A l'origine de ce billet, l'annonce de Facebook de permettre à ses utilisateurs de s'envoyer directement de l'argent via Messenger. S'envoyer de l'argent en pièce jointe, comme Google l'avait déjà autorisé en Juin 2013. Quel intérêt pour ces firmes – au-delà de la course à la proposition de nouveaux services – de s'installer sur le secteur de la monnaie, de devenir un nouvel intermédiaire bancaire ? Et que nous dit cet intérêt des prochaines évolutions du réseau et du web ?
Voilà les 2 questions auxquelles ce billet tentera de répondre.
Que reste-t-il aujourd'hui à dématérialiser ? Documents et profils le sont déjà. Ainsi que l'essentiel de nos "échanges". Que reste-t-il à collecter ? Ce qui constitue le web (ses pages) sont d'ores et déjà regroupées dans des index en contenant plusieurs milliards (celui de Google en tête). Le tissu social du web (nos profils) est également regroupé dans un index (essentiellement celui de Facebook) qui en compte également près d'un milliard et demi.
Reste nos coordonnées bancaires. Plus exactement notre manière de faire circuler la monnaie. Des autoroutes de l'information aux autoroutes de la banque. Des banques routes. Sur ce créneau, ce sont Apple et Amazon qui disposent actuellement de la plus grosse base de données de coordonnées bancaires "résidentes". Les rares chiffres et études dont nous disposons (Business Insider) indiquent d'Apple disposerait de près de 800 millions de comptes iTunes dont plus de la moitié d'entre eux seraient reliés à des coordonnées bancaires (400 millions donc). Du côté d'Amazon, le nombre de comptes actifs est estimé à plus de 200 millions.
Ajoutons à ces chiffres que Gmail dispose d'une base d'utilisateurs actifs d'au moins 450 millions d'adresses, et que Facebook compte 1,5 milliard de membres. Retenez bien ces chiffres, nous en reparlerons plus loin 😉
(Source : Business Insider)
Si c'est gratuit, c'est que c'est vous le produit tu vis à crédit.
Quel est l'intérêt de posséder les coordonnées bancaires complètes des utilisateurs ? S'il s'agit là, avec celui du "next billion", du prochain Graal des industries du web c'est parce que :
- il s'agit, pour certaines firmes, de trouver une autre source de revenus que celle de la publicité ciblée en monétisant davantage leurs différents "stores" (Google Play par exemple).
- Il s'agit, pour d'autres comme Amazon, d'aller s'installer sur des plate-bandes qu'ils ne piétinent pas encore.
- Il s'agit, pour toutes, de jouer sur les deux tableaux : optimiser et/ou trouver de nouvelles sources de revenus, améliorer en les internalisant, les revenus liés à leurs modèles publicitaires, et s'installer, à terme, sur le secteur qui est simplement le plus rentable de la planète : celui de la banque / finance.
Sentant venir l'automne du temps glorieux où les gens vous payaient "avec leur attention", les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) se mettent en quête de nouvelles sources de cash. Comme attaquer bille en tête le secteur bancaire est tout de même assez compliqué, et comme de nombreux paramètres techniques mais aussi symboliques et "affectifs" (la "confiance" que l'on accorde à sa banque) structurent ce secteur, les GAFA n'ont guère d'autre choix que de celui d'une installation par le biais de logiques d'usage. Il s'agit pour eux, au travers des outils et services que nous allons détailler juste après, de faire ce qu'ils savent faire le mieux, c'est à dire avaler un secteur, un marché, en commençant par en devenir l'intermédiaire incontournable en s'appuyant sur leur écosystème de service et leur base d'utilisateurs "captifs", avant de virer les autres (intermédiaires) et d'imposer leurs conditions. Le classique "désintermédiation /réintermédiation" que l'on observa dans le domaine de la musique, celui qui est en train de se produire pour le livre, et ainsi de suite.
Après avoir concentré, regroupé et indexé, dans l'ordre, les documents, les gens, les services, puis le temps d'attention dédié aux trois précédents, il s'agit de boucler la boucle en concentrant de la même manière au sein d'écosystèmes fermés et propriétaires la circulation du nerf de la guerre : l'argent.
