Imaginez un monde dans lequel les auteurs (tous les auteurs : BD, romans, polars, science, essais, etc …) seraient rémunérés non plus de manière forfaitaire en fonction du nombre de ventes mais en fonction du nombre de pages lues. Ou plus exactement, toucheraient une micro-rémunération à chaque fois qu'un lecteur lirait une des pages de leur oeuvre.
Voilà plus de 5 ans que, dans le cadre du cours sur le livre et les bibliothèques numériques que je donne aux étudiants en métiers du livre du DUT information et communication de l'université de Nantes, voilà plus de 5 ans que je leur j'annonce que cela arrivera. Si vous ne me croyez pas, relisez ce billet de Mars 2010 :
"on verra apparaître un outil de micro-paiement à destination des auteurs, construit sur le modèle pay-per-click des publicités Adsense … les paris sont ouverts ;-)"
Ou même celui de décembre 2009 :
"derrière GoogleBooks, les intérêts de Google sont doubles : primo enterrer l’édition (et la librairie) "traditionnelle" en permettant aux auteurs de traiter directement avec lui (désintermédiation classique), et en permettant à ces mêmes auteurs de renégocier entièrement leurs droits sur le modèle adwords (= l’auteur touche un micro-paiement à chaque consultation et/ou accès de l’une de ses oeuvres)."
De toute façon je gagne toujours mes paris avec mes étudiants 😉 Mais je m'étais trompé sur un point, je pensais que ce serait Google qui tirerait le premier : ce sera Amazon.
Après la vente à la découpe, la lecture à la découpe.
Il était déjà possible d'acheter des livres à la découpe (un chapitre ou quelques pages par exemple pour les livres de recette de cuisine), ce seront donc désormais les auteurs qui seront payés "à la page lue".
L'article de The Atlantic détaille le projet : "Et si les auteurs étaient payés à chaque fois que quelqu'un tourne une page ?"
Amazon qui, dans le cadre de la lecture numérique sur sa tablette Kindle, dispose d'une volumétrie de données considérable et considérablement détaillée sur notre activité de "lecteur" souhaite donc mettre en place le modèle disruptif suivant :
"Plutôt que de payer les auteur pour chaque livre, Amazon commencera bientôt à payer les auteurs en fonction du nombre de pages lues – non pas en fonction du nombre de pages téléchargées mais du nombre de pages affichées à l'écran suffisamment longtemps pour pouvoir supposer avoir été lues."
L'impact sur la littérature même pourrait être considérable comme le souligne encore l'article de The Atlantic :
"Pour la plupart des auteurs qui publient directement via Amazon, ce nouveau modèle pourrait changer les priorités et les choix d'écriture : un système avec une rémunération à la page lue est un système qui récompense et valorise en priorité les "cliffhangers" et le suspens au-dessus de tous les autres "genres". Il récompense tout ce qui garde les lecteurs accrochés" ("hooked"), même si cela se fait au détriment de l'emphase, de la nuance et de la complexité."
Pour l'instant – et on comprend bien pourquoi – ce type de rémunération ne s'appliquera qu'aux auteurs "auto-édités" par le biais de la plateforme Kindle Direct Publishing. Et de jouer sur la corde incitative pour amener de plus en plus d'auteurs à se séparer de maisons d'éditions "classiques" au profit d'une contractualisation directe avec Amazon. Classique et éternel (à l'échelle du numérique en tout cas) processus de désintermédiation.
Rappelons ici que "l'auto-publication" selon Amazon est tout sauf un phénomène marginal réservé à quelques recueils de poèmes mal ficelés mais compte à son actif plusieurs best-sellers trustant les premières pages du classement des ventes dans plusieurs pays. On peut imaginer aisément que les premiers chiffres de rémunération qu'Amazon laissera fuiter sur son nouveau service seront suffisamment alléchants pour inciter nombre d'auteurs à opter pour ce système de rémunération à la page lue.
Mais plus que cela, Amazon ouvre ici une boîte de Pandore dans laquelle il serait très étonnant que Google (avec l'écosystème Google Books) et Apple (avec iTunes) ne tentent pas à leur tour de s'engouffrer.
AmazonPOP.
