Beau colloque. Grosse frustration de n'avoir pu assister qu'à 2 matinées mais bon. Ce matin donc je causais "interactions". Mon diaporama est en ligne ici.
Je reviens juste sur la diapo n°8 qui me semble – au moins métaphoriquement – importante pour comprendre et expliquer un peu l'évolution des interfaces et des interactions alors que nous nous apprêtons à franchir le pas vers l'internet des objets. Les autres diapos n'en sont pas moins passionnantes mais elles ne font que reprendre des idées déjà présentées sur ce blog (jetez quand même un oeil aux diapos 14, 15 et 16 et au lien qui va avec si vous vous intéressez aux voitures connectées 😉
Le pouce et l'index.
C'est l'histoire de 2 "icônes". La première apparaît au début du web, c'est "la petite flèche qui devient un index pointé quand vous passez sur un lien hypertexte." La seconde c'est la main au pouce levé, le "like" de Facebook. La première est celle du premier âge : celui du World Wide Web. La seconde est celle du deuxième âge : celui du World Life Web. Il n'y aura pas d'icône du troisième âge, l'âge du World Wide Wear. Voici pourquoi.
Ces deux icônes sont les plus représentatives et les plus "primales" de l'interaction au texte (la petite main à l'index levé) et de l'interaction "affective" aux autres et au monde (le pouce levé). Les plus représentatives et les plus basiques même si chacune d'entre elles mobilise naturellement des processus et des enjeux parfaitement et radicalement différents.
Mais ce qui relie ces deux icônes c'est qu'elles matérialisent, dans leur conjonction, une figure essentielle de l'interaction, à savoir la "préhension", l'activité de préhension. Cette capacité nécessite la présence d'un index et d'un pouce opposable.
Ainsi, à partir du moment où l’on dispose (icôniquement et fonctionnellement) de l’index et du pouce, donc de la capacité de préhension numérique, il devient possible, comme dans le stade habituel de développement de l’enfant – vers 9 à 10 mois – de passer à d’autres activités, à d’autres interactions (tactile, repérage dans l’espace, etc.) au travers "d’autres" interfaces, d'autres modes de préhension à la fois plus "fins" et plus divers dans leurs instanciations. Le pouce levé et la petite main ont aussi permis l'avènement des interfaces dites "tactiles", qui dans leur instanciation technologique autant que dans leur "héritage icônique" ont besoin de relier les capacités de préhension du pouce et de l'index.
Ce que l'histoire de la petite main et du pouce levé nous indique in fine, c'est que nous avons apprivoisé la préhension numérique et que d'autres modes d'interaction peuvent non pas apparaître – ils étaient déjà présents – mais peuvent être massivement adoptés. Nous sommes "prêts" parce que pour une fois, le numérique fut effectivement d'abord une affaire de "digital".
Pour autant, l'entrée dans ce troisième âge des interfaces, celui qui se dessine au-delà du tactile, sera – il l'est déjà – celui de l'a-ppréhension. Les Google Glasses, les vêtements connectés, les voitures connectées sont des interfaces sans préhension, des interfaces qui nous enlèvent la préhension. Des interfaces Carolliennes, qui à l'instar d'Alice nous emmènent derrière le miroir de notre rapport au monde et aux autres. Il est donc légitime qu'elles génèrent, au-delà de l'enthousiasme technophile de quelques développeurs et early-adopters, une forme d'angoisse et de crainte.
A tout le moins une forme d'appréhension qui vient de l'incapacité de "préhension" et donc de "com-préhension". Car pour com-prendre le numérique, il nous faut le prendre "ensemble".
Une foule de questions se posent donc dans différents champs sociaux, toutes relatives à notre perte de contrôle : sur nos données, notre image, notre e-reputation, sur nos requêtes, sur nos comportements d'achat, sur les objets connectés et autres véhicules sans chauffeur qui seront demain notre quotidien, etc.
C'est dans ce moment que nous devons nous souvenir que si nous avons le sentiment d'avoir perdu le contrôle, c'est parce que nous avons perdu les repères habituels de la préhension à l’échelle du numérique, c’est à dire la cardinalité de la navigation (le lien, la petite main) et de l'émotion (le like, le pouce).
Objets totems et sujets tabous.
Par-delà les seules cafetières ou thermostats connectés, l'âge qui souvre, celui de "l'Internet of Things" va nous voir passer d'un monde d'interactions finies avec un petit cercle très limité "d'objets totems" (les ordinateurs, smartphones et tablettes) à un monde d'interactions infinies dans un cercle étendu de "sujets tabous", c'est à dire pour lesquels l'essentiel des modalités d'interaction proposées ou induites nous renverra à des tabous sociétaux ou à des impensés technologiques ; sujets pour lesquels il nous faudra trouver une réponse technologique à des tabous sociétaux.
Du côté des tabous sociétaux citons par exemple la mort, c'est à dire les interactions désormais possible après la mort numérique d'un proche. Plus prosaïquement citons également la surveillance, et rappelons que l'angoisse d'être en permanence filmé à l'insu de notre plein gré est le principal frein au déploiement des Google Glasses. Du côté des impensés technologiques, citons une nouvelle fois la question de Tom Chatfield :
"Si nous pouvons construire une voiture qui évitera automatiquement la collision avec un bus rempli d'enfants, y compris au risque de mettre en danger la vie du conducteur, faut-il donner au conducteur la possibilité de désactiver ce réglage ?"
Et revisionnons ce magnifique diaporama 😉