Who Controls the Gifs, Controls the Internet.

Billet bordélique assumé dans lequel il sera question de Dubsmash, de Vine, de captation de la valeur, de Uber et des taxis, de 6 secondes et pas une de plus, mais aussi de Maurice Blanchot et du web comme oeuvre ouverte.

Les internets comme oeuvre.

Il se passe plein de choses en 60 secondes sur les internets. Les internets comme un livre, immense, de sable, livre qui contient tous les livres. Mais.

"Un livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire : centre non pas fixe, mais qui se déplace par la pression du livre et les circonstances de sa composition." [Blanchot 55 p.5]

Les internets comme un livre. Les internets qui font "oeuvre". Dont chaque fragment même le plus inessentiel est l'essentielle contribution. Le révélateur d'un ensemble dont la totalité n'existe qu'au travers de chacune de ses instanciations particulières. Le web comme oeuvre ouverte.

"Quant à l’œuvre, les problèmes qu’elle soulève sont plus difficiles encore. (…) On admet qu’il doit y avoir un niveau aussi profond qu’il est nécessaire de l’imaginer auquel l’œuvre se révèle, en tous ses fragments, même les plus minuscules et les plus inessentiels (…). Mais on voit aussitôt qu’une pareille unité, loin d’être donnée immédiatement, est constituée par une opération ; que cette opération est interprétative (puisqu’elle déchiffre, dans le texte, la transcription de quelque chose qu’il cache et qu’il manifeste à la fois). (…) l’œuvre ne peut être considérée ni comme unité immédiate, ni comme une unité certaine, ni comme une unité homogène. [Foucault 69 p.33]"

Who controls the Gifs Controls The Internet.

Cette semaine viennent donc d'être lancées deux nouvelles instanciations virales de cet éloge de la brièveté, du fragmentaire qu'est le web.

Techcrunch annonce que Youtube est en train, progressivement, de permettre la création de Gifs animés, directement à partir d'une vidéo Youtube donc.

Et puis après le succès de Vine, c'est désormais Dubsmash qui cartonne. Une application sur un principe simple : vous choisissez dans une base d'extraits de chansons, de dialogues de films, tous limités à 6 secondes ou moins, vous vous filmez en train de "mimer" en playback ledit extrait, et le tour est joué, vous n'avez plus qu'à partager sur les réseaux. "Selfie video with famous quotes". Bref, ça quoi.

Point commun de l'ensemble de ces applications de la culture "remix", elles sont toutes limitées à 6 secondes ou moins. La raison est rappelée par Lionel Maurel, c'est celle de la théorie de l'usage "de minimis". L'idée est la suivante : en termes de droits d'auteur (ben oui parce que bien sûr la clé de toutes ces applications de remix, fondée sur la reprise de contenus produits par d'autres, c'est le droit d'auteur), en termes de droits d'auteur donc, la justice ne s'occupe pas de ce qui est "insignifiant". Et une jurisprudence indique qu'en-deça de 6 secondes, une reprise est considérée comme insignifiante. 

L'adage latin correspondant à cet usage "de minimis" est aussi imagé que croquignolet : "aquila non captat muscas" ("l'aigle n'attrape pas des mouches"). Avec les auteurs / éditeurs / ayants-droits dans le rôle de l'aigle, et les internautes remixeurs (et parfois eux-mêmes auteurs / éditeurs) dans le rôle de … la mouche. 

Syllogisme de l'amertune.

"L'aigle n'attrape pas des mouches.
On n'attrape pas des mouches avec du vinaigre.
L'aigle n'aime pas le vinaigre."

 
Pour l'instant (mais jusqu'à quand ? <Update> bon ben tout ça n'aura donc pas duré très longtemps</Update>), les ayants-droits semblent se plier aux usages et tolérer ces pratiques massives – ou en cours de massification – au nom de ce qui relève de toute façon de l'exception pour courte citation. De son côté, Youtube (Google donc) tire une nouvelle fois magnifiquement son épingle du jeu en capitalisant – un peu tardivement – sur des usages (le détournement des Gifs) tout en se plaçant en situation de contrôler la chaîne de réappropriation (et donc de droits) puisqu'il est seul à décider des vidéos sur lesquelles implémenter la fonctionnalité permettant de créer des Gifs. Lui qui jusque là faisait profession de gérer l'abondance, commence à son tour à organiser la rareté, nous signalant au passage que son "économie" s'oriente également vers des modèles plus "traditionnels".

La seconde et le secondaire.

