Où que le regard se tourne on ne voit que cela. Nageant dans les bits à reluquer des boobs à grand renforts de bots.
Je m'explique.
Au commencement était le bit. Inutile d'y revenir. Juste peut-être relire les interventions de Nicholas Negroponte sur le passage d'une société de l'atome à une société du bit. C'était autour de 1995. La préhistoire. Les bits sont aujourd'hui notre milieu. Le numérique est un milieu. Et il n'y a pas de juste milieu.
<Par parenthèse> S'étonner – malgré la qualité des gens à l'origine de l'idée – qu'on nous fourgue aujourd'hui un bac en "humanités numériques", aussi pertinent que pourrait l'être un bac en "socialisation". Toujours la même capacité à réduire, substitut commode d'une incapacité à dissocier le numérique de ses outils, de ses pratiques, de ses codes. Un bac en "programmation" OK, un bac en "développement informatique" OK, des matières obligatoires dans toutes les filières pour former les lycéens à l'histoire et à la "philosophie" du numérique, pour leur enseigner la publication, OK … mais des humanités numériques … comment dire … On passe le permis de conduire, on apprend le code de la route, on ne passe pas une épreuve d'humanité circulante. </Par parenthèse>
Ensuite vinrent les boobs. Les boobs sur le ouèbe c'est le sujet de plusieurs thèses de doctorat (qui restent à écrire). Je vais donc faire la version courte. L'acte fondateur des boobs et des internets ce n'est pas la première photo en ligne de protubérances mammaires. Ce n'est pas – uniquement – le #porn ou le #NSFW (a ce sujet, ne manquez sous aucun prétexte l'hymne officiel des internets). L'acte fondateur c'est en avril 2000 lorsque l'on découvre que Pamela Anderson (les Boobs) se cache dans les balises méta d'une candidate à la mairie de Paris. Le Spamdexing (indexation faussée ou frauduleuse) est né aux yeux du grand public, et ce qui n'était que pratiques d'alcôves et délits de grands initiés va lancer la grande guerre de l'indexation. Une guerre économique ("les boobs ça génère du traffic, donc de la visibilité, donc des ventes"), une guerre morale (avec les croisés anti-boobs et l'hygiénisme boutiquier de la firme à la pomme et de ses semblables), une guerre de la langue comme capital, la guerre du capitalisme linguistique. Les Boobs aujourd'hui ce sont les épisodes du #celebgate (épisode 1, épisode 2). Ou encore cette énième récente fuite, sur Snapchat cette fois, des dizaines de milliers de photos "privées". Les Boobs c'est comme les Diamonds. C'est forever. Et aucun pseudo web éphémère n'y changera rien. Car rien dans les processus d'engrammation du numérique n'est éphémère. Des "boobs" et du "porn" donc, car aujourd'hui tout est "porn" : Food Porn, Sky Porn, Porn … Porn … le "porn" comme monstration, dé-monstration, se "trop" montrer pour oublier de regarder, se "trop" voir pour oublier de se rencontrer.
Ils sont parmi nous. A tel point que c'est l'industrie du "porn" qui organise des concours d'affiches "no porn".
Et puis y'a les Bots. Les robots. Dont au sujet desquels il n'est pas totalement erroné de signaler que l'essentiel de leur activité émergée est d'user de bits pour nous afficher toujours plus de boobs. Et qui s'occupent aussi de l'essentiel des modification et corrections sur Wikipédia, qui sont des journalistes qui ne dorment jamais, des robots comme autant d'objets juridiques non-identifiés et sans statut légal, des robots pour lesquels il faudra bien définir des règles éthiques, façon Asimov et ses trois lois.
Ils sont la première source d'activité et de trafic sur le web.
"À la fin de cette décennie, les bots seront plus nombreux que les êtres humains. À la fin de la prochaine décennie, ils seront plus nombreux que nous dans une proportion de un pour 1.000.000. Ils seront partout. Dans chaque système, dans chaque maison, dans chaque objet." (Source)
La guerre des bots a déjà commencée. En 2023, une étude annonce que pour 1 soldat de l'armée américaine on comptera 10 robots autonomes. Les drones sont déjà là. Et sans parler même des forces armées ou des robots tueurs norvégiens, du côté de nos pratiques quotidiennes connectées, la tenaille se resserre : bots "remplaçants", "correcteurs", "journalistes", voilà pour les forces de l'alliance rebelle. Côté obscur on trouve les bots de la bêtise, les bots "kakonomiques" favorisant les échanges médiocres sans que personne ne trouve à s'en plaindre, qui retweetent automatiquement sur la base d'un mot-clé parfaitement hors contexte, des bots à l'intelligence médiocre, des bots non pas de l'intelligence mais de la bêtise artificielle.
World Wide Web. World of Bits. Wide Boobs. And Web of Bots.
Or quelles sont aujourd'hui les 3 questions majeures que (nous) pose l'écosystème internet ?
La question de la neutralité. Bit Neutrality. En faut-il un peu ("a bit"), beaucoup ? Est-elle possible à l'échelle des biotopes planétaires et des écosystèmes de service qui se disputent le gâteau de l'économie de l'attention ?
