédé la place aux technologies du souvenir."

Seulement voilà, personne ne m'écoute, et du coup, c'est le bordel.

Et donc nous voici les deux mains et les deux pieds dans le bouzin avec le lancement, début Juin 2014, du désormais fameux "formulaire du droit à l'oubli" sur le moteur Google (quelques liens pour vous rafraîchir la mémoire à la fin de ce billet).

Les demandes affluent naturellement par centaines de milliers, et on met en place pour rassurer les institutions européennes, un "comité des sages" composé de "Eric Schmidt, le fondateur de Wikipedia Jimmy Wales, deux universitaires spécialistes d'internet et de droit, l'ancien directeur de l'agence espagnole de protection des données privées, Jose Luis Pinar, et l'envoyé spécial des Nations unies (ONU) pour la liberté d'expression, Frank La Rue." et censé trancher entre – ne riez pas – ce qui relève du droit à l'oubli et ce qui relève de la liberté d'information (sic). Et là que croyez-vous qu'il arriva ? Et oui. Une gigantesque pantalonnade avec feu d'artifice de disparition aléatoire d'articles. Pour les curieux, une liste complète est tenue sur ce site.

Loi du Murphynet

Ce qui confirme l'une des premières lois d'internet, la loi du Murphynet : toute tentative de régulation par voie législative ne peut aboutir qu'à une dérégulation profitant de manière éhontée à ceux auxquels elle était initialement destinée. Si tu veux d'autres exemples de cette loi du Murphynet regarde la récente affaire des frais de port d'Amazon.

Oubli sans laisser d'adresse.

Le "problème" est que la question du droit à l'oubli est littéralement "mal adressée". Je m'explique. La formule même est inappropriée. "L'oubli" est un processus neurologique complexe. Et au-delà, adressé à un algorithme, il fait simplement fausse route : un algorithme ne peut pas "oublier", il en est incapable, pour la seule et bonne raison qu'il est tout autant incapable de "se souvenir". D'ailleurs ne c'est pas tant à l'algorithme que l'on s'adresse qu'à la base de données qu'il permet d'alimenter. Et la seule chose dont est capable une base de données c'est "d'enregistrer" et "d'effacer", "d'ajouter" ou "d'enlever" un enregistrement.

On m'objectera (avec raison) que ce droit à l'oubli est, justement, un "droit à l'effacement". Mais là encore il s'agit d'un leurre. Personne ne peut aujourd'hui prétendre que les pages concernées sont "effacées". Personne sauf les quelques "happy few" qui ont un accès direct aux données sources de Google. Au mieux elles ne sont plus consultables publiquement. Ce qui est peut-être déjà pas mal, mais ce qui n'est pas un "effacement", surtout à l'heure d'un internet des silos.

Or que vaut un effacement s'il n'est en fait qu'une dissimulation, un masquage temporaire ?

Pardon d'être aussi radical mais à l'exception de quelques pages concernant des affaires de pédophilie et autres rares "sextapes" vengeresses pour lesquelles point n'aurait été besoin d'un tel pataquès, le droit à l'oubli ne concerne pas le web. Car le web est un espace de rendu public. Ce n'est pas à Google pas plus qu'à la justice (sauf pour les exceptions précitées) de décréter l'effacement. C'est à nous, oui, à nous, individuellement et collectivement, de faire mémoire ou de laisser faire l'oubli. Et pour cela il faut que toutes les pages – ou en tout cas les moins anciennes au regard de la critériologie de renouvellement d'index propre à chaque moteur -, soient et restent présentes dans l'index du moteur.

On me ré-objectera que "oui mais bon quand même, quand c'est sur Google, c'est pas pareil, tout le monde est tout de suite au courant, et niveau réputation c'est chaud bouillant". Ah … Première nouvelle. Quand on a découvert que le pape (l'avant dernier) avait servi dans les jeunesses hitlériennes, Google en a-t-il parlé ? Non. La presse en a parlé. La presse papier et la presse en ligne. Et Google a indexé. Quand cet instituteur a été accusé de pédophilie à tort, la presse en a parlé. Et quand il a été disculpé, elle en a parlé aussi. Elle a mis à jour son article. Et Google a chaque fois indexé l'ensemble : les accusations, les dénégations, les procès, les décisions de justice, les recours, les nouvelles décisions. Et quand sur un bord de zinc du troquet de votre village, vous vous répandez en médisances sur telle ou telle supposée coucherie de telle notable auprès du cercle de vos amis pour le coup étendu à ceux présents dans ledit zinc et dotés d'une capacité auditive normale, quand la réputation de ladite notable se trouve ainsi irrémédialement atteinte, supposez-vous possible de faire jouer un quelconque "droit à l'oubli" ?