De Vine à Dubsmash, et comme avant elle les 140 signes de twitter, ou avant encore le format court des billets de blogs, c'est ici une nouvelle "lexie" au sens de Barthes qui émerge aujourd'hui du réseau.

  1. "Le signifiant tuteur sera découpé en une suite de courts fragments contigus, qu’on appellera ici des lexies, puisque ce sont des unités de lecture. (…) La lexie comprendra tantôt peu de mots, tantôt quelques phrases ; ce sera affaire de commodité : il suffira qu’elle soit le meilleur espace possible où l’on puisse observer le sens (…)" [Barthes 70 p.18]

De nouvelles "lexies" à la fois fécondes, révélatrices de nouveaux usages de l'image, de nouvelles pratiques sociales, dans lesquelles les "sciences du web" et autres "digital humanities" peuvent trouver un inépuisable terrain d'observation scientifique, mais qui, in fine, apparaissent paradoxalement déconnectées du web tant elles relèvent d'un usage applicatif "fermé". Les vidéos Vine comme celles de Dubsmash peuvent certes être "partagées", mais elles ne peuvent l'être que dans le cadre d'écosystèmes fermés, applicatifs et propriétaires : WhatsApp, Facebook Messenger, ou par "message" sur un smartphone pour Dubsmash, dont la dimension conversationnelle semble pour l'instant exclusive. Les vidéos Vine peuvent elles, être "partagées" sur Twitter ou Facebook mais restent inexploitables en tant que lexies à l'échelle du web.

Impossible, à la différence par exemple de l'immense collection des TumblR collectionnant les Gifs, impossible de créer du lien entre ces productions dès lors reléguées dans un éternel entre-soi. Ce qui n'est d'ailleurs pas un problème, sauf que.

Tipping point.

Sauf que dans l'analyse des évolutions du web, on est souvent à la recherche du "point de bascule", ce "tipping point" qui cristallise le passage d'un âge du réseau à un autre. La multiplication de ces nouvelles lexies me semble être en passe de constituer le prochain point de bascule : celui après lequel l'essentiel des contenus produits ne viendront plus constituer de nouvelles couches sédimentaires du web, ne participeront plus de ce gigantesque palimpseste planétaire. Celui où ces quelques "secondes" ne feront plus qu'alimenter un réseau "secondaire", un "second réseau".

Et là oui, on a un problème, celui que Tim Berners Lee pointe depuis déjà quelques années, c'est à dire la bascule d'un macro-environnement ouvert (le web) dans lequel tout est "liable" (hyperliens) vers des micro-environnements fermés et applicatifs dans lesquels plus rien n'est exploitable en dehors des limites dudit environnement ou de ladite application. Pas convaincus ? Des continent entiers ne disposent plus aujourd'hui que d'un accès "applicatif" à ce qu'on appelait hier encore le web (certes c'est toujours mieux que pas d'accès du tout me direz-vous …).

Dans un article de 1992 consacré à la théorie de l'apprentissage à distance, Brown et Duguid (les auteurs) évoquaient la fragmentation des tâches d'apprentissage, et le fait que l'on apprenait davantage et mieux lorsque l'on était capable de se situer et de se maintenir en situation périphérique des unités ou des contenus d'apprentissage. Pour cela il fallait, disaient-ils, être capable de :

"situer la tâche décomposée dans le contexte d’une pratique sociale générale. La présence du contexte global offre une chance à l’apprenant de "dérober" ce qu’il ou elle trouve le plus approprié."

Et ils ajoutaient :

"Il est d’une importance vitale de ne pas fragmenter la périphérie sociale." [Brown & Duguid 92]

Le succès de Vine, de Dubsmash et des gifs animés en général s'explique par le fait qu'ils autorisent cette "dérobade", en l'inscrivant dans une périphérie sociale adaptée et toujours possiblement – mais de moins en moins – poreuse. L'immense collection des TumblR constitués à base de Gifs animés sont le paradigme même de la dérobade, de l'appropriation choisie et replacée dans une périphérie sociale différemment contextualisée, différemment documentée. Ce double mouvement de dérobade et de recontextualisation constitue la valeur première de l'ensemble de ces nouvelles "lexies", de ces nouvelles unités structurantes du discours et de la représentation.

Les enfermer (ces lexies) dans des applications elles-mêmes liées aux mêmes grands écosystèmes propriétaires est une nouvelle étape d'un vaste processus de captation de la valeur qui constitue le modèle desdits écosystèmes prédateurs, lesquels commencent par créer les conditions de production de nouvelles formes d'abondance (de micro-contenus) dont ils organisent ensuite la rareté pour mettre en place leurs modèles économiques.

