Ça y est. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, s'est – enfin – exprimée sur l'affaire #AnneFrank. Elle l'a fait dans le cadre de son discours de voeux, et à la suite d'une question d'un journaliste présent dans la salle. La version texte et audio de sa réponse est à lire (et à écouter) sur Actualitté.
La voici in extenso :
"il s’agit d’un cas qui ne concerne pas forcément le droit français. Il s’agit d’un problème privé, d’ordre familial, qui est complexe, et qui effectivement ne donne pas forcément un résultat qui est conforme à l’accès du plus grand nombre à l’œuvre, mais il s’agit d’un litige privé qui est en train de se régler devant la justice."
(bon je passe sur l'aspect du problème "d'ordre familial" selon la ministre, et vous invite à rechercher les membres encore vivants de la famille d'Anne Frank …)
Donc de 2 choses l'une.
Soit Fleur Pellerin n'a jamais entendu parler du volet français de l'affaire, n'a jamais lu un seul des innombrables titres de la presse internationale qui ont traité ledit volet, et sa déclaration fait donc uniquement référence aux relations tendues entre le fonds Anne Frank (basé en suisse) et la fondation Anne Frank (basée aux Pays-Bas), et même dans cette hypothèse elle est mal renseignée puisque l'affaire est déjà réglée devant la justice (néerlandaise).
Soit Fleur Pellerin est quand même au courant qu'un universitaire (moi) et une de ses collègues députés (Isabelle Attard) ont mis en ligne la version originale de l'oeuvre le 1er Janvier malgré les menaces du fonds Anne Frank et là … là … Et là va falloir qu'on m'explique par quel cheminement tortueux la ministre de la culture peut déclarer que l'entrée d'une oeuvre dans le domaine public est "un problème privé", qui plus est "en train de se régler devant la justice" (ah ben non hein, pour l'instant ni Isabelle Attard ni moi n'avons été assigné en justice).
Reste une troisième hypothèse. Fleur Pellerin est naturellement au courant de notre initiative. Elle est aussi au courant du procès qui a opposé le Fonds et la Fondation Anne Frank aux Pays-Bas et c'est à lui qu'elle fait référence en parlant "d'affaire privée" (ceci dit faut que ses conseillers mettent leurs fiches à jour, le jugement de cette "affaire privée" a été rendu). Et elle ne souhaite pas du tout s'exprimer sur le volet français de l'affaire, pas d'ailleurs davantage sur la question qui relève pourtant directement de son périmètre ministériel, à savoir l'entrée d'une oeuvre dans le domaine public 70 ans après la mort de son auteur. Surtout dans le contexte des récentes prises de position dudit Ministère contre les communs et une reconnaissance positive en droit du domaine public.
Dans tous les cas, il reste une déclaration certes non-préparée (elle répondait à un journaliste) mais pour autant assez étrange et confuse de la part de la Ministre de la culture. Parce qu'elle entretient une confusion qui n'a pas lieu d'être entre "domaine public" et "affaire(s) privée(s)", et parce qu'il lui aurait été très simple de dire (au choix) :
- JÉPADAVI (traduisez : "je ne me prononce pas. Si une action illégale a été commise la justice sera saisie et la justice tranchera.")
- SÉPACOMPLIKÉ (traduisez : "la législation européenne dit qu'une oeuvre entre dans le domaine public 70 ans après la mort de son auteur. Anne Frank est le seul auteur de son journal, elle est morte il y a 70 ans.")
- SÉCOMPLIKÉ (traduisez : "le Fonds Anne Frank fait valoir un point de vue moral pour tenter de "protéger" l'oeuvre d'éventuels détournements.")
Mais au lieu de ça elle dit que c'est une affaire "privée" … Bon d'accord elle dit aussi que "effectivement ça ne donne pas forcément un résultat qui est conforme à l’accès du plus grand nombre à l’œuvre". Ce qui nous ramène donc au point précédent et au billet d'hier : quelle est la première mission du ministère de la culture ? Et quel est le seul moyen d'accomplir cette mission ? Bé oui. Une définition positive en droit du domaine public et des communs, que le ministère de Fleur Pellerin juge "inutile, dangereux et inopportun." Donc finalement c'est cohérent.
Navrant mais cohérent.
Cher Olivier,
L’incompétence de nos pairs, leur imbécilité est bel et bien sans failles. Que prévoyez vous pour la suite ?
Me concernant, la honte et la colère m’ont submergées depuis belle lurette. Je pense désormais que seule une lutte dédiée, acharnée et de tous les instants pourra venir à bout du système politique véreux dans lequel nous vivons.
Étudiant à l’université j’apprécie vos écrits, vos articles de blog mais aussi le cadre de travail, les moyens mis à disposition pour m’épanouir. Cependant je ne suis pas crédule, ma formation de sociologue m’incite chaque jour à me questionner.
Aujourd’hui j’ai peur de la manière dont tout cela va se terminer…
Oui c’est une lutte de tous les instants et clairement ce qui a été posé ici est essentiel. Je ne connaissais pas toutes ces questions soulevées par le domaine public (et je suis loin de tout comprendre) mais 2h de cours sur le sujet m’ont permis d’en appréhender l’esprit (je crois). Bref, depuis sa création la durée légale pour qu’une oeuvre « tombe » dans le domaine public n’a eu de cesse de s’étirer… protégeant davantage la rente contre l’Intelligence collective et le travail coopératif. Les choix de se gouvernement sont très cohérents… et à désespérer (‘fin pour celleux qui avaient espérer … les autres constatent justes avec amertume ce qu’ils avaient annoncés… F. Lordon, Michel et Monique Pinçon-Charlot, A. Accardo).