La question des données. Big Data ou Big Boobs. Les données sont la poitrine apaisante des Bigs Mamas qui surveillent leurs enfants, le fantasme absolu de tous les "Little Brothers" et "Little Sisters" à l'affût de leurs congénères, la prochaine pierre de voûte de l'édifice des Big Data sur lequel régnent en maîtres quelques "Big Brothers" : "Who controls the Boobs, controls the Internet". Données et poitrines nourricières, supports de tous les fantasmes, de tous les interdits, de toutes les reterritorialisations, de toutes les transgressions (cf la diapo 11).
La question des algorithmes de prescription / recommandation / décision. C'est à dire la question des (ro-bots). C'est à dire la question de la gouvernance algorithmique. Des bots partout donc. Bots of robbery. Un formidable hold-up, hold-up scriptuaire (ils écrivent à notre place), hold-up décisionnel (ils décident à notre place), hold-up sentimental (ils décident de qui nous rencontrons, d'avec qui nous pourrions vivre) … Bref une réelle gouvernance algorithmique sur laquelle Henri Verdier revient dans son dernier billet en formulant en conclusion quelques pistes intéressantes que je recopie ici :
"- favoriser, en toutes situations, les stratégies de capacitation : la puissance des algorithmes peut être appliquée pour clore les débats, en prétendant que la science a parlé, ou pour augmenter le choix des acteurs. Dans tout design de système d'information, il faut favoriser le plus large choix des acteurs ;
– refuser la décision algorithmique, comme le prévoit la loi de 1978. Aucune décision de nature individuelle ne peut être prise sur la seule décision de la machine.
– réclamer la transparence des algorithmes, afin que les gens puissent savoir au nom de quels critères ils vont être analysés et afin de permettre la critique des attendus de ces algorithmes ;
– redonner aux citoyens le contrôle de leurs propres données personnelles (dans l'esprit du droit d'accès et de rectification des documents administratifs, mais sans verser dans les excès du "droit à l'oubli") ;
– apprendre à réguler les nouveaux monopoles fondés non pas sur l'appropriation des données, comme le prétend le débat public aujourd'hui, mais sur la capacité à traiter ces données mieux que d'autres."
Le point 1 (capacitation) n'appelle pas de discussion. Le point 2 (refuser la décision algorithmique) sera probablement une affaire de proportionnalité : quelle sera la part décisionnelle que nous accepterons de déléguée à l'algorithme. Les voitures autonomes constituent ici un intéressant terrain d'étude (voir mon dernier diaporama ou ce billet). Le point 3 (transparence algorithmique) ne pourra être appliqué que lorsque lesdits algorithmes s'étendront à un certain nombre de secteurs ou de tâches régaliennes mais restera – me semble-t-il – un voeu pieu. Le point 4 (contrôle des données personnelles), pour aboutir, devra nous amener à repenser les logiques de "privacy" dans le sens d'une laïcité numérique. Le point 5 (réguler les nouveaux monopoles) … le point 5 renvoie en boucle aux points 2 et 3 …
Pour l'instant ces "bots" se cantonnent au régime dialogique du "proposal" (systèmes de prescription et/ou de recommandation). Mais déjà nous n'avons presque plus d'espace pour nous y soustraire ou pour nous y opposer ("opposal"), à l'exception complexe de stratégies d'obfuscation de plus en plus difficilement mobilisables.
Tripalium de silicium.
L'un des corrélats direct de la troisième question (gouvernance algorithmique), à la croisée de la seconde également (big data or big boobs), est celle du travail, ou plus exactement de la réorganisation du temps de travail et du temps de loisir. Un temps de loisir qu'il ne nous est plus donné de vivre que comme une forme pulsionnelle d'onanisme (boobs) et un temps de travail dont tous les signaux indiquent qu'il sera de plus en plus assuré par des robots dans le cadre d'un processus d'automatisation désormais aussi certain qu'irréversible (cf plus bas). Une automatisation dont on aurait d'ailleurs tort de croire qu'elle se limitera précisément à la sphère du travail, fut-il numérique (digital labor), mais qui s'installe déjà au coeur de l'ensemble des routines quotidiennes que partagent précisément nos activités de travail et de loisir : prendre sa voiture (connectée), prendre un café (avec sa cafetière connectée), faire ses courses, etc. ; l'internet des objets est le dernier cheval de troie, insidieux, qui va amener une nouvelle forme de régulation algorithmique sur l'ensemble de nos vies, en réorganiser l'ensemble des affordances.
Quand l'adresse n'est plus qu'une forme de supplique.
Après le World Wide Web, après le World Life Web, après le World Wide Wear, après le World Wide Orwell, après avoir indexé les documents (bits), puis les profils (boobs), après avoir fait de notre corps une interface comme une autre équipée de capteurs nous installant de facto dans un sur-régime de calculabilité permanente, après avoir (re)créé les conditions d'un régime Orwellien dans lequel la calculabilité vaut prédictibilité (bots), et la nature numérique partageant avec l'autre la même horreur du vide, Google lançait, le 6 octobre 2014, son projet "Physical Web". Objectif ?
