Quand j'étais bien plus jeune, je me souviens de mon ahurissement en apprenant que l'émission "Le vrai journal" de Karl Zéro, diffusée à l'époque en clair sur Canal+ allait se voir l'obligation de faire figurer en sous-titre apparent de tous ses détournements et fausses interviews la mention "réalisé avec trucage".
Mon étonnement venait du fait qu'il s'agissait clairement d'une émission parodique, qu'elle affichait clairement son objectif de détournement, et que lesdits détournement, même s'ils étaient très habilement réalisés au vu des moyens techniques de l'époque, restaient en tout cas de mon point de vue parfaitement identifiables en tant que tel.
(Ici une parodie des voeux de Valéry Giscard D'estaing dans laquelle son épouse prend soudainement feu.)
Je n'ai jamais compris si cette mention était là pour quelques esprits trop simples ou trop peu éduqués, ou s'il s'agissait d'un effet d'emballage destiné à s'éviter quelques procès médiatique au nom du droit à l'image et autres droit à la parodie.
Et puis vînt Nadine Morano. Et le Gorafi fût.
Alors commencèrent les faux-pas dont l'un des plus célèbres ne pouvait venir que du double neuronal de Nadine M, j'ai nommé Christine B., prenant pour authentique un article parodique du Gorafi et s'en gargarisant dans les médias.
Seulement voilà. Si Nadine et Christine continuent visiblement de se partager 2 neurones sous le mode d'une garde alternée assez aléatoire, ni l'une ni l'autre n'ont plus désormais le monopole du lapsus neuronal. Qui ne s'est pas posé la question, en parcourant son mur Facebook ou son fil Twitter, à la lecture d'un titre accrocheur, de savoir s'il s'agissait d'une vraie information ou d'un article du Gorafi ? Mieux, certaines "actualités" sont désormais outrancièrement valorisées à grand renfort de techniques de référencement par les "grands" sites médias, précisément au motif qu'elles pourraient presque apparaître comme émanant du toujours remarquable Gorafi, précisément parce qu'elles sont suffisamment ambigues pour se prêter à des interprétations parfaitement "factuelles" mais également "parodiques".
A l'instant je me posais d'ailleurs la question au sujet de cet article : "Un groupe punk abat un drone pendant un concert". Ou même celui-là : "Elle va aux toilettes dans la Drôme et se retrouve à Lyon."
Et parfois, nous plongeant dans d'insondables abîmes de perplexité, la réalité factuelle dépasse la fiction Gorafienne.
#Satire #realiséAvecTrucage #nonmaisLOLquoi
Alors quel avenir pour le "réalisé avec trucage" à l'heure des technologies de l'artefact ? C'est le site Mashable, repris par l'excellent Big Browser, qui nous donne un élément de réponse et nous apprend que Facebook testerait un tag "satirique" qui serait automatiquement apposé en dessous des articles en provenances de sources satiriquement identifiées (Le Gorafi, son illustre prédécesseur The Onion, etc.)
"Nous faisons apparaître cette mention devant les liens d'articles satiriques qui se trouvent dans le fil d'actualité en tant qu'“articles connexes”, car nous avons reçu de nombreuses demandes de personnes qui souhaitaient distinguer de manière claire les articles satiriques des autres contenus", a expliqué un porte-parole de Facebook à Mashable."
(le tag "satire" apparaît automatiquement devant certains articles liés)
Et me voilà revenu à la même perplexité que devant le "réalisé avec trucage" apposé sur la première dame de France prenant feu sans pour autant troubler le discours des voeux à la nation de son mari.
Au nom du lol
Internet, "les internets", ont inventé la culture du lol. Comme "média", internet se prête à de permanents copier-coller qui font oublier le contexte temporel, documentaire, le contexte d'énonciation présidant à une vidéo, à un texte, à une image. Ce phénomène a été largement théorisé, notamment par Danah Boyd au travers de ce qu'elle appelle les audiences invisibles ou la reproductibilité infinie de n'importe quel message. On pourrait donc, de prime abord, se féliciter de la valeur "recontextualisante", voire même éducative, que pourrait permettre l'automatisation de ce tag "satire". Mais ce serait une erreur. Et pas uniquement parce que cela nous priverait de mémorables sorties de nos copines Nadine M. et Christine B.
Pourquoi sommes-nous tous appelés à devenir des Nadine M. ou Christine B. ?
