Droit à l’oubli dans l’affaire Dreyfus : Google doit-il déréférencer le « J’accuse » de Zola ?

Il y a quelque chose d'absolument fascinant dans le bras de fer qui oppose Google à la CNIL et à la commission eurpéenne au sujet du droit à l'oubli, et qui commence à ressembler à un intéressant – et dangereux – paradoxe logico-mathématique.

Je précise et rappelle en introduction que je me range du côté des opposants à la mise en place d'un droit à l'oubli, pour des raisons déjà détaillées dans de nombreux articles.

Mon nom est personne.

Précisons en préambule, pour être parfaitement clair et parce que c'est important, que les pages et les liens dont il sera question dans la suite de ce billet sont uniquement ceux renvoyés par Google à la suite d'une requête portant sur le nom d'un individu (ou sur son pseudonyme dans la mesure ou il permet facilement de remonter à son vrai nom).

Déréférencer les pages parlant des pages déréférencées.

Après avoir imposé la mise en place d'un "formulaire" pour le droit à l'oubli sur les version européennes du moteur, après avoir demandé à ce que les liens incriminés ne soient pas simplement retirés de la version locale du moteur (Google.fr par exemple) mais de l'ensemble des versions (Google.com), voici maintenant que l'équivalent brittanique de la CNIL, le "UK’s Information Commissioner’s office", demande à Google de retirer non seulement les pages relevant de l'exercice du droit à l'oubli mais également les pages mentionnant les raisons de l'exercice de ce droit à l'oubli. En gros :

"tu dois retirer les pages mentionnant que Madame X a été accusée de détournement d'argent puisqu'une décision de justice l'a depuis innocentée, mais tu dois aussi retirer les pages mentionnant tout ce qui concerne le fait que Madame X a fait jouer son droit à l'oubli."

Un genre de droit à l'oubli au carré dont nombre d'articles de presse s'étonnent, s'amusent ou se navrent : Gizmodo, le Guardian, Wired, Ars Technica.

Google a, à partir du 18 août, date de l'injonction, 33 jours pour retirer les liens et les pages faisant mention de la précédente obligation de retrait au nom du droit à l'oubli.

Oublie-moi, Barbara, je ne sais plus s'il pleuvait sur Brest ce jour-là.

La question du droit à l'oubli sur le web est souvent recontextualisée avec le phénomène dit de "l'effet Streisand" qui veut que plus l'on tente de faire disparaître une information et plus celle-ci se voit démultipliée sur le réseau.

En appliquant les dernières injonctions de la CNIL anglophone, nous nous retrouverions donc dans une situation où la chanteuse Barbara Streisand demanderait (et obtiendrait éventuellement) le retrait des photos de sa villa de luxe, mais où Google se trouverait également dans l'obligation de supprimer les pages mentionnant le fait que la chanteuse Barbara Streisand a demandé la suppression des pages contenant des photos de sa villa de luxe, suite à une requête portant sur le nom de la chanteuse, même si ces dernières pages ne contiennent pas de photos de sa villa de luxe. Un monde dans lequel l'effet Streisand ne pourrait tout simplement pas exister.

Or, et c'est là que le paradoxe logico-mathématique se conjugue à l'architecture du réseau et de ses liens hypertextes, cette demande est in fine, une boucle de rétroaction infinie :

Si :

  • tu dois supprimer la page A qui contient des informations relevant du droit à l'oubli
  • tu dois supprimer également les pages B et C qui contiennent des information mentionnant que la page A contient des informations relevant du droit à l'oubli

Alors … il faudrait aussi :

  • supprimer les pages D et E qui contiennent des informations sur les pages B et C qui contiennent des information mentionnant que la page A contient des informations relevant du droit à l'oubli
  • supprimer les pages F et G qui contiennent des informations sur les pages D et E qui contiennent des informations sur les pages B et C qui contiennent des information mentionnant que la page A contient des informations relevant du droit à l'oubli
  • et ainsi de suite ad libitum.

Le mythe du patient zéro.

