Je me souviens du regard interloqué de mes interlocuteurs au SLF (syndicat de la librairie française) quand en 2006 j'étais venu leur présenter l'ogre Google et leur avais signalé qu'un jour les bibliothèques vendraient des livres et que les libraires en prêteraient.
Je me souviens du regard (de moins en moins) incrédule de mes étudiants en "métiers du livre" quand chaque année depuis 8 ans je leur annonce qu'un jour les bibliothèques vendront des livres et que les librairies en prêteront.
Je me souviens du regard incrédule – et souvent ostensiblement méprisant – de mes collègues universitaires quand je leur disais, il y a plus de 10 ans, que j'avais ouvert un blog, qu'un jour tous les universitaires auraient des blogs et que ce serait bien.
Je me souviens du regard étonné de mes collègues quand je leur disais qu'un jour les étudiants choisiraient leurs profs, leurs matières, et leurs universités pour composer eux-mêmes leurs propres parcours d'apprentissage.
Je me souviens de tant d'autres choses encore …
Aujourd'hui sur les internets.
Aujourd'hui sur les internets les bibliothèques vendent des livres.
Aujourd'hui sur les internets les libraires – certains en tout cas – refusent de vendre un livre en particulier.
Aujourd'hui sur les internets les journalistes montent des Moocs avec validation payante.
Aujourd'hui sur les internets c'est un formidable et joyeux bordel. Paraît même que ce soir un fabriquant d'ordinateurs va nous présenter sa dernière invention et que ce sera une montre. Le même fabriquant qui le 23 octobre 2001 avait inventé le walk-man, le même encore qui à ce rythme là dans 10 ans inventera la roue.
Aujourd'hui sur les internets c'est un formidable et joyeux bordel.
Alors bien sûr, pour l'instant, les bibliothèques qui vendent des livres – enfin la seule en France, c'est à dire la BNF – les vendent mal. Ce qui pose un certain nombre de problèmes : ce sont des livres du domaine public mais on n'a plus le choix d'accéder à la version "domaine public" du livre, faut l'acheter, et en plus quand on l'achète, y'a des problèmes d'interopérabilité, et en plus on n'a pas accès aux fichiers sources, ce qui empêche d'autres éditeurs d'éditer le livre.
Alors bien sûr les libraires qui refusent de vendre le livre de Valérie Trierweiler ont tort. Tort de refuser, et surtout tort de mépriser. Parce que de toute façon ce livre est déjà entré dans le domaine public du merveilleux monde des .torrents.
Alors bien sûr on se dit que c'est aux universités de monter des Moocs, et pas aux journalistes. Que c'est aux libraires de vendre des livres, tous les livres, et pas aux bibliothèques. Que c'est aux bibliothèques de se porter garantes du respect du domaine public plutôt que de l'enfermer dans un cercle vicié fait de partenariats publics privés.
Alors bien sûr on trouvera toujours des gens pour déplorer le fait que sur les internets, ben c'est le bordel.
Sauf que bien sûr tout ça c'est fini. Je veux dire les bibliothécaires dans leurs bibliothèques, les libraires dans leurs librairies, les journalistes dans leurs journaux, les universitaires dans leurs universités. Tout ça c'est fini. Là, je vous l'accorde c'est effectivement encore un peu du grand n'importe quoi. Chacun s'accroche à son pinceau tout en s'efforçant d'enlever l'échelle du voisin en espérant profiter de sa chute pour récupérer un peu de peinture. Mais ça va passer. Bientôt on va piger que le métier de bibliothécaire, de libraire, de journaliste, d'universitaire existe toujours. On va surtout accepter qu'il ait changé de fonction. On va aussi accepter de ne plus le lier à un lieu, à un modèle, à une rente. Enfin en tout cas faut espérer parce que d'autres sont aux aguets qui n'attendent qu'une chose : que l'on n'accepte pas ce changement pour nous imposer le leur. Ils ont déjà commencé d'ailleurs. Ils s'appellent Google, Facebook, Amazon, Apple.
Le sage, l'idiot, la lune, le doigt, #toussa #toussa
Ce soir vers 19h c'est la grand messe du lancement du nouveau produit phare d'Apple. Vous vous souvenez ? La montre connectée, celle avec tout plein de capteurs et d'application d'e-santé. Joël de Rosnay lui a déjà trouvé un nouveau nom : le Healthfie en écho au Selfie.
Je vous parie qu'ils vont nous refaire le coup du sage qui montre la lune et de l'idiot qui regarde le doigt : quand ils ont lancé l'ipod, tout le monde a regardé l'ipod mais personne n'a compris l'importance de ce que Steve avait négocié derrière avec le marché de la musique. Quand ils ont lancé l'Iphone, tout le monde a cru que c'était un téléphone alors que c'était un magasin. Si la faucheuse ne s'en était pas mêlée il nous aurait d'ailleurs fait le même coup avec l'Ipad. Et ce soir tout le monde va regarder la montre et peu de gens vont regarder le nouveau modèle médical qu'elle permet. Parce que bien sûr, les médecins aussi hein, c'est fini. Les médecins dans leurs cabinets ou dans leurs hôpitaux je veux dire.