Plus globalement, ce modèle (qui encore une fois était parfaitement prévisible), s'inscrit dans la logique d'atomisation et de renversement du "travail" que je décrivais dans mon dernier billet sur les "coolies de la pop économie" : en ne payant plus les auteurs en fonction du nombre de pages "écrites" mais du nombre de pages "lues", et les algorithmes et autres DRM et dispositifs propriétaires (d'Amazon) étant les seuls à pouvoir disposer des outils de mesure permettant ce fonctionnement, les "auteurs" se trouvent à leur tour en situation de travailler "pour" les algorithmes, à la manière de journaliers guettant la notification sur smartphone du nombre de pages "lues" de leurs ouvrages chaque jour.
C'est l'évolution somme toute logique d'un marché du livre déjà sous coupe algorithmique (souvenez-vous, c'était en 2008, le contrat passé par Google avec les éditeurs américains et limité aux oeuvres "orphelines", instituait la règle selon laquelle un algorithme informatique (dans toute son opacité) présidait à la naissance d'un marché et en devenait simultanément le seul régulateur).
Petit actionnariat lectoral.
Une fois déployé, ce système pourrait également remettre en cause nombre de rentes souvent mal-acquises, redessiner des pans entiers des industries culturelles (on pourrait imaginer un système équivalent pour le cinéma ou la télé à la demande en ne facturant que le nombre de minutes réelles de visionnage). Il pourrait surtout redéfinir entièrement notre rapport à la lecture comme activité socio-culturelle "intime" ou "personnelle" et son volet "partageable".
L'article de The Atlantic prend comme exemple celui du livre "Le capital au 21ème siècle" de Thomas Piketty, pavé de 700 pages, en rappelant (nombre d'articles de presse s'en étaient fait l'écho) le paradoxe qui faisait de ce livre un best-seller en termes de vente mais dont les statistiques de lecture disponibles (notamment par le biais du Kindle) indiquaient que la plupart des gens n'en avaient lu que quelques pages. Nous avons, en tant que lecteurs, tous déjà achetés des livres qui nous sont tombés des mains après quelques pages.
<Mise à jour> Comme le souligne également Archimag :
"Eric Zemmour a vendu plus de 400 000 exemplaires de son essai "Le suicide français". Mais seulement 7,3 % des lecteurs l'ont lu jusqu'à la fin ! L'économiste Thomas Piketty fait un peu mieux : 9,7 % des lecteurs ont terminé son pavé de près de 1 000 pages (Le capital au XXIème siècle). Encore mieux, le dernier roman de Patrick Modiano, Prix Nobel 2014 (Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier) affiche un honorable taux de 44 %. Quant à Valérie Trierweiller (Merci pour ce moment), son score d'achèvement est, de loin, le meilleur : environ 66 % des lecteurs sont allés au terme des mésaventures sentimentales de l'ex compagne de François Hollande."
</Mise à jour>
La question est de savoir ce que deviennent les auteurs de ces livres avec un modèle de rémunération à la page lue, comment ils s'adapteront et adapteront leur production littéraire à ce nouveau modèle, tout autant porteur de nouvelles opportunités que de risques considérables. La question est aussi de savoir de quel nouveau sentiment de toute puissance – ou de culpabilité – se sentira investi le lecteur dans le cadre d'un système de rémunération à la page des auteurs, se trouvant pris dans les rêts d'un nouveau "petit actionnariat" de la lecture.
L'angoisse de la page blanche non-lue.
Après l'offre Kindle Unlimited (accès intégral au catalogue d'Amazon pour moins de 10 dollars par mois), Amazon, avec l'annonce de ce nouveau service, poursuit son travail d'exploration des opportunités de la "pop économie". Sa place de leader incontesté et incontestable à la fois sur le secteur de la vente de livres mais également sur celui des dispositifs de lecture (le Kindle occupe plus de 50% des parts de marché mondiales) confère à cette annonce une portée absolument considérable qui pourrait définitivement achever de démanteler (version pessimiste) ou de remodeler (version optimiste) ce que l'on appelait jusqu'ici la "chaîne du livre".
