Au commencement.
Homepage 1990.
Au commencement du web "grand public", au temps du règne des "homepages" sur d'antiques réseaux, c'est nous, oui, nous, qui choisissions l'ordre dans lequel nos pages, nos contenus seraient lus. On bossait alors son arborescence. On faisait <blink> clignoter </blink> la rubrique "actualité" pour attirer l'attention du passant sur nos dernières publications. Chacun était son "éditeur" mais ne touchait qu'une communauté de lecteurs presque anecdotique au regard du nombre de personnes bénéficiant aujourd'hui d'un accès à internet (250 millions d'internautes en 2000, presque 3 milliards quinze ans plus tard).
Blogs 2000.
Puis vinrent les blogs.
Et l'ordre ante-chronologique régna en maître sur une surabondance de contenus que les grands prêtres motorisés de l'attention s'efforçaient de hiérarchiser au sein des biotopes informationnels qu'ils rachetaient à tour de bras. Loïc Le Meur était Pape, les blogs régnaient sur le monde, et seul l'ordre ante-chronologique faisait foi. C'était le temps de l'empilement. Celui, aussi, de la première grande démocratisation de la publication. Lorsque Google racheta la plateforme Blogger en 2004, oui, internet avait permis au peuple d'écrire comme l'imprimerie, quelques siècles auparavant, lui avait permis de lire.
Statuts 2005-2010.
Facebook naît en 2004. Twitter en 2006. Avec l'essor des réseaux dits sociaux, avec la multiplication des sollicitations attentionnelles, avec le marquage de plus en plus ciblé (par catégorie, par type de média), l'ordre ante-chronologique subsista dans l'essentiel de nos rapports à l'information. La presse elle-même, jusqu'ici soumise à une hiérarchisation éditoriale au moins autant – voire davantage – basée sur la distance (le fameux kilomètre sentimental) que sur le temps regardait, perplexe, céder les dernières digues du temps de sollicitation attentionnelle et se mettait à son tour à jouer de l'ante-chronologie pour surseoir à la fuite en avant de son lectorat comme à son inéluctable mutation numérique.
L'ère des profils amenait avec elle une atomisation et une fragmentation encore plus grande des unités de publication : après les pages, après les billets (de blogs), on publiait des "posts", des "statuts", des images prises sur le vif, des tweets. Comment classer tout cela ? Comment y donner accès ? Ce n'est que faute de mieux que l'ordre ante-chronologique subsistait encore, déjà vestige d'un temps où il se voulait hiérarchie, il n'était plus que l'inconfortable lit de Procuste d'un déferlement et d'une urgence autrement insaisissables.
A l'ombre des jeunes algorithmes en fleurs. 2010-2015.
Pendant que s'abat sur le monde connecté une fatrasie jaculatoire de contenus, les grands régulateurs sont à l'oeuvre. Lentement, progressivement mais sûrement, les algorithmes du PageRank et de l'Edgerank s'obscurcissent, s'opacifient, se complexifient. Parce que tout doit être classé pour pouvoir ensuite être accédé, parce que les enjeux économiques sont de plus en plus pregnants et parce que leur modèle est avant tout celui d'une régie publicitaire, les maîtres calculateurs vont alors commencer à choisir à notre place. Et le petit monde des éditocrates (dont je suis) commencer à s'écharper pour savoir si la bulle de filtre existe ou n'est qu'une vue de l'esprit.
Le fait est que les "landing pages" de Google comme le "Feed" de Facebook classent, trient, choisissent en permanence et s'éloignent progressivement du tout ante-chronologique. Amusez-vous à faire ce simple test : même si vous avez paramétré le réglage de votre mur facebook sur l'affichage des infos les plus récentes (ante-chronologique donc) vous constaterez qu'à chaque nouvelle session ou après un temps d'inactivité assez long le réglage par défaut se remet automatiquement sur les "top stories" choisies par Facebook.