Alors moi je les aime bien ces internets. J'aime bien que les universitaires soient aussi journalistes en sortant des affaires, en exhibant des faits. J'aime bien que les journalistes fassent leurs universités. J'aime bien que les patients soient parfois médecins. Que les étudiants apprennent des choses à leur prof. J'aime bien l'horizontalité, les "adhocraties" comme disait Henry Jenkins. J'aime bien que chacun dispose d'outils et d'auditoires qui lui donnent prise directe sur le monde, par le biais du plus essentiel et du plus révolutionnaire des actes : celui de la publication. J'aime aussi les communautés qui sont de partage avant d'être des communautés d'intérêt, même si tout le monde sait bien qu'il n'y a pas de communauté sans intérêts communs. Je les aime tellement mes internets que je soutiens la journée de demain, une journée où on va vous montrer ce qui se passerait si les GAFA ralentissaient les internets pour accélérer leurs propres écosystèmes, leurs propres intérêts.
Ce sont les rentes que je n'aime pas. Toutes les rentes. Mêmes celles qui ont le vernis de la légitimité acquise. Surtout celles-là en fait. La rente attentionnelle des journaux, la rente cognitive des universités, la rente de la formation des élites de l'école, la rente de l'organisation et de la hiérarchisation du savoir des bibliothèques. Vous me direz que pour un type qui n'aime pas les rentes je suis plutôt mal barré : parce que justement du côté des GAFA, niveau rentes, ils sont bien bardés.
Oui mais bizarrement j'ai confiance. Une confiance bien sûr relative. Parce qu'aujourd'hui nos libraires, nos bibliothécaires, nos universitaires, nos journalistes, ce sont eux, oui, eux, les GAFA. Globaux mais sectorialisés. Transversaux dans les usages mais définitivement verticaux dans leur forme. C'est d'ailleurs pour ça qu'ils brament, les autres, les "vieux" libraires, journalistes, bibliothécaires, universitaires : parce que le retour à l'horizontalité est abrupt. Parce que la chute est délicate. Mais les nouveaux seront comme les anciens. Ils vont se planter. Et le plus drôle c'est qu'ils vont se planter à leur tour très exactement de la même manière et pour les mêmes raisons que leurs illustres prédécesseurs. Lesquels prédécesseurs ne "traversent pas une crise" contrairement au maronnier qu'ils ont pris l'habitude de nous servir tout drapés dans leur pathos et fardés d'une légitimité pour laquelle l'essentiel d'entre eux n'a jamais combattu, n'a jamais même eu connaissance qu'elle était le résultat du combat de certains …Non ce n'est pas une crise qu'ils traversent.
Il n'y a pas de crise de la presse, pas de crise du savoir, pas de crise des universités. Juste une crise de fonction dans un monde où tout est encore fait pour que la fonction crée l'organe : pour la fonction d'informer on crée des organes de presse, pour la fonction d'enseigner on crée des amphis, pour la fonction de conserver on crée des étagères de livres, et vas-y comme je te pousse. Et l'organe se dilate, genre la grenouille et son vieux pote le boeuf, et se dilate encore, et on ne voit plus que l'organe, on oublie la fonction ; on s'en aperçoit ; il est déjà trop tard. Barrée, enfuie. Dans d'autres bras qu'elle est la fonction, en train de se faire cajoler, de se réinventer. Trop tard vous dis-je. Alors on brame, on gueule, on se lamente, on donne dans la posture, on fait dans l'imposture.
Oui mais voilà c'est fini. Et ce qui émerge ce sont d'immenses promesses, d'immenses chantiers, d'immenses batailles. La promesse d'un vrai domaine public, la promesse d'une vrai partage des savoirs, de tous les savoirs, la promesse de médiations qui seront le centre et dont les livres numériques ou papiers, dont les journaux, les télés, ne seront plus que la périphérie. La promesse d'une connaissance co-construite, d'agencements collectifs d'énonciation. La promesse d'objets de connaissance, d'enjeux de sociabilité toujours en mouvement, toujours en renégociation. "Blablabla" direz-vous. "T'as qu'à voir sur Facebook la tronche qu'ils tirent tes agencements collectifs d'énonciation : Ice Buckett Challenge, lolcats, jeunes femmes russes cherchent mariage. A ce niveau là c'est juste un bel agencement collectif de vérole s'abattant sur un couvent".
Je sais. J'ai vu. J'ai à peine vu et je me souviens déjà. Je me souviens déjà de votre regard interloqué.
Un beau matin sur les internets, il y a un libraire qui m'a prêté un livre que lui avait vendu un bibliothécaire. C'était un livre écrit par un journaliste qui relatait une sombre affaire sur laquelle avait enquêté un universitaire. Une fourmi de 18 mètres. Avec un chapeau sur la tête. Qui n'existe pas. Qui n'existe pas.
Allez copain des internets, oublie ce mantra. Elle est là, juste devant toi cette fourmi de 18 mètres avec son chapeau sur la tête, elle traîne un char plein de pingouins et de canards, elle parle français, latin et javanais. Elle te montre la lune. Elle n'a même pas de doigts. C'est la fourmi des internets. Et elle est ton amie. Veille sur elle, prends-en grand soin.
on est sur les internets alors je met un <3
Respect Monsieur, mais ça fait un peu peur tout ça. Le bordel et ainsi de suite…