Pour les raisons suivantes. D'abord le phénomène des audiences invisibles et celui de la reproductibilité, tels que décrits par Danah Boyd. Je rappelle :
- reproductibilité : ce que vous avez dit/publié/posté/photographié/filmé peut être recopié et replacé dans un univers de discours totalement différent.
- audiences invisibles : la majorité des publics/destinataires est absente au moment même de la médiation (= la transmission du message = par exemple, la publication d'un message texte), créant ainsi un effet non pas simplement de voyeurisme mais une temporalité numérique particulière.
Ensuite le problème de la friction.
Facebook (et les grands écosystèmes) ont horreur de tout ce qui, en leur sein, peut créer de la friction. Or la nature même de la parodie et de la satire est de jouer sur la friction, le frottement, entre le réel et l'imaginaire. L'ajout d'un tag "satire" ou "parodie" leur permet de limiter les interactions "frictionnelles", soit entre profils dont certains auraient saisi la portée parodique de l'info et d'autres non, mais surtout pour pouvoir mieux catégoriser – et donc monétiser – les interactions en fonction de la nature parodique ou factuelle d'une information affichée. Et aussi pour ne pas fâcher les annonceurs, dont certains seraient fort marris de trouver l'un de leurs articles affiché au milieu d'autres beaucoup moins sérieux.
Enfin le problème de "l'écriture pour le web".
Le problème de ces maudites métriques merdiques de mots. Car à force de rechercher comment attirer l'attention des moteurs et réseaus sociaux à l'aide d'une titraille appropriée dans l'espoir qu'ils attireront en retour l'attention de leurs membres, à force de normer, d'uniformiser, de réglementer, de "mot-cléifier" les éléments de titraille d'un papier, on se retrouve à produire de l'identique là où l'on aurait été supposé produire de la différence.
Ces titres, toujours plus courts, ces images d'illustrations, toujours plus "provocantes", cet arsenal de mot-clés, toujours plus concurrentiels, ajoutés la seule recette universelle qui veut que "ce qui fait rire largement se partage facilement", aboutit, pour l'internaute regardant défiler des informations qu'il n'a pas choisies sur un mur qu'il n'a pas construit ou dans une conversation qu'il n'a pas suivie, à entretenir un état de confusion cognitive permanente dans laquelle il peut en effet se retrouver incapable de distinguer ce qui relève de l'information de ce qui relève de la fiction.
L'économie de l'attention est proche de l'impasse. Car elle doit exister au premier degré pour nous permettre d'en distinguer un second (degré). C'est à dire qu'elle doit permettre "d'économiser" notre mobilisation attentionnelle pour rester capable de distinguer le vrai du faux, le parodique de l'authentique. Mais les grands écosystèmes ont visiblement fait un choix inverse.
Celui de maintenir à tout coût la profusion, et la confusion, pour continuer de dégager de substantielles marges attentionnelles. Les grands sites médias qui ne peuvent plus exister sans l'écho d'un Google ou d'un Facebook n'ont ni pu, ni su faire d'autre choix que celui de se plier aux règles attentionnelles édictées en les intégrant au coeur même de leurs routines d'écriture.
Le résultat est désormais palpable. Les filtres, éditoriaux et algorithmiques qu'ils nous proposent, nous livrent un monde qui n'a de valeur que si nous entretenons avec lui un rapport de premier degré attentionnel, et dont tout le "second degré" ne doit permettre que de nous ramener vers ce premier degré, ce degré zéro de l'attention, vers ce temps de cerveau disponible, celui pendant lequel il importe peu de savoir si cet article émane du Figaro ou du Gorafi, celui où la seule chose qui importe est que nous partagions cet article au maximum, souvent d'ailleurs sans même le lire, pour entretenir le flux constant, le défilement incessant, et les monétisations associées. Sysiphe remplissant le tonneau des Danaïdes, tout en postant des photos de chats et en fredonnant Mr Trololo.
Car en écho au délitement des logiques d'engagement au profit de logiques de clic, nos capacités attentionnelles se réduisent dans la sur-sollicitation constante :
"The second big contributor to satire-blindness is our diminishing attention span. The average American attention span in 2000 was 12 seconds; in 2013, it was eight seconds. This is less than the average attention span of a goldfish (nine seconds).
As Vladimir Nabokov once said, “Satire is a lesson, parody is a game.” But if there’s one thing we’ve learned from the internet, it’s that everyone prefers games to lessons. The problem with satire in an age of finite attention and infinite content is that it makes you stop and think."