Les faux-problèmes appellent les fausses solutions.

Le problème du "droit à l'oubli" sur le web est similaire à celui du harcèlement à l'école transposé aux réseaux sociaux. Il y a et il y aura toujours malheureusement des élèves victimes de harcèlement à l'école. Les réseaux sociaux ont-ils amplifié le problème ? Non. La vie de la victime harcelée aurait-elle été plus simple, moins difficile, si ce harcèlement ne s'était pas poursuivi sur lesdits réseaux sociaux ? Rien n'est moins sûr. Mais s'attaquer à l'ampleur, à la caisse de résonance offerte objectivement par les réseaux sociaux ne permet en rien de solutionner la racine du problème : c'est traiter la fièvre plutôt que la maladie.

Alors quoi ? Google serait-il devenu juge ? Google serait-il devenu journaliste ? Googel serait-il investi de nouveaux pouvoirs d'investigation ? Google ne publie AUCUN article. Il ne l'a jamais fait et ne le fera probablement jamais. Lui demander de désindexer des articles au nom du droit à l'oubli c'est être le malade de la grippe qui s'adresserait directement à la sécurité sociale ou au ministère de la santé pour lui demander de supprimer la grippe : c'est juste sauter la case "médecin", c'est à dire le site qui a publié l'article concerné.

Et là encore, pour les cas d'articles laissés à l'abandon sur des sites eux-mêmes fantômes et sans possibilité de demander le rectificatif à l'auteur dudit article ou au responsable dudit site, des recours existent et fonctionnent déjà parfaitement (notamment par le biais de la CNIL) sans qu'il soit besoin d'en rajouter.

Bref, c'est n'avoir rien compris aux processus de désintermédiation et de réintermédiation qui sont les caractéristiques du web depuis son invention.

Le web est un espace de rendu public.

Le web comme espace de rendu public ne doit en aucun cas être le théâtre d'un quelconque droit à l'oubli. Bien au contraire. Le web est sédimentaire. Il est construit en plusieurs couches. Un palimpseste si vous préférez. Et à chaque nouvelle couche, à chaque nouvelle inscription, une nouvelle indexation, qui parfois masque entièrement, parfois dissimule temporairement les précédentes. On ne contrôle et on ne contrôlera pas plus ces vagues algorithmiques que l'on ne contrôle la nature et l'étendue du processus de sédimentation. On peut l'expliquer, essayer de l'anticiper, l'analyser plusieurs années plus tard, mais pas le contrôler.

Memoire

(Copie d'écran extraire du diaporama : La mémoire et l'amer.)

Allons plus loin.

Se féliciter de la mise en application d'un droit à l'oubli applicable aux moteurs et autres réseaux sociaux, c'est leur donner la place qu'ils n'auraient jamais osé ou rêvé prendre. C'est leur confier une délégation de régie mémorielle comme des mairies et des collectivités donnent à des acteurs privés une délégation de service public dans la fourniture de l'eau potable. C'est un transfert de souveraineté dont nous aurons du mal à nous remettre et dont il est à peu près certain qu'en l'état, il aboutira nécessairement sur davantage d'opacité dans le traitement de l'information (et oui, c'est encore possible …) et ne fera qu'accroître les risques de désinformation et de manipulation.

Tu veux des preuves ? T'auras des documents.

Il existe un exemple qui résumera – je l'espère – les enjeux essentiels de ce supposé "droit à l'oubli" et la nature profondément documentaire du web en tant que solution au problème. Exemple qui avait fait l'objet d'un billet ici-même.

Je vous refais la version courte : débat électoral télévisé, 2nd tour de la présidentielle. Face à face, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy. Sujet : le nucléaire et les nouvelles centrales avec réacteur EPR. Dispute entre les candidats pour savoir s'il s'agit d'un réacteur de 3ème ou 4ème génération. Enjeu : la crédibilité et la maîtrise des dossiers. Pendant ce temps en coulisse, les partisants de chaque camp modifient en temps réel la page wikipédia de l'EPR pour lui permettre de coller à la version de "leur" candidat(e). Résultat : 