Pour le savoir il faudra attendre la réaction des auteurs (je prends le pari qu'elle sera pour l'essentiel positive) et surtout celle des éditeurs (dont l'inertie et la capacité à maintenir depuis plus d'un siècle un modèle de rente dans lequel les auteurs touchent moins de 5% du prix de vente d'un livre suffira à justifier l'engouement des mêmes auteurs pour une alternative qui bien que dangereuse leur apparaîtra – dans un 1er temps – surtout prometteuse). Une chose est sûre, après l'angoisse de la page blanche, Amazon vient d'inventer l'angoisse de la page non-lue.
Ad Sens(e) de lecture.
A l'instar du modèle AdWords / Adsense de Google qui rémunère les auteurs de pages web au taux de clic mais constitue surtout la première et quasi-unique source de revenus de la firme, le modèle de rémunération à la page lue proposé par Amazon se veut une sorte "d'AdSense / AdWords" de la lecture qui a pour objectif premier de renforcer la trésorerie de la firme. A ceci près qu'il lui ôte – à la lecture – tout son sens. En tout cas ce qui fut son sens depuis l'invention de l'imprimerie. Le web se vendait à la régie publicitaire de Google au CPC (cost per click), la littérature se vendra bien à Amazon au CPPR (cost per page read).
AdWords avait consacré la mise aux enchères du vocabulaire, avait fait du lexique, de la langue, un marché comme les autres (modèle du capitalisme linguistique de Frédéric Kaplan). Le modèle de rémunération des auteurs à la page lue transforme l'activité de lecture pour en faire un "indicateur", une "variable" permettant toutes les spéculations mais aussi tous les détournements.
Après avoir cassé ce droit fondamental qui est celui de la confidentialité de l'acte de lecture, Amazon s'apprête désormais à le monétiser. Pop économie et salariat algorithmique. Et toujours ces secteurs – celui de la langue -, toujours ces moments – celui de la lecture – que l'on pensait préservés de la sphère marchande et qui s'y trouvent systématiquement soumis et aliénés. Plus aucun espace-temps, pas même celui du jeu, qui ne fonctionne comme un système de remise à la tâche, qui ne soit un cheval de troie marketing ou un salariat algorithmique à peine masqué.
Se souvenir du mal que les DRM ont fait aux droits du lecteur (de livres numériques). Se souvenir aussi de Pennac, comme un roman, et son droit de ne pas lire, son droit de sauter des pages … De ce que ces droits deviendront lorsque les auteurs seront payés à la page lue …
L'industrie de la lecture.
Jamais en tout cas l'expression d'Alain Giffard à propos des "lectures industrielles" n'aura été aussi adaptée. A ceci près qu'elle désignait originellement la capacité des algorithmes et autres crawlers à parcourir les pages web pour les indexer et offrir ensuite un accès à ces mêmes pages.
Le modèle de rémunération à la page lue d'Amazon consacre et institue l'industrie de la lecture avec son cortège d'ouvriers "d'auteurs spécialisés" et de "contremaîtres lectoraux" tous soumis aux mêmes patronats algorithmiques fondés sur le contrôle des métriques et des données disponibles au travers de cette liberté essentielle que nous avons – malgré nous – abandonnée en refusant de l'envisager comme absolument essentielle à l'existence même de la démocratie : la liberté que nous conférait la confidentialité de l'acte de lecture. Qu'il nous faut à toute force et de toute hâte reconquérir. Si nous sommes encore capable d'en comprendre la valeur.
<Mise à jour du lendemain>
Cet article a été repris sur Rue89
Lire aussi l'article de Guillaume Champeau sur Numérama. Extrait :
"Amazon a ainsi inventé un "Kindle Edition Normalized Page Count" (KENPC), qui prend en compte la taille des polices, l'espacement entre les lignes ou les images, pour déterminer la rémunération appropriée. Le marchand assure que le genre sera pris en compte pour ne pas handicaper de livres exigeants qui demandent moins de pages pour dire plus de choses, mais l'on demande à voir. D'autant qu'Amazon annonce clairement qu'un livre de 200 pages abandonné au milieu sera payé autant qu'un livre de 100 pages lu jusqu'au bout."
Slate.fr, Presse-Citron, 01.net et Libé en causent aussi.
</Mise à jour>
Le barème à la page séduit aussi par chez nous : http://aldus2006.typepad.fr/mon_weblog/2015/06/abonnements-sur-le-livre-num%C3%A9rique-youboox-et-youscribe-dans-les-clous.html