"Si c'est gratuit …" c'est que tu vis à (leur) crédit.
Comme nous le verrons juste après, Amazon et Apple sont les deux acteurs les plus (pro)actifs pour s'emparer du marché du paiement en ligne. Un marché dont les deux principaux enjeux tournent actuellement autour du paiement sans contact (technologie NFC**) et de la gestion des différentes cartes de fidélité ou d'abonnement (modèle Groupon).
** Comme souligné dans cet article : "Aux Etats-Unis, seulement 2% des magasins disposent de terminaux compatibles avec le NFC. Beaucoup de commerçants ne souhaitent pas assumer les coûts associés à cette technologie. Mais d'autres refusent tout simplement de l'utiliser. C'est le cas de Wal-Mart et d'une quarantaine d'autres grandes enseignes. Réunies au sein du consortium MCX, elles souhaitent en réalité imposer leur propre plate-forme, CurrentC, dont le lancement est attendu cette année. Celle-ci ne reposera pas sur le NFC."
Un marché qui attire logiquement les convoitises :
"Malgré tout, le volume du paiement mobile devrait quasiment tripler cette année aux Etats-Unis, selon les estimations du cabinet eMarketer. Il pourrait atteindre près de 9 milliards de dollars, contre à peine 1,6 milliard en 2013. D'ici à 2018, ce montant grimperait à 118 milliards de dollars." (Silicon 2.0)
GAFA, Applis et Pure-Players, tous à la recherche du #Banco.
Rapide retour sur les produits, services, stratégies et avantages concurrentiels des GAFA sur le sujet. A noter que les 2 premiers (Amazon et Apple) prélèvent bien sûr une commission sur les paiements en ligne qu'ils autorisent ou contrôlent, ce qui n'est – pour l'instant – pas le cas de Google ni de Facebook. A noter aussi qu'à côté des GAFA qui font l'objet de ce billet, et derrière le leader historique qu'est Paypal, racheté par Ebay en 2002 et qui compte 120 millions d'utilisateurs dans le monde, on trouve aussi nombre de pure-players encore assez anecdotiques, et de plus en plus "d'applications à succès" comme Snapchat avec le lancement de Snapca$h en partenariat avec le pure-player Square (moins anecdotique que les précédents).
AMAZON
En Août 2014, Amazon annonce le lancement de son propre lecteur de cartes bancaires, principalement à destination des "petits commerçants" qu'il appâte en annonçant que "Jusqu'au 1er janvier 2016, il ne prélèvera qu'une commission de 1,75% sur toutes les transactions. Elle sera de 2,5% après cette date, contre 2,75% pour son rival." Simple et efficace, "l'appareil se branche sur la prise audio d'un smartphone ou d'une tablette, qui se transforme alors en caisse enregistreuse. Pour régler son achat, le client doit simplement glisser sa carte bancaire dans le lecteur." Au-delà de petits soucis techniques qui seront certainement rapidement résolus, le principal problème d'Amazon est qu'il est aussi le concurrent direct des commerces qu'il vise, lesquels commerces rechignent donc un peu à ce qu'il centralise leurs opérations et données de paiement …
APPLE
En septembre 2014, c'est le lancement "d'Apple Pay", une offre de paiement sans contact, sorte de "surcouche" des coordonnées bancaires déjà associées à chaque compte iTunes et permettant d'en ajouter d'autres (cartes et coordonnées bancaires). Apple Pay est présenté comme étant intégré dans les actuels terminaux Apple et comme devant l'être également dans la future (à l'époque) Apple Watch : nos téléphones sont bien devenus des consoles de jeu, pourquoi nos montrent ne finiraient-elles pas par devenir des terminaux de paiement …
A la différence d'Amazon, Apple semble plutôt cibler les grandes marques, et annonce ainsi un partenariat avec la chaîne Mac Donald qui accepterait – aux USA – les paiements Apple Pay d'ici fin 2014 (je n'ai pas vérifié si c'était effectif ou non) mais aussi Toy'R'Us ou de grandes chaînes de station service.