Bienvenue. Soyez prudents. Faites "attention". Labelliser n'est pas comprendre. Etiqueter n'est pas instruire. D'ailleurs, "ceci n'est pas une pipe."
Post-scriptum : je suis frappé, y compris dans mes propres pratiques d'écriture "usuelles" (mails, courriers, petits mots griffonnés sur le frigo en mode post-it, etc.), je suis frappé, disais-je, de voir à quel point je me sens comme obligé de sans cesse souligner, renforcer, étiqueter la tonalité d'un message. Je le fais – je me prends comme exemple mais je l'observe très régulièrement chez d'autres – je le fais le plus souvent en y ajoutant des smileys. Comme si mes interlocuteurs, sans cette prothèse émoticônique, pouvaient passer à côté du côté ironique, sarcastique ou simplement humoristique de l'un de mes messages ; comme si j'avais soudainement peur qu'ils ne comprennent pas, ou mal, la vraie tonalité de mon message. Comme si la langue, comme si la syntaxe, comme si les mots ne suffisaient plus à rendre les infinies nuances d'une pensée, d'une intention, d'un discours. Comme s'il leur fallait toujours davantage d'échafaudages artificiels soulignant ici par un smiley, ou là par un tag, l'intention de l'auteur.
Je suis aussi frappé de voir que dans l'abondance et le défilement continu se déconstruisent et s'oublient plus que ne se forgent et se retrouvent des référents culturels communs qui seuls permettraient d'atteindre un second degré sans autre prothèse que celle de la langue ou de l'image.
Je crois que le monde s'effondrera le jour où un poème de René Char ne pourra plus être compris sans son armada d'émoticônes, de balises et de hashtags, sans ces omniprésentes béquilles du second degré de l'explicitation, lequel n'aurait jamais dû se trouver en situation d'effacer le premier degré de la compréhension.
Mais non je ne suis pas triste ;-). Mais bien sûr je reste optimiste 🙁
<Mise à jour du lendemain> Sur l'utilisation des émoticônes mentionnées dans le P.S. de ce billet, voir l'interview d'André Gunthert sur les Inrocks. </Mise à jour>
<Et naturellement>Et naturellement le Gorafi ne pouvait que réagir à une telle annonce. Ce qu'il vient de faire à sa manière 🙂 </Et naturellement>
Ne pas être compris
n’est-ce pas le signe
que l’on peut être compris ?
————–
Le scientifique a gagné
la phrase est à présent gorgée de son explication
tout est déplié
plus de cadeau surprise
à la relecture.
Le second degré c’est le décalage entre un message (énoncé, acte, mimique, etc) et son contexte.
Le problème dans un flux, qu’il soit une conversation, un flux de contenu restreint type twitter ou un flux de titres (RSS, actu ou autre), c’est que l’on est dans un espace contraint et en partie décontextualisé. C’est cette perte de contexte qui rend difficile l’identification du second degré et c’est précisément le rôle de ces béquilles.
Là où j’ai l’impression que ça te gène aux entournures, c’est que ces béquilles qui sont censées palier au manque d’espace-temps (espace pour développer le contenu et donc le contexte, temps pour le lire et le saisir) ou aux lacunes du média (chat/IM qui reproduit la conversation, mais sans les nuances apportées par le ton, les gestes, les mimiques etc) se généralisent au point de venir palier un autre manque qui est celui d’un défaut de culture/savoir-faire pour appréhender le contexte de façon suffisante (Nadine et Christine qui ne maitrisent pas suffisamment les internets).
Pour ma part je ne m’inquiète pas trop pour le LOL. Je n’oublie pas que ce serait triste si internet se résumait à FB et consorts. Et je pense que les gens continueront à interpréter comme ils le veulent : il y en aura toujours pour se marrer et d’autre pour ne pas comprendre malgré tous les signes (du temps où je lisais les commentaires du Gorafi, j’étais toujours sidéré de voir le nombre de commentaires au premier degré… et je suis sur que certains étaient bien authentiques malheureusement).
est ce un hasard si les deux personnes citées dans l’article et qui ne comprennent pas le second degré soient des femmes ? certains vous répondront que cette question est à prendre au second degré, d’autres non 😉
la question ne date pas d’aujourd’hui et d’internet :
« Le 11 octobre 1841, Marcellin Jobard, propriétaire du journal Le Courrier belge, utilise dans un de ses articles un signe typographique de son invention, en forme de pique, qu’il appelle « point d’ironie ». »
source :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Point_d'ironie
Je ne suis pas trop d’accord avec cette analyse. Comme le dit Ginko, le second degré est question de contexte mais son interprétation dépend aussi du public.