Seul point sur lequel tout le monde s'accorde : il est impossible de tout voir. Alors les logiques attentionnelles qui étaient jusqu'ici dictées par le temps (que nous avions à y consacrer, au travers par exemple de la lecture de nos fils RSS) vont se trouver dictées par une complexité de critères allant de l'affect (nous voyons en 1er ce que nous "aimons" le plus) à la densité des échanges (apparaissent en 1er les informations publiées par les "amis" avec lesquels nous interagissons le plus). Dès lors la "publication" va prendre des tours plus politiques. Certains contenus nous sont masqués en fonction des critères sus-mentionnés mais d'autres le sont au nom de choix éditoriaux, culturels ou politiques … effectués par lesdits algorithmes, ou à tout le moins circonscrits par les CGU des sites hôtes. Politique des algorithmes donc.
2016. Digne d'attention et susceptible d'intérêt.
Et puis voilà. En février 2016 c'est Twitter qui annonce qu'il va progressivement abandonner l'affichage ante-chronologique pour montrer d'abord les tweets "les plus susceptibles d'intéresser". Un mois plus tard c'est aujourd'hui Instagram (racheté par Facebook) qui fait la même annonce, mais en scénarisant comme il peut notre supposée FOMO (Fear Of Missing Out, littéralement peur de manquer quelque chose) :
"Vu l’ampleur que prend Instagram, il devient difficile de voir toutes les photos et vidéos qui y sont partagées. Cela signifie que vous manquez peut-être des publications qui vous auraient beaucoup intéressé(e)."
Soit le mantra : "See The Moments You Care About First". Ajoutant quelques nuances :
"Instagram explique que l’intégration d’un algorithme de classement était devenu nécessaire. En moyenne, un utilisateur rate 70% des publications des personnes suivies à cause du volume, trop important, de photos et de vidéos publiées sur le réseau social. Instagram souhaite donc proposer une expérience similaire à Facebook, en se basant sur un algorithme pour décider des photos et des vidéos à afficher en premier.
En revanche, Instagram indique que les publications seront uniquement « classées » autrement. Elles ne seront pas filtrées, comme c’est actuellement le cas sur Facebook. Vous pourrez donc voir toutes les publications, mais vous devrez parfois scroller beaucoup pour voir une photos qui vient d’être publiée, si Instagram estime qu’elle n’est pas pertinente."
Des "lectures industrielles" aux industries de la publication.
Dans ce mouvement de balancier si caractéristique du web, ce qui fut d'abord vécu comme une libération (l'ordre ante-chronologique nous permit d'oublier les efforts avant lui nécessaires à la mise en avant de certains de nos contenus) est ensuite perçu comme une garantie (celle de ne rien rater, cf FOMO) avant d'être subi comme une aliénation ("mais bordayleu virez-moi ces vidéos de chatons et ces tweets à la con sur l'amour est dans le pré"). Fin du premier cycle. Et retour. Pour ne plus subir cette aliénation on nous explique qu'il faut faire confiance aux régulations et aux choix éditoriaux d'algorithmes offrant la garantie de nous cibler au plus près de nos centres d'intérêt et qui vont donc nous "libérer" de l'affichage ante-chronologique pour revenir à une éditorialisation plus "classique". Fin du deuxième cycle. Les libérations d'hier devenues les aliénations d'aujourd'hui. Mais entre ces deux cycles un glissement s'est opéré. Après l'avènement des lectures industrielles (Alain Giffard), l'éditorialisation algorithmique fonde celui des écritures/publications industrielles.
Chez Giffard, les lectures industrielles étaient définies comme suit :
"1.a) l’activité du robot de lecture, ses actes de lecture: scanner, crawler, indexer. b) les produits dérivés de cette activité, les textes de lecture en langage humain.
2.a) l’association des lectures humaines et des lectures machiniques. b) la commercialisation des lectures humaines définies comme «hits».