La force d'Apple – et peut-être son avantage concurrentiel décisif – est plurielle : d'abord la firme annonce vouloir s'attaquer à l'ergonomie et au design du paiement en ligne et sans contact. Et niveau design, ils ont déjà quelques réussites probantes à leur actif. Ensuite, il s'agit également de faire fructifier le modèle "in-app purchase" qu'Apple maîtrise déjà parfaitement puisque c'est lui qui l'a lancé sur l'Apple Store, sachant par ailleurs que le web est en train de basculer vers de "l'applicatif", et que nombre de commerces sont visibles essentiellement au travers de leur "application", laquelle application pourrait donc intégrer facilement des modalités de paiement "in-app". Par ailleurs, Apple n'est pas, à la différence d'Amazon, en situation de concurrence directe avec les commerces visés, et comme il dispose d'un nombre significatif de parts de marché sur les nouveaux terminaux de connexion que sont les smartphones et les tablettes, les mêmes commerces auront tout intérêt à être visibles de et "dans" l'Apple Store s'ils veulent pouvoir continuer d'exister.
Pour concurrencer Paypal, en septembre 2011, le moteur lance "Google Wallet", un service sur lequel il travaillait depuis … 2005. Un lancement inscrit dans sa nouvelle stratégie de monétisation de contenus autour de son portail Google Play (qui sera lancé le 6 mars 2012). En 2013 il intègre Google Wallet à Gmail, lequel Gmail (selon des chiffres de 2012) disposerait de plus de 425 millions d'utilisateurs actifs. C'est également en 2013 qu'il est le premier, avant donc l'annonce toute récente de Facebook, à permettre d'envoyer directement de l'argent par mail à ses contacts : l'argent est une pièce jointe.
Dans l'affichage des partenariats associés au lancement des fonctionnalités de 2013, à la différence des petites enseignes (Amazon) et des grands comptes (Apple), Google choisit de se positionner clairement sur quelques sites emblématiques comme AirBnB, Booking, Expedia ou encore Über. Google semble donc pour l'instant en tout cas avoir l'intelligence de rester prioritairement positionné sur une sphère de services correspondant au coeur des stratégies de requêtage qu'il contrôle déjà : les comparateurs, les agrégateurs, et les nouveaux services de "digital labor" entièrement "dématérialisés" (AirBnB et Uber notamment).
Avantage certain, Google peut s'appuyer sur sa base captive d'utilisateurs Gmail (plus de 450 millions donc, ce lui lui offre un possible passage à l'échelle le mettant directement à la hauteur voire au-dessus d'Amazon et d'Apple), mais aussi et surtout sur son écosystème Androïd (au niveau mondial selon les chiffres de Février 2015, Androïd équipe plus de 8 smartphones sur 10 …) et sur un partenariat de fait avec nombre d'opérateurs de téléphonie mobile :
"Le géant du Web vient en effet de s'allier avec AT&T, Verizon et T-Mobile, qui détiennent près de 90% du marché de la téléphonie mobile aux Etats-Unis. Car les anciens rivaux, qui n'ont jamais réussi à imposer leurs systèmes de paiement respectifs, disposent désormais d'un ennemi commun: Apple Pay, la plate-forme lancée fin 2014 par le groupe à la pomme. L'accord officialisé lundi 23 février contient deux volets. D'une part, l'application Google Wallet sera désormais installée d'office sur tous les smartphones Android vendus par les trois opérateurs aux Etats-Unis. Soit autant de nouveaux utilisateurs potentiels. D'autre part, Google va racheter une partie de la technologie et des brevets de Softcard, la société commune à AT&T, Verizon et T-Mobile, vraisemblablement condamnée à disparaître assez rapidement." (Source : Jérôme Marin)
Ainsi, la nouvelle API Wallet pour Androïd ("Instant Buy") dévoilée par Google en 2013 permet de :
"simplifier grandement les étapes pour effectuer un paiement, une option qui devrait plaire aux commerçants. Plus besoin de rentrer votre adresse ainsi que les références de votre carte de crédit, en deux clics c'est fini." (Next Impact)
Et voici donc Facebook qui entre dans la danse. Pour être franc, on se sait pas encore grand-chose de ce service, sauf qu'il sera lancé "dans les prochains mois", qu'il fera l'objet de protocoles de sécurité dédiés (heureusement …), qu'il sera déployé dans un 1er temps aux états-unis sans que l'on sache si l'ouverture à d'autres pays est prévue, qu'il ne compte pas, pour l'instant, prélever de commission sur ce service.