"attribuer une adresse URL unique à chacun des 80 milliards d’objets connectés prévus à l’horizon 2020 par l’Idate. Il s’agit de mettre en place un standard unique de gestion des interactions de l’Internet des objets." (Source)
Un nouveau Big Bang. Un nouveau réseau. Entre infranet et outerweb. Un nouveau réseau pour un même maître. Google encore. Un nouveau réseau pour enclencher un nouveau cycle : car ce nouveau réseau à son tour commencera par générer de nouvelles documentations, de nouvelles "traces" (Physical Wide Web), puis replacera en son centre la question du rapport de l'individu aux objets qui l'entourent et aux nouvelles affordances offertes (Physical Life Web), viendra ensuite "contaminer" la corporéité même des individus comme autant de littéraux "data centers" (Physical Wide Wear) et se concluera par d'insolubles questionnements sur le niveau tolérable de dépendance et de calculabilité de ces nouvelles modalités d'interactions permanentes et rémanentes (Physical Wide Orwell).
Au coeur de ce nouveau réseau, au coeur du projet du Google Physical Web, le régime documentaire premier, celui de l'adressage. Ces adresses (URL) qui furent au coeur de la promesse originelle du web, ces mêmes adresses qu'il devînt vital de progressivement nous empêcher de lire pour mieux accélérer notre dépendance aux écosystèmes propriétaires qui en délivrent l'accès, ces adresses qui sont aujourd'hui le prochain Graal : l'adresse de chaque objet, nouvelle carte, nouveau réseau, nouvel espace, nouveaux points de contrôle. Nouveau changement d'axe de rotation de la planète web : après les documents, après les profils, voici les objets. Le contrôle de l'adresse. De l'adressage. Ne plus savoir à qui s'adresser, ne plus savoir à qui l'on s'adresse, ne plus choisir à qui s'adresser, qui aller visiter, que voir. Aveugles numériques par excès de voyeurisme comme l'on disait de certains livres qu'ils étaient "anonymes par excès d'auteur". S'adresser toujours aux mêmes écosystèmes propriétaires centralisés. Ne plus avoir à leur adresser qu'une forme de supplique. Un adressage mis au supplice et ne nous laissant d'autre contrôle, d'autre choix que celui d'une aliénante souscription, vieux souvenir d'un rêve perdu de navigation.
La vengeance des cafetières tueuses.
L'inverse de la neutralité, c'est la partialité.
L'inverse des données ce sont les métadonnées.
L'inverse de la gouvernance algorithmique c'est la dictature algorithmique.
Et les ingrédients sont aujourd'hui réunis pour que s'installent, à défaut de réelles dictatures, des diktats fondés sur l'utilisation et l'analyse des métadonnées dans des écosystèmes informationnels disposant de leurs propres réseaux propriétaires et partiaux. Vieux débat.
Il n'en faut pas plus pour que commencent à s'imposer des scénarios économico-cataclysmiques trouvant une légitimité rétroactive dans l'analyse de ce que la science-fiction a jusqu'ici produit : remplacement du travail humain par des robots ("les robots vont-ils tuer la classe moyenne ?", "être remplacés par des robots", ou encore cet article faisant écho d'un rapport du Pew Internet), intelligence (ou bêtise) artificielle se substituant à un certain nombre de tâches jusqu'ici régaliennes et contaminant le champ et l'horizon décisionnel – le libre-arbitre – de chaque individu, menace de l'IA pour certains, pour d'autres trop surestimée, et, dernier en date, la révolte des objets tueurs ("Avec les objets connectés, Europol craint une vague de cybercrimes, dont des meurtres", et "Internet finira par vous tuer" … rien que ça). L'occasion de remettre au goût du jour ma célèbre maxime :
"Tu voulais du web sémantique ? T'auras des frigos qui twittent … et des cafetières tueuses."
Objets de Silicone. Un nouvel OS.
L'homo-numéricus entre dans un nouvel âge. Le système d'exploitation (au sens littéral et marxiste de l'exploitation) est désormais installé. Il a modifié nos pratiques, modifié avec elles la configuration de notre cerveau, modifié nos capacités cognitives. Il a redistribué et reconfiguré un ensemble de cartes mentales, neuronales, physiques. Il se nourrit d'adresses comme Chronos de ses enfants. De nos adresses. Adresses de nos documents, de nos profils, de nos données, de nos parcours, de notre corps, demain de nos objets.
Bots, Bits and Boobs. Les trois titans. L'automatisation, la numérisation et la pulsion.
Sur l'ensemble de ces 3 questions, nous avons un besoin urgent d'un reboot. D'un "reboob". D'une revitalisation de l'écosystème global qui prendrait la forme d'une re"bit"alisation. Avant que de quelconques bots ne nous en confisquent jusqu'au droit d'inventaire.
Avec autant de boobs dans le billet, les bots vont se régaler !-)