La captation de l'avaleur.

Google a construit son empire sur la captation de la valeur des textes, laquelle valeur est directement produite non par les textes eux-mêmes mais par le régime de liens qui tient ensemble ces différentes lexies éparses, lesquels liens sont patiemment et gratuitement construits par les internautes eux-mêmes.

Facebook a construit son empire sur la captation de la valeur relationnelle associée au graphe des profils, laquelle valeur n'est qu'indirectement liée aux profils en eux-mêmes (en tant que "socio-lexies") mais au régime de sociabilités (liens forts et faibles) qui est établi par les utilisateurs du site.

Uber et les services similaires (TripAdvisor ou Booking par exemple) sont en train de construire leur empire sur la captation de la valeur des services. L'interdiction qui vient de tomber concernant le service Uberpop, parfaitement emblématique de ces nouveaux champs de la captation de valeur illustre très bien le hiatus existant entre des logiques collaboratives de service et les logiques de rentes établies qu'elles viennent mettre en difficulté : entre les deux, et la nature numérique ayant horreur du vide et du chaos, des sociétés ont toute la place pour venir capter des chaînes de valeur existantes mais non visibles / accessibles (j'ai une voiture, je peux t'emmener d'un point A à un point B) et en faire l'ossature d'une nouvelle forme de rente, à la fois attentionnelle (immatérielle) et carbonnée (logiques de déplacement en l'occurrence). Interdire Uberpop** par voie législative pour maintenir la rente actuelle des chauffeurs de taxis a à peu près autant de sens que d'interdire l'usage du GPS capable de faire de chacun d'entre nous des individus capables de naviguer dans de grandes agglomérations aussi bien ou parfois mieux qu'un chauffeur de taxi.

**Uberpop a déjà été interdit en Espagne et dans d'autres pays, ainsi que dans … une ville et un état des USA.

Si les chauffeurs de taxi doivent mourir un jour, ce ne sera pas de l'invention du GPS ou de services comme Uber ou Uberpop mais de leur incapacité à s'inclure dans les nouvelles chaînes de valeur qu'offre la dématérialisation des services (si j'avais le temps, je vous ferai bien le coup de l'analogie entre les taxis et les libraires, mais j'ai pas le temps et c'est déjà suffisamment le bordel dans ce billet).

La boutique, le bazar et les défenseurs des cathédrales.

D'immenses boutiques voient aujourd'hui le jour, leur vocation est de substituer une proposition d'ordre au bazar que constitue le web (et qui fait sa richesse et son intérêt). Amazon, Apple, Uber, Booking, Tripadvisor, etc. sont ces boutiques. Les états qui légifèrent dans leur coin pour mettre en pace des interdictions préservant un certain nombre de rentes acquises défendent des cathédrales, un "logiciel économique propriétaire", cathédrales elles-mêmes peuplées de zombies.

Ceci tuera cela. Les boutiques tueront les cathédrales. Interdire Uber, taxer Google, Leboncoin ou les sites immobiliers de Particulier à particulier sont des réflexes qui participent tous de la même logique, celle qui refuse d'acter le fait que certains métiers sont irrémédiablement condamnés (par l'algorithmie, par l'automatisation, par la collaboration servicielle, etc …), celle qui consiste à laisser de nouveaux entrants constituer de nouvelles rentes autour des nouvelles fonctions que lesdits métiers condamnés pourraient pourtant se réapproprier de bien des manières.

En termes de régulation par l'Etat, le seul levier encore efficace (mais lourd et devant affronter des armées de lobbyistes) est celui de l'autorité de régulation de la concurrence au niveau européen, comme le montre l'affaire Booking.com qui ne devrait plus pouvoir faire jouer sa clause de parité tarifaire pour "obliger" les hôteliers à pratiquer sur sa plateforme des prix plus bas que sur les autres où ils sont référencés. On oublie d'ailleurs également un peu vite que la mise sous coupe algorithmique réglée des marchés (et pas uniquement financiers via le Trading à Haute Fréquence) dispose encore de marges significatives d'améliorations qui laissent de la place au facteur humain

Y'en a pus.