Pronostic.
Qui de Facebook, Google, Apple ou Amazon est le plus susceptible de l'emporter à moyen terme sur la conquête de ce nouveau marché du paiement en ligne, d'y créer un nouveau quasi-monopole ? D'abord il n'est pas sûr qu'aucun des 4 y parvienne (les banquiers ne sont ni aussi gentils ni aussi affaiblis que les libraires et les disquaires), et ensuite je ne suis pas très fort au jeu des pronostics. Mais. Mais s'il fallait en émettre un il est clair que :
- Amazon et Apple disposent déjà d'un paramètre essentiel sur ce sujet : celui de l'ancienneté et celui de la "confiance". Partager ou confier ses données bancaires à un tiers, c'est pas la même chose que lui laisser gérer nos photos de vacances et nos vidéos de mariage. Elles ont aussi l'avantage du "first move" ou "winner takes it all" (bisous la francophonie). Et entre les deux, Apple, à la différence d'Amazon, n'est pas en concurrence directe avec les commerces qu'il prétend équiper, donc disons avantage Apple.
- Google et Facebook ont, en terme de traitement de "données" personnelles, une réputation déjà pas mal ternie ou à tout le moins ambigüe avec laquelle il vont devoir habilement composer et communiquer s'ils prétendent débarquer sur le secteur de la donnée bancaire. Ils n'ont ni la confiance, ni l'ancienneté, ni le business-model d'Amazon ou d'Apple sur la vente de produits "physiques" ou dématérialisés, et partent donc à tout le moins avec un sacré handicap. Mais. Mais ils ont pour eux un écosystème de services, de quasi-monopoles sur certaines logiques d'usage, et une base d'utilisateurs captifs qui pourrait très rapidement leur permettre, au moins sur certains marchés ou secteurs, de devenir des intermédiaires incontournables. Je suis le premier étonné de voir que Facebook n'a pas encore tué ou ne s'est pas approprié la rente financière des services de "particulier à particulier". Mais on sait aussi que Facebook continue de travailler sur un bouton "Buy" qui pourrait être, dans plein de secteurs, bien plus disruptif que son actuel "like". Donc entre Facebook et Google je dirais quand même Google (pour les raisons listées plus haut dans le paragraphe le concernant). Mais très loin d'Apple. Et d'Amazon.
Pronostic du quarté dans l'ordre : Apple 1er, Amazon 2ème, et Facebook et Google 3èmes ex-aequo.
Objets connectés. Et monnayés.
Avec l'arrivée de l'internet des objets, la cartographie des services ouvrant à monétisation va considérablement s'accroître, s'étendre dans ses modalités, et se déplacer hors des frontières des actuels écosystèmes dominants. Quand ce sera votre frigo qui commandera et règlera tout seul la liste des courses dans tel ou tel supermarché, quand votre voiture sans chauffeur s'en ira faire toute seule le plein d'essence pour vous éviter le coup de la panne, quand c'est votre compte "social" qui s'occupera de la réservation de vos prochaines vacances, les intermédiaires entre vous et le produit (c'est à dire le supermarché, la station service, l'hôtel ou le voyagiste) qui sont pour l'instant la principale source de "valeur", pourront se trouver relégués en bout de chaîne, contraints de "commissionner" auprès d'un nouvel intermédiaire : celui qui contrôlera votre frigo, votre voiture, vos préférences et vos disponibilités en terme de destination de vacances. C'est sur ces nouveaux intermédiaires, sur ces nouvelles multimodalités que misent des acteurs comme les GAFA, que misent aussi un certain nombre de banques qui s'efforcent de dématérialiser les services bancaires proposés mais qui se trouvent limités à l'intérieur même de ces services, alors que les GAFA peuvent prétendre à un champ d'activités et de services sans (presque) aucune limite.