Pour prendre une analogie qui vaut ce qu'elle vaut, cela est aussi compliqué que de parvenir à isoler le "patient zéro" alors qu'une épidémie mondiale bat son plein, et aussi faux que de penser que traiter ce patient zéro suffirait à régler le problème de l'épidémie dans son entier. Si nous (en tout cas les moteurs de recherche et/ou réseaux sociaux) disposons effectivement d'outils algorithmiques permettant de revenir au point zéro de diffusion d'une information (la première page en ayant fait mention), et si, à partir de cette page zéro, il est possible – au moins théoriquement – de remonter l'arbre de ses diverses ramifications et reprises, envisager la suppression de l'arbre au complet est, au mieux, l'incarnation d'une cosmétique informationnelle aussi radicale que fantasmée, et au pire, un rêve de régime totalitaire. Mais puisqu'il s'agit d'une injonction mûrement réfléchie et argumentée, on se contentera de considérer qu'elle atteste d'une vision totalement déconnectée de ce que recouvre la réalité des pratiques de publication numérique.

Une telle demande est à la fois inapplicable, stupide et dangereuse.

Inapplicable sauf à remettre sur le devant de la scène un "droit" à établir des liens hypertextes. Stupide car elle semble méconnaître entièrement ce qui depuis 1989 constitue la structure même du réseau. Doublement stupide et inapplicable à l'heure où Google, dans l'ensemble de ses déclinaisons territoriales, ne fournit plus aucun "résultat standard" ou "purement organique" mais propose des pages de résultats entièrement "personnalisées", c'est à dire fondamentalement différentes d'un utilisateur à un autre, y compris pour des requêtes initiales semblables.

<Incise importante> Il serait d'ailleurs ô combien plus judicieux et pertinent de contraindre Google à proposer systématiquement, à côté des résultats "personnalisés", un accès à des pages résultats "homogènes", c'est à dire non-personnalisés pour sortir de la spirale infernale de l'hyper-personnalisation qui achève de déconstruire les représentations communes hors lesquelles il devient de plus en plus difficile de "faire mémoire" et donc de "faire société", mais c'est un autre sujet … celui que j'ai traité sous l'aspect de l'éditorialisation algorithmique </Incise>

Et dangereuse car elle revient à placer Google en situation de censeur légitime "de droit" sans que personne d'extérieur à la firme n'ait la possibilité ou la capacité réelle de vérifier les modalités d'application de ladite censure / suppression autrement qu'en en constatant, après coup et à grand peine, l'étendue.

Dangereuse également et surtout car elle reviendrait à nier ce qui est, plus que jamais, une dimension essentielle du "document numérique" (qu'il soit page web, statut Facebook ou Twitter, photo instagram, etc …), c'est à dire sa valeur de preuve, laquelle ne peut être établie qu'en diachronie et dans la mesure où la traçabilité des différentes versions et des liens menant vers ces versions reste accessible, lisible et consultable par tous. Seule cette traçabilité est garante de "l'intégrité documentaire" et permet à chacun – et non uniquement aux sociologues ou historiens bénéficiant de passe-droits – de jouir du plein-exercice du droit d'user de son esprit critique.

Sur un tout autre sujet, j'avais déjà fait la démonstration de l'importance de pouvoir disposer de points de vue et de versions antérieures d'un document ou d'une "opinion" pour l'enregistrer ensuite en tant que "fait", "information" ou "connaissance" stabilisée. C'était à l'occasion du débat opposant Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy entre les 2 tours de l'élection présidentielle et suite à la "guerre d'édition" qui s'était produite sur Wikipédia :