3.a) l’espace des lectures industrielles est le face-à-face des industries de lecture et des publics de lecteurs. b) l’industrie de la lecture entreprend la commercialisation de toutes les lectures, sous le slogan de l’ «accès à toute l’information». c) l’industrie de la lecture entreprend aussi la commercialisation des lecteurs."
Nous pouvons de la même manière définir précisément ce que nous nommons écritures/publications industrielles :
1.a) l’activité de l'algorithme de publication, ses "décisions" de publier ou de ne pas publier, de le faire auprès de certaines catégories d'utilisateurs et pas auprès d'autres, et la temporalité décrétée et perçue de ces décisions. b) les produits dérivés de cette activité, les éléments publiés en langage humain.
2.a) l’association des écritures humaines, des écritures machiniques et des choix algorithmiques de publication. b) la commercialisation des écritures humaines définies comme "impressions" ou "vues".
3.a) l’espace des écritures industrielles est le face-à-face des industries de la publication et des publics d'auteurs ou de publiants. b) l’industrie de l'écriture entreprend la commercialisation de toutes les écritures, de toutes les publications, sous le double slogan du "vous avez peur de manquer quelque chose" et "nous savons mieux que vous ce qui est susceptible de vous intéresser". c) l’industrie de l'écriture et de la publication entreprend aussi la commercialisation des publiants."
Ajoutons enfin que si les lectures industrielles nous poussaient à écrire "pour" les algorithmes (= pour être vu / référencé par les algorithmes), les écritures/publications industrielles nous poussent à lire (ou à interagir) pour avoir la garantie d'être correctement sollicités par les mêmes algorithmes (= pour s'assurer que ce qui nous sera donné à lire satisfera à la fois notre peur de manquer quelque chose et les goûts/croyances/opinions/habitus que nous partageons ou plébiscitons déjà).
Et une mutation.
De l'ante-chronologie à la post-chronographie.
Le passage du règne de l'ante-chronologie, sorte de degré zéro de l'éditorialisation, à une post-chronographie. Non plus un discours sur le temps mais une réécriture des temporalités de la publication et de la réception, de la lecture.
Il y a le temps de la publication, le temps de l'affichage, à peu près instantanés, et il y a ce tiers-temps, le temps de "l'impression", du visionnage, celui de la perception. Chacun des contenus que nous publions sur chacune des plateformes que nous utilisons est instantanément mis en ligne. Mais dans le temps de la réception, dans le temps du visionnage, dans le temps de la lecture, avant ceux-là s'insinue et se superpose à l'écriture et à la publication première une écriture et une publication seconde, celle que le temps algorithmique prend pour réécrire et pour republier ces éléments en les hiérarchisant avec ses propres règles. Post-chronographie donc.
Moralité.
Les récentes annonces, de Twitter et d'Instagram d'en finir avec l'affichage ante-chronologique ne doivent pas être vues comme un simple soubresaut marketing destiné à booster les audiences et les interactions sur ces sites mais comme un nouveau signe fort d'une évolution du modèle des industries de la publication, et une – nouvelle – invitation à s'interroger d'urgence sur la notion de l'éditorialisation algorithmique et sur son possible (et à mon avis nécessaire) rendu public.
Entièrement d’accord. Nous changeons d’ère. Le problème est un problème de moyen (pour l’instant). Il me semble qu’il n’y a pas d’outils très accessibles permettant à quiconque de faire de la personnalisation algorithmique – même si, il est possible de construire des choses depuis des API. D’un côté, nous avons des plateformes et des réseaux sociaux qui passent à un modèle d’éditorialisation algorithmique leur permettant d’affiner et concentrer les audiences, de l’autres, le quidam moyen (petits sites d’infos, blogs, sites de presse qui ne disposent pas d’équipes de datascientist ou de de développeurs agiles) qui n’a pas accès aux outils permettant de concentrer et démultiplier l’audience, et qui sont coincés dans des propositions ante-chronologiques. Nous allons avoir besoin que les outils algorithmiques se démocratisent très vite, si on ne veut pas revenir à une information à 2 vitesses, entre ceux qui en disposent et les autres.