"Avant le débat, il était un document "stabilisé" parmi des milliers d'autres. Riche de son information et de ses sources. Dans le temps du débat et dans le futur immédiat qui le suit, il devient un docu-"mo"ment, lieu de transformation et de modifications nouvelles, et en l'occurence partisanes, infondées, frauduleuses. (…) Et le jour d'après, il redevient enfin (grâce à la vigilance et la réactivité du peuple wikipédien) un document stable, inscrit, mais désormais non-immédiatement modifiable par n'importe qui. Ainsi de cette TRD (tentative de redocumentarisation déviante), il ressort que le document n'a rien perdu de son intérêt originel, lequel s'en trouve même accru ; de plus il s'est enrichi quantitativement (discussions dans l'historique) et qualitativement (ajout de sources "documentées" sur la référence à la 3ème génération) ; enfin, il dispose d'une "valeur de preuve" qui se trouve enrichie par l'ajout de nouvelles dimensions : celle de la chronique des falsificateurs pris la main dans le sac et celle de l'écho documentaire suscité dans d'autres documents (tels les articles de presse ayant traité l'affaire)"

Que vaut-il mieux ? Cette sédimentation et cette fixation par essai et erreurs successifs ou un droit à l'oubli qui viserait à faire disparaître la méconnaissance des dossiers d'un candidat à la présidentielle ou les manipulations ce ceux qui le soutiennent ?

"Il faut voir la réalité telle que je suis"

Le travail des moteurs de recherche, des algorithmes, des bases de données et des pages ou contenus associés n'est pas "de se souvenir" ou "d'oublier", il n'est pas non plus "d'effacer" suite à des demandes particulières mêmes motivées (sauf pour les cas très particuliers suscités). Il est de donner accès, de classer et de hiérarchiser. Il est de refléter, non pas la réalité, mais ce que la somme des documents, traces et fragments publiés dit de la réalité du monde et des personnes. Et de le faire supposément en toute "neutralité" ou "objectivité". Ce qui n'a de toute façon jamais été vraiment possible (cf cet excellent article de … 2003). A chacun d'entre nous ensuite de faire son travail : aux journalistes d'enquêter, aux citoyens d'avoir la distance critique suffisante, à l'école de leur enseigner quelques clés de cette posture critique, aux institutions et à l'état de faciliter cet enseignement, aux organismes de contrôle … de contrôler.

Y cause, y cause, mais il propose quoi le garçon ???!

Moi ? Rien. Enfin si, quand même, les trucs évoqués tout au long de ce billet 🙂 Mais surtout j'aimerais que ceux, politiques, décideurs, entrepreneurs et universitaires, concernés par le problème, tentent de comprendre et de prendre en compte la véritable nature documentaire du web avant de recourir au volet législatif. Et de proposer les outils adaptés. Et pour cela qu'ils lisent un article. Un seul. Même pas super long, même pas super compliqué. Car il existe une manière de régler ce problème du droit à l'oubli. Il existe en tout cas une manière de disposer d'une alternative crédible qui nous évite à chaque fois d'aller se fracasser contre l'ogre de Mountain View ou l'un de ses voisins, qui évite qu'ils soient à chaque fois les prestataires incontournables de toute négociation mémorielle. Cette solution est décrite par Dirk Lewandowski dans son article : "Why We Need an Independant Index of the Web". Et oui. Un index du web mais un index "indépendant". J'entends déjà les "impossible", "trop compliqué", "trop long", "trop tard". Et je réponds :

  • Le Hathi Trust a réussi à créer une copie déjà suffisamment significative de la base de donnée Google Books.
  • La fondation Internet Archive de Brewster Kahle archive sans relâche livres, films, textes, et documents divers à une échelle colossale,
  • Nous disposons de technologies open source de recherche,
  • Nous disposons de sociétés, d'ingénieurs, de développeurs et d'outils déjà plus que performants en termes de crawling et d'analyse (Linkfluence ou bien encore Exalead pour n'en citer que deux)
  • Chaque pays (européen tout au moins), dispose – ou peut disposer à très court terme – de la puissance de calcul nécessaire et des infrastructures de stockage idoines,
  • Chaque journal de presse nationale, de PQR, chaque bibliothèque, chaque université, chaque entreprise dispose de ses archives, de sa base de donnée, qu'il/elle serait libre de verser dans cet index indépendant en lui faisant immédiatement atteindre un effet de seuil qui, sans renverser le colosse de Mountain View, l'inciterait probablement à faire profil bas autour d'une quelconque future table des négociations.

Nous sommes donc en capacité de construire cet index indépendant. De le faire maintenant. Et de le rendre parfaitement opératoire à court terme. Et de changer la face entière du web. La question n'est pas de savoir si c'est trop compliqué, trop tard ou trop long, la question, la seule, est de savoir pourquoi nous n'avons pas encore commencé à le faire.

L'autre solution consiste à nous soumettre en geignant aux aléas d'une gigantesque pantalonnade. 

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