Il n'y a plus de disquaires. Les gens écoutent-ils moins de musique ? Il n'y a plus de rémouleurs. Les couteaux sont-ils moins tranchants ? Demain il n'y aura peut-être plus de taxis, plus de libraires, et bizarrement les gens continueront de lire des livres et de se déplacer. Vous verrez même qu'avec un peu de chance ils en liront plus qu'avant, ou qu'ils se déplaceront autant, et peut-être parfois plus intelligemment, et peut-être à moindre coût (rien n'est moins sûr mais bon, vous voyez l'idée …). Tiens, la télé, mais oui, même la télé est en train de mourir, dépassée par la vidéo à la demande, et là encore qui voilà qui pointe le bout de son nez à l'horizon ? Ah bé oui ma pov' dame. Il faudrait juste qu'ils (ces métiers) envisagent de changer de fonction. Pour la plupart d'entre eux (bon d'accord à part peut-être les rémouleurs), ces métiers ont disparu car ils ont été incapables de comprendre que pour survivre ils devaient changer de fonction. L'état, les syndicats professionnels, les associations représentatives diverses ont de leur côté été tout aussi incapables de dessiner les contours de ces changements de fonctions et d'accompagner les acteurs concernés. Et même quand le politique commence à comprendre l'ampleur des changements en cours, on lui tombe dessus a bras raccourcis, lui ôtant du même coup toute vélléité de réforme et de réflexion. Un exemple parmi tant d'autres : il aura fallu attendre fin novembre 2014 pour qu'un contrat d'édition adapté au nouveaux droits numériques voit le jour. Novembre 2014. Alors que ça fait 10 ans qu'on organise des colloques sur l'avenir du livre numérique, que ça fait 15 ans que l'on larmoie sur la crise de la librairie, alors que les nouveaux acteurs / prédateurs ont eu tout le temps nécessaire pour établir les nouvelles règles du jeu, pour conforter leurs nouvelles rentes, et surtout, surtout, suuuuuuuurtout pour modeler les usages à leur gré.

Alors on danse interdit.

Uberlol

Le point commun de ces trois grandes catégories d'acteurs (Google qui capte la valeur des textes, Facebook celle du graphe social et Uber et les autres celle des services), le point commun, disais-je, est double : d'abord il s'agit d'une captation de valeur qui travaille sur les processus de coopération spontanée, et qui, en leur assurant une visibilité qui a valeur de matérialité, permet alors le déploiement de logiques industrielles.

Retenez bien ce point : dans une économie "dématérialisée", dans une économie "numérique", dans une économie "de l'attention", la visibilité vaut matérialité.

La lisibilité / visibilité du service vaut (pour) la matérialité du bien, elle "équivaut" à une matérialité du bien, et nous donne dans le même temps l'illusion de pouvoir nous dispenser de toute autre matérialité de l'acte d'achat (cf le modèle de l'allocation). Et c'est grâce à et sur cette matérialité que se déploient de nouvelles logiques de rente qui entrent en concurrence frontale avec celles de la "vieille économie".

L'autre point commun de ces trois grandes catégories d'acteurs est qu'il s'agit d'écosystèmes qui ont vocation à se couper des externalités qui les ont fondées une fois un certain seuil attentionnel atteint. Parce qu'il est économiquement impossible (sauf à basculer vers un modèle "payant" pour l'utilisateur) de vivre en basant l'essentiel de son modèle économique sur la restitution d'externalités : Google ne peut se contenter de "donner à voir" des sites externes, Google doit donc faire tourner sa régie publicitaire et renvoyer au maximum vers son écosystème de sites tiers. Idem pour Facebook, idem pour l'ensemble des sites de l'économie dite "collaborative", du covoiturage aux réservations d'hôtels en passant par la vente de biens culturels.

Facebook, Uber, mais également Google dans un certain sens, ne sont plus aujourd'hui des "reflets" du monde, de ses textes, de ses relations sociales, de ses processus coopératifs, de ses logiques de déplacement. Facebook, Uber et Google sont "coupés" du web et de ses ressources de la même manière que Total est "coupé" de la planète et de ses ressources : l'exploitation desdites ressources se fait à sens unique et n'a plus vocation à une quelconque "redistribution" mais tout au contraire à l'accumulation d'un capital rendu possible par la spéculation que permet une situation d'antériorité (sur l'exploitation desdites ressources) et une situation de quasi-monopole consécutive à la première. Comme pour nos vieilles industries, comme pour le vieux capitalisme, le coût d'entrée pour les nouveaux acteurs est bien trop élevé en termes d'infrastrucutres, en termes de process industriels, en termes attentionnels.

(Quelques) Références (les autres sont sous les liens) :

  • Blanchot M., L’espace littéraire. Paris, Gallimard, 1955
  • Foucault M., L’archéologie du savoir. Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969.
  • Brown J.S., Duguid P., « Stolen Knowledge. », in Educational Technology. [en ligne] http://people.ischool.berkeley.edu/~duguid/SLOFI/Stolen_Knowledge.htm, consulté le 10/11/2014.

 

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