Même si le débat reste encore ouvert dans quelques alcôves du réseau, il semble acquis que nous ne paierons jamais pour accéder à Google, à Facebook, pour consulter Amazon ou pour balayer le contenu de l'Apple Store. Il est également acquis que le modèle publicitaire des GAFA a atteint un optimum difficilement dépassable et que les actionnaires ont encore faim … Cela tombe bien : le secteur des biens et services de consommation, du plein d'essence à la liste des courses en passant par l'offre culturelle dématérialisée (livres, films, musique) est infini. Imaginez que par le seul biais de la domotique (rappel : à l'horizon 2022 chaque foyer disposera de 500 objets connectés, ce sera notre domicile terminal), imaginez que par le seul biais de la domotique, l'un des GAFA soit en mesure d'être l'intermédiaire incontournable entre vous, votre porte-feuille et votre estomac. Le gain pour vous serait probablement substantiel (on vous expliquerait à grands coups de big data et de quantified self analyse de votre circuit digestif que vous pourriez faire de significatives économies tout en améliorant votre taux de lipides), le gain pour eux serait absolument colossal. Vous me direz, et vous aurez raison, que les supermarchés (pour rester sur cet exemple) n'ont pas attendu pour proposer leurs propres services "dématérialisés" permettant de commander en ligne, de livrer chez vous, etc. Certains ont même déjà leurs propres objets connectés. Je vous répondrai qu'un jour vous en aurez marre de commander et de faire livrer vos courses en ligne comme vous en avez eu marre d'aller pointer à la caisse de votre supermarché une fois par semaine. Et que vous serez bien contents et trouverez presque naturel de confier cette tâche ingrate à un tiers, à un assistant vaguement intelligent, qui fera la liste des courses, ira les chercher – ou les fera venir – et règlera le tout à votre place, et ce même si ledit assistant a l'allure d'un frigo Google (un Frigoo), d'une cafetière Amazon (une Nescazon), ou d'une voiture Apple (une TeslApple). Car vous ne laisserez jamais votre supermarché s'introduire chez vous, dans vos données de consommation, vous n'êtes pas prêts. En revanche du côté des Gafa, votre position sur le sujet est bien plus bienveillante …
Du Smartphone au Creditphone.
Si toutes les copies d'écran qui illustrent ce billet sont des smartphones, ce n'est naturellement pas un hasard. Après être devenu la télécommande de nos vies, après en avoir été également le premier témoin et le premier mouchard, l'ensemble des firmes susmentionnées ambitionnent d'en faire également la carte bancaire de nos désirs, et, à terme, le grand metteur en scène de la troupe de nos objets connectés.
Le smartphone comme paradigme socio-technique à la fois capable de tracer, de commander, de rétro-commander (cybernétique), d'écouter et d'entendre, le média du premier médium, la voix, notre voix. Notre voix, nos empreintes (digitales, faciales, rétiniennes) pour le déverrouiller, nos recherches, nos requêtes, nos achats, nos contacts, nos objets, connectés. Notre vie. Toute entière. Dans notre poche, sur notre table de nuit. En diachronie, en profondeur, à chaque instant, à tout moment. Jamais trop loin. Nomophobie comme antithèse singulière de nos claustrophobies datées. Le smartphone comme malconfort. Triangulation de notre position, de nos possessions, et de nos interactions. Lost. Nouveau triangle des Bermudes. Inutile de chercher à localiser les boîtes noires pour comprendre comment nous en sommes arrivés là. Les boîtes noires sont les algorithmes. Les algorithmes sont les boites noires.
Un smartphone au centre d'un écosystème du "crédit". Le crédit au sens bancaire bien sûr, mais également le "crédit" dans le sens premier du terme, la "confiance qu'inspire quelqu'un", ou plus exactement, pour ces grands scrutateurs que sont les GAFA, le smartphone comme garant, comme "caution" du crédit qu'ils peuvent accorder à un ensemble de nos comportements, qu'ils peuvent nous accorder.
Le web assurantiel.