L’exemple de la pipe de Magritte n’est drôle que parce qu’il savait quel genre de public allait voir son oeuvre : des Français ayant une éducation culturelle similaire à la sienne.
Maintenant, si on propose ce dessin à un individu dont le français n’est pas la langue maternelle ou qui connait l’existence de l’objet « pipe » mais n’en a qu’une idée vague parce qu’il ne l’a jamais vraiment vu en utilisation, ou encore quelqu’un qui a déjà vu des pipes sous une autre forme, il va légitimemement se demander « ah bon mais si ce n’est pas une pipe, qu’est-ce que c’est? ». Par contre, si une petite étiquette sous l’image explique que c’est bien du second degré, ils pouvoir mieux appréhender l’humour de l’oeuvre.
La différence entre un média traditionnel (Le Monde s’adresse à une catégorie de lecteurs qui est familier des codes culturels du journal, le journal de TF1 s’adresse à une catégorie de spectateurs plus large mais qui partagent au moins le fait d’habiter en France etc.) et Internet, c’est que les médias Internet qui buzzent ne savent pas du tout qui recevra leur information.
Ce sera peut-être un Parisien, peut-être un Congolais, peut-être un Américain francophone, peut-être un adolescent, peut-être une personne âgée, peut-être quelqu’un qui ne maitrise pas bien les codes d’Internet, peut-être quelqu’un qui y passe tout le temps, peut-être quelqu’un qui ne comprend pas la politique, peut-être un professeur en sciences politiques…
Se moquer des personnes qui « ne comprennent pas le second degré » ou parler de « pauvreté intellectuelle » comme je l’entends parfois est une forme de snobisme et d’élitisme à mon sens. On ne peut pas comprendre le second degré si on ne connait pas bien le contexte du premier degré. Et connaitre ce contexte n’est pas donné à tout le monde.
Comme Facebook transmet des informations entre des personnes aux parcours extrêmement divers, je comprends qu’ils cherchent à aider certains d’entre eux à mieux s’approprier les codes de l’information en ligne.
Pourquoi tant de subjonctifs au lieu du passé simple?
La perte du second degré et de la finesse de la compréhension orale comme écrite est pour moi, aussi, un indicateur de la « commonalisation » de la culture et des « bonnes » pensées très conformistes (anglo-saxonne) qui nous envahissent.
« Leur » pragmatisme naturel et la pauvresse relative de la langue de Shakespeare dans les interprétations qu’elle permet, nécessitent d’expliquer ce qu’on écrit plus en profondeur qu’on ne l’aurait fait avec le français.
A propos du PS : j’ai le même problème que vous, des fois je me sens obligé de rajouter un smiley pour être sûr d’être bien compris.
Mais pour avoir trainé mes guêtres sur de nombreux forums, l’histoire m’a montré que la plupart des gens ont le premier degré chevillé au cerveau, et que c’est des fois au bout de 3 ou 4 échanges qu’on fini par se rendre compte qu’on plaisantait, ou qu’il est vain de continuer à essayer de s’expliquer.
Alors qu’un smiley, même un môme de 10 ans comprend. Et on s’évite d’avoir à se justifier (surtout quand on ne peut pas s’en empêcher comme moi).
C’est la grande richesse mais aussi le défaut d’Internet. On ne sait pas si on discute avec un gamin, une ménagère de moins de 50 ans, un prof d’histoire, une écrivaine, etc… Contrairement aux médias historiques. Un journal, le journaliste écrit à sa manière, et les gens qui l’achètent (le journal, pas le journaliste), vont au devant du texte. Pareil pour un livre.
Or sur les « réseaux sociaux » chacun y va de sa prose et de sa discussion. Genre café du commerce. Sauf qu’au café du commerce, l’interlocuteur/trice, on voit son visage, ses yeux, sa réaction. Ce n’est pas le cas sur Internet.
Un jour, au déjeuner, nous plaisantions sur des sujets de stages de recherche qui nous paraissaient quelque peu futiles, et alors j’ai dit « au moins, pendant que les jeunes font ça, ils ne brûlent pas de voitures ».
Un distingué directeur de recherche m’a alors fait remarquer que ce ne sont pas les mêmes jeunes qui font ces stages et qui brûlent les voitures.
Je me suis alors dit que j’aurais du sortir mon énormité avec un grand sourire, soulignant qu’il ne s’agissait pas de premier degré.