C'est la tradition, après avoir passé plus d'un an et demi avec les étudiants du DUT infocom de La Roche sur Yon à causer de numérique, je réserve à l'option "métiers du livre" une petite plage de liberté pour laisser libre cours à leur imagination (bon d'accord en fait c'est un partiel). Et en général je ne suis pas déçu.
Souvenez-vous. En 2010 ils se retrouvaient à la tête de la BNF et devaient prendre un décision important : faut-il ou non signer avec Google pour la numérisation d'ouvrages ? Le résultat avait été tellement bon que certaines de leurs propositions s'étaient même retrouvées dans le rapport Tessier !
En 2012 on prenait une petite option "philo" en se demandant si une société sans droit de copie était possible.
En 2013 ils se mettaient dans la peau (au choix) d'un éditeur, d'un libraire et d'un bibliothécaire et me décrivaient ce que serait leur métier en 2020. Les "visions" étaient globalement assez réjouiisantes et une copie, celle de Morgane Bellier était tellement sortie du lot que je l'avais mise intégralement en ligne (pdf).
Et donc cette année ils avaient 2 heures pour, à partir de 4 réflexions, identifier les principaux problèmes des métiers du livre et me proposer leurs solutions pour les régler.
Voici le sujet tel que proposé aux étudiants :
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Réflexion 1 : David Weinberger à l’occasion d’une conférence sur l’avenir des bibliothèques proposait qu’elles deviennent de « communautés de sens », une idée qu’il expliquait comme suit : "L'idée est simple. Il se trouve qu'une fois qu'un utilisateur a emprunté un livre, la bibliothèque est en dehors de la boucle. L'utilisateur le lit chez lui, en parle avec ses amis ou quelqu'un d'autre d'important, passe parfois une soirée à en discuter dans un club de lecture." Dans le même genre, un certain Olivier Ertzscheid écrivait : "je crois qu'il faut impérativement arrêter de se poser la question de savoir comment faire venir les gens dans les bibliothèques. Le travail des bibliothèques aujourd'hui c'est d'apprendre et de faire comprendre aux gens comment faire venir des bibliothèques chez eux."
Réflexion 2 : Il y a un an Amazon ouvrait aux Etats-Unis sa première librairie « physique » : le fonds était constitué à partir des statistiques du site Amazon (ouvrages les plus demandés, ayant obtenu les meilleurs « notes » des lecteurs, consultation accompagnée des avis des lecteurs déposés sur le site, vente de Kindle, etc …). Amazon a annoncé hier qu’il comptait ouvrir entre 300 et 400 librairies « physiques » sur le territoire des Etats-Unis.
Réflexion 3 : « L’avenir des bibliothèques c’est de vendre des livres. L’avenir des librairies, c’est de prêter des livres. » Olivier Ertzscheid.
Réflexion 4 : Dans une entrevue au journal Libération, Michel Serres déclarait : "on a construit la Grande Bibliothèque au moment où l’on inventait Internet! Ces grandes tours sur la Seine me font penser à l’observatoire qu’avaient fait construire les maharajahs à côté de Delhi, alors que Galilée, exactement à la même époque, mettait au point la lunette astronomique. Aujourd’hui, il n’y a que des singes dans l’observatoire indien. Un jour, il n’y aura plus que des singes à la Grande Bibliothèque."
Au boulot : Comment permettre aux savoirs et aux connaissances de continuer de circuler librement tout en permettant au commerce du « livre » (papier ou numérique) de faire vivre les métiers qui en dépendent et de favoriser l’accès de tous à la culture ? En vous appuyant sur une ou plusieurs de ces 4 réflexions, vous donnerez votre vision de la bibliothèque et de la librairie du futur. Vous commencerez par indiquer ce qui vous semble être aujourd’hui les principaux problèmes, difficultés ou dysfonctionnements des librairies et des bibliothèques pour ensuite proposer une série de propositions pour les résoudre.
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Et voici le résultat. 16 propositions pour l'avenir des métiers du livre.
Et une constante : tous sont unanimes pour indiquer que oui, les bibliothèques doivent vendre des livres et les libraires en prêter (bon je vous accorde que je l'ai un peu induit pendant les 20 heures de cours, donc ils ont peut-être dit ça d'abord pour avoir une bonne note, sont fourbes vous savez …)
1. "Les bibliothèques doivent rester ouvertes le soir". Bonne nouvelle, c'est en cours.
2. "Les bibliothèques se focalisent sur le fait de faire venir des individus en leurs lieux alors que leur but premier est de diffuser la culture auprès d'un maximum de gens." Ben moi j'ai trouvé que c'était une manière très claire de pointer à la fois le "(non-)problème" de la fréquentation et celui de l'évolution des usages.
3. "Les éditeurs devraient bâtir une offre numérique en fonction des statistiques de téléchargement y compris et surtout illégal." Et oui. Comme Netflix.
4. "Les bibliothèques devraient pouvoir porter et livrer les livres chez les gens (notamment pour les actifs qui n'ont pas le temps d'y aller)."
5. "Tous les catalogues de bibliothèque et tous les sites de librairie devraient intégrer et afficher les commentaires / avis de leurs lecteurs." Et oui. Comme sur Amazon.
6."Bibliothèques et librairies devraient développer un système d'impression à la demande."