Un web assurantiel parce que moteurs et réseaux sociaux sont effectivement les dépositaires d'un grand nombre de nos données mais que juste derrière eux et bien avant eux cette collecte fut et demeure également l'apanage de la banque et de l'assurance. Derrière cette recherche du cash, derrière la bataille pour la facilitation et l'intégration de la monétique au sein de nos smartphones, se dessine de plus en plus nettement l'image d'un web assurantiel. Un web dans lequel la référence de l'autorité (pour les pages et les profils) s'efface devant celle du crédit, un web dans lequel la scrutation de notre attention est remplacée par celle de notre comportement, de nos interactions avec un ensemble de capteurs plus qu'avec un ensemble de documents. Des logiques assurantielles qui sous-tendent la plupart des phénomènes de personnalisation autour des biens et des services accessibles à chaque individu, relevant de chaque individualité, des biens et des services que chaque individu "possède". Après l'économie de l'attention, l'économie de l'occupation définie comme suit :
+ Temps de captation passive (principalement de nos données)
+ Temps de mesure passive (principalement de nos comportements)
+ Temps d'usage passif (de dispositifs et/ou d'objets disséminés à même notre corps et/ou dans notre environnement cinesthésique direct, c'est à dire à portée de 3 de nos 5 sens)
= Temps d'occupation
La bascule d'une monnaie à une autre, le changement autour du paradigme de la valeur d'échange. Car plus que du "pétrole" nos données, les données, sont avant tout une monnaie. Les figures de l'autorité et des autorisations afférentes qui cèdent devant les logiques de crédit et d'accréditation : l'assureur qui vous empêche de démarrer votre voiture si vous n'avez pas réglé votre dernière mensualité. Plus efficace et plus redoutable qu'un moteur de recherche devenu auxiliaire de médecine, de police ou de justice, l'assureur qui traque le moindre de vos comportements pour des assurances sur mesure et en temps réel : conduite, maladie, habitation, la supposition que toute conduite est "à risque", et que chaque risque contrôlé est une nouvelle rente. Plus qu'à passer à la caisse. Credit-phone. Une idée brillante. Smart-phone.
"Il y a plusieurs manières d’envisager cette fusion (inévitable, inéluctable), cette miscibilité, entre nous, les machines-objets, et les logiques et routines algorithmiques de mesure et de "quantification".
Web assurantiel et algorithmies circonstancielles.
La première de ces manières est une approche littéralement "assurantielle". (…) L'assurance ne fonctionne que sur la démesure de la crainte qu'elle rationnalise à son seul profit en comportements statistiquement objectivables et économiquement rentables.
Le seconde manière est circonstancielle. Et a partie liée avec le web assurantiel. Ce qui fonde l'assurance (et le besoin d'être "assuré") c'est la peur de la non-maîtrise des circonstances. Mais si l'ensemble des ces circonstances pouvait être pour l'essentiel maîtrisé ? Si l'essentiel des événements liés à de quelconques externalités pouvait être prévu à grands coups de traitements statistiques, de Big Data et de marketing ciblé ? (…) Vous vous assuriez hier par peur d'attraper un cancer, d'un accident de voiture, ou d'une hospitalisation longue durée ? Vous vous assurerez demain car nous aurons désormais toujours un chiffre à vous donner sur la probabilité de vous attrapiez ou soyiez prédisposé à attraper telle ou telle maladie ; vous vous assurerez demain car il y aura toujours une métrique de l'assservissement par la crainte, une métrique du management du capital santé par le stress, une statistique de la possibilité d'un mal."
Facebook va donc permettre à ses usagers de s'envoyer de l'argent via son système Messenger. C'est accessoire. Nos chéquiers sont déjà oubliés, notre carte bleue le sera également, au profit de nos téléphones. C'est l'accessoire. Après avoir régné en maîtres sur nos documents et nos profils, de nouvelles entités, hybrides, un peu banquiers, un peu assureurs, un peu vendeurs, un peu fournisseurs, de contenus et d'accès, un peu moteurs. Et beaucoup de capteurs. C'est l'essentiel.
Passionnante analyse. Mais à partir du moment où le Web assurantiel disparaît au profit d’une maîtrise individuelle du risque, on passe d’un modèle axé sur la mutualisation du risque vers la privatisation du risque avec les gagnants qui sont riches et en santé et les perdants qui sont pauvres et malades, non?