Je reçois ces temps-ci pas mal d'appel de journalistes sur le sujet de "la rumeur des clowns menaçants". Ce court billet a vocation à synthétiser mon opinion sur le sujet 🙂
Que faut-il pour que naisse et se propage une "bonne" rumeur ?
Plusieurs ingrédients qui se trouvent tous ici réunis.
D'abord un "fait" ou un contexte qui sera mal interprété. Probablement ici une – mauvaise – blague de quelqu'un qui aura cherché à effrayer un passant déguisé en clown.
Ensuite un contexte qui laisse le champ libre aux interprétations du réel les plus larges ("il faisait nuit", "j'ai pas bien vu", "je crois qu'il était armé mais je sais pas si c'était une vraie arme ou une arme factice", etc.)
A partir de là, c'est parti.
Il faut d'abord un contexte général (s'appliquant à toutes les rumeurs)
Primo jouer sur des sentiments "primitifs" : en l'occurrence la peur, l'angoisse. On le sait, ce sont ces sentiments (ainsi que la colère, l'indignation) qui se propagent le mieux sur les réseaux sociaux, qui disposent du plus fort potentiel de "viralité". Toutes les grandes rumeurs (dont celle d'Orléans) jouent ou ont joué sur ce sentiment.
Deuxio, mobiliser un scénario assez inattendu et hautement improbable : c'est une des vieilles lois de la théorie de l'information (et aussi celle du "scoop" journalistique) : l'impact de l'information délivrée sera d'autant plus élevé que son pourcentage d'advenir est faible. La probabilité que des clowns tueurs armés jusqu'aux dents débarquent en masse dans tous les coins de france pour terroriser la population est en effet relativement faible.
Tertio, que ce scénario puisse s'ancrer sur / dans un imaginaire culturel déjà très riche et structuré en représentations. Là encore, en plein dans le mille : l'image du clown manaçant / inquiétant / assassin fait partie de l'imaginaire classique de la littérature et des films d'horreur depuis plusieurs générations. Ce "terrain" culturel va permettre à la rumeur de s'ancrer dans l'esprit des gens sur le mode "mais oui, ce n'est pas si improbable que cela puisque ces représentations existent au cinéma, à la télé, dans les livres, etc."
Il faut ensuite un contexte particulier (ne s'appliquant qu'à la rumeur concernée)
Et ce contexte est le suivant.
Primo, l'ancrage dans le présent : cette rumeur des clowns tueurs naît à quelques jours de la fête … d'Halloween.
Deuxio : des éléments circonstanciels périphériques. Il faut noter que cette rumeur a atteint un pic de propagation (25 et 26 octobre) quelques jours après que Rémi Gaillard, l'un des tout premiers "youtubeurs" français, a mis en ligne sa dernière vidéo dans laquelle lui et deux complices se déguisent en personnages de films d'horreur pour terroriser des passants. Pas de "clown" dans cette vidéo mais les personnages de Scream, de Massacre à la tronçonneuse et la poupée Chucky (globalement assez proche du clown). Cette vidéo a été mise en ligne le 23 Octobre 2014, et si la rumeur avait déjà commencé à s'etendre une semaine avant cette date on peut tout de même observer une nette recrudescence des apparitions de clowns tueurs depuis cette date (et réciproquement une envolée des statitstiques de consultation de la vidéo de Rémi Gaillard).
Attention : il ne s'agit aucunement d'un lien de causalité (le pauvre Rémi Gaillard n'est pour rien dans cette affaire) mais d'un lien de conséquence qui vient renforcer la pregnance de la rumeur, notamment auprès du premier public concerné qui est aussi le plus actif dans la propagation de la rumeur, c'est à dire les adolescents.
Conclusion ?
Conclusion, la justice, la police et les journalistes feront leur travail. A ce jour il est avéré qu'il y a eu certains esprits dérangés qui se sont effectivement déguisés en clowns menaçants et armés (d'armes factices) pour terroriser de pauvres passants, comme il est également avéré que d'autres ont simplement "dit" avoir vu ou entendu d'autres personnes "leur dire" qu'ils avaient vu l'homme qui avait vu l'homme qui avait vu l'ours le clown.
Il est évident qu'à l'occasion d'Halloween ce week-end nous allons assister à quelques scènes pas très ragoutantes et que quelques inconscients en mal de sensation forte vont "jouer le jeu" de la rumeur et profiter de l'aubaine fournie à peu de frais pour aller effrayer d'autres participants à la "fête" d'Halloween. Ce qui inévitablement fournira – hélas – quelques tensions (il n'est jamais exclu qu'un vrai malade mental se trouve dans le lot) et quelques angoisses pour les parents dont les enfants sortiront ce soir là seul dans les rues.
Dernier point, l'historicité et l'ancienneté documentée de cette rumeur des clowns inquiétants. La rumeur d'Orléans jouait sur deux vieilles peurs culturelles : celle de la figure du "complot juif" et celle des réseaux parallèles de prostitution fonctionnant par enlèvements. Celle des clowns menaçants dispose de ses propres références culturelles et psychologiques, comme le rappelle brillamment Yann Leroux dans son billet : "Pourquoi certains enfants ont-ils peur des clowns ?"
Et pour tout le reste, le spécialiste français de la rumeur reste Pascal Froissard, qui rassemble nombre de ses articles sur le sujet sur son site.