7. "Supprimer la totalité des DRM qui ôtent une liberté à l'acheteur d'un livre (limitation du nombre de prêt, du nombre de pages imprimables, etc.)" #SalePunk
8. "Aujourd'hui, avec Uber, AirBn'B, etc. les gens pensent presqu'exclusivement en terme de prêt et de partage plutôt qu'en terme d'achat pur. A ce titre les bibliothèques ont un énorme avantage à condition de s'en donner les moyens, et les libraires devraient sérieusement réfléchir au prêt de livres."
9. "Les municipalités devraient mettre en place des "drive-in" pour permettre aux gens de récupérer les livres qu'ils ont réservés (par exemple à proximité des centres commerciaux)."
10. "Les bibliothèques devraient avoir des partenariats avec des éditeurs pour qu'un usager ayant emprunté un livre ait une petite réduction sur le titre s'il souhaite l'acheter en librairie ou sur le site de l'éditeur, ou directement auprès de la bibliothèque." Et d'ailleurs, dans une autre copie, "Dans le cas où le libraire fait une recommandation au client mais que celui-ci n'est pas certain d'aimer à 100% le livre, il devrait avoir la possibilité de l'emprunter."
11. "Toutes les bibliothèques devraient proposer à la vente les ouvrages qu'elles destinent au pilon, et ce plusieurs fois par an."
12. "Les éditeurs vont finir par vendre des objets littérairement connectés : comme il existe déjà un sex-toy connecté à une application de lecture érotique, je pense que l'idée pourrait notamment être adaptée au secteur de la littérature jeunesse : par exemple avec des figurines du personnage principal qui changeraient de couleur (ou évolueraient à la manière des pokemon) au fur et à mesure de la lecture. Idem pour les livres de sport, les chapitres ne se dévérouilleraient qu'après avoir effectué certains exercices, ce qui serait vérifié grâce à un bracelet connecté."
13. "Ce n'est pas internet qui détruit ou met en danger les librairies ou les bibliothèques mais le manque d'internet dans ces structures."
14. "2,5 milliard de personnes sont inscrites en bibliothèque : il faudrait créer un réseau social global pour l'ensemble de ces usagers, avec des déclinaisons à l'échelle de chaque pays." Une sorte d'hybride entre Facebook, Babelio et truc catalogage en ligne
15. "En fait il est très étonnant, si l'on s'en tient à considérer "le livre" comme un marché, que l'on en soit encore à un stade de fragmentation dans lequel certaines structures n'ont pas le droit – ou ne veulent pas – le vendre (= les bibliothèques) et d'autres n'ont pas le droit – ou ne veulent pas – le prêter. Cela installe une sorte de concurrence bizarre. Un peu comme si on interdisait à certains cuisiniers de faire des plats à emporter et à d'autres de permettre aux gens de manger sur place."
16. "A partir du moment où quelqu'un est inscrit dans une bibliothèque, il faudrait que toutes les semaines – même s'il n'effectue aucun prêt – la bibliothèque ait la possibilité de faire déposer chez lui une sélection de livres. En effet beaucoup de gens s'inscrivent mais ne passent ensuite que très rarement à la bibliothèque. Cela permettrait donc à la fois de leur faire découvrir des livres et de maintenir vivant et utile le lien entre la bibliothèque et l'usager."
Bel exemple d’intelligence collective. Finalement c’est plus pertinent que bien des analyses d’expert que j’ai lu ces dernières années.
Très intéressant panel d’idées. Je mev emande si je ne vais pas recommencer mes études et aller à la Roche sur Yon…
Quelques idées intéressantes mais glboalement ça donne surtout le sentiment que la notion de service public ou la dimension capitaliste d’un commerce, même de livres, est passée à la trappe. Ce ne sont que des extraits, c’est donc difficile de juger, mais comparer un service public et un commerce à deux types de commerce (restauration sur place/à emporter) m’interroge. C’est toujours ça de pris.
Il y en a un qui aurait inclus le problème «énergie/climat/ressource naturelles» à son analyse et qui serait parti sur l’hypothèse que le nombre de «connecté/en ligne/électronique» serait une fonction *décroissante* du temps ?
Est-ce que vous pourriez expliquer pourquoi il semble si important que les bibliothèques vendent des livres ?
En effet, les braderies semblent très bien fonctionner. Les communes alentours de la nôtre en font régulièrement et rencontrent un gros succès. Le public semble friand de ce genre de rencontres et les attendent régulièrement.
Mais ce qui semble fonctionner encore plus, ce sont les little free libraries.
Nous l’avons mis en place depuis trois ans dans ma commune et elle connait un énorme succès. Nos stocks de livres désherbés s’écoulent plutôt vite, les gens participent en mettant également leurs propres ouvrages, certains qui ne viennent jamais à la bibliothèque se servent quasi uniquement là.
Nous avons d’excellents retours.
Nous avons trois « points ». Un dans l’entrée de la bib (disponibles donc également lorsque nos locaux sont fermés), et deux dans les rues de la ville (d’anciens parcmètres ont été réhabilités en boîtes à livres).
En effet, il y a moins l’effet « événement ». Le côté rendez-vous avec le public est plus discret, moins marqué. Mais cela permet un accès gratuit et constant à la lecture (que nous essayons de garder d’une certaines qualité en faisant régulièrement le ménage dans les bornes).
Qu’en pensez-vous ?