"Avant le débat, la page Wikipédia sur l'EPR de 3ème génération était un document "stabilisé" parmi des milliers d'autres. (…) Le temps du débat et dans le futur immédiat qui le suit, il devient un docu-"mo"ment, lieu de transformation et de modifications nouvelles, et en l'occurrence partisanes, infondées, frauduleuses. Perd-il pour autant son intérêt ? Non. Ou seulement pour ceux qui "au moment" du débat vont consulter l'article de Wikipédia, et ne maîtrisent donc pas (difficile de le leur reprocher …) la logique intrinsèque de cette encyclopédie palimpsestique en mouvement perpétuel. Et le jour d'après, il redevient enfin (grâce à la vigilance et la réactivité du peuple wikipédien) un document stable, inscrit, mais désormais non-immédiatement modifiable par n'importe qui.
Ainsi de cette TRD (tentative de redocumentarisation déviante), il ressort que le document n'a rien perdu de son intérêt originel, lequel s'en trouve même accru ; qu'il s'est enrichi quantitativement (discussions dans l'historique) et qualitativement (ajout de sources "documentées" sur la référence à la 3ème génération) ; qu'il dispose d'une "valeur de preuve" qui se trouve enrichie par l'ajout de nouvelles dimensions : celle de la chronique des falsificateurs pris la main dans le sac et celle de l'écho documentaire suscité dans d'autres documents (tel l'article d'Ecrans par exemple)."

Ainsi, étendre l'obligation de déréférencement aux pages parlant des pages déréférencées n'aurait pour effet que d'occulter d'essentielles dimensions "dialogiques" autour du document-cible, de réduire la valeur de preuve de chacun de ces documents pris isolément, et de brouiller la dimension contextuelle et critique hors laquelle il devient impossible de disposer d'un point de vue "objectivable" sur le même document-cible et sur les faits qu'il contient.

Cette approche est d'autant plus dangereuse qu'elle ne se limite pas aux seules mentions émanant de pages "personnelles" ou de différents "forums" mais s'étend explicitement aux journaux et organes de presse. La "liste des critères de déréférencement" ("search result delisting criteria") mentionne explicitement les cas où une information entrant dans le cadre du droit à l'oubli aurait été publiée par un organe de presse dont les pages concernées devraient donc être également déréférencées. Un vrai modèle de sophistique ubuesque et un vrai risque de dérive Orwellienne :

"Was the original content published in a journalistic context? We recognise the importance of search results in making journalistic content available to the public. However, in some circumstances we could still require a search result relating to journalistic content to be delisted. However, the law provides protection for journalistic activity that is not available to search engines. We will take the importance of journalism and the public’s right to receive and impart information into account when considering complaints about links to journalistic content. We acknowledge that freedom of expression is a fundamental right."

Situation d'autant plus ubuesque que si les articles concernés disparaissent des pages de résultat de Google, la plupart des journaux, à l'instar de la BBC ou du Telegraph maintiennent des pages … listant les articles déréférencés mais toujours accessibles depuis lesdits journaux.

Dreyfusards contre Streisandiens : Emile Zola blacklisté.

Imaginez, imaginez seulement, que l'affaire Dreyfus ou qu'une affaire de portée et de retentissement équivalent prenne place aujourd'hui. Imaginez que le capitaine Alfred Dreyfus fasse – légitimement – faire jouer son "droit à l'oubli", et imaginez enfin qu'au-delà des pages mentionnant son accusation de trahison (pour laquelle la justice l'innocenta) ce soient l'ensemble des pages, articles de presse et journaux mentionnant l'affaire Dreyfus qui se trouvent ainsi déréférencées. Y compris le "J'accuse" d'Emile Zola. Imaginez ce que l'Histoire et la collectivité auraient alors perdu comme moyens de comprendre ce moment essentiel de l'histoire de France, mais également de sa vie intellectuelle, de la manière dont fonctionne l'opinion, du rôle des organes de presse, etc.

Ce qu'il faut bien comprendre, même si naturellement l'affaire Dreyfus n'a pas grand chose à voir avec les affaires – le plus souvent de coucheries sordides – qui relèvent aujourd'hui du droit à l'oubli, c'est que l'enjeu est pourtant identique, et que si une telle injonction venait à être fixée dans le droit, les dégâts collatéraux sur la liberté d'information et l'exercice de l'esprit critique seraient absolument catastrophiques.

Zolaaccuse

A nous de faire en sorte que le prochain "J'accuse" ne disparaisse pas derrière une erreur 404.

  Dreyfusoubli

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