Métiers de l’automatisation du livre.

C'est une série de signaux faibles. Mais convergents. Autour de ce que l'on appelle encore les "métiers du livre", cette fourmi de 18 mètres. Alors allons-y.

Bibliothèque sans bibliothécaire.

D'abord il y a Hugh, le premier robot bibliothécaire. Il sait où sont rangés les livres. Il sait se déplacer. Il est connecté à plusieurs bases de données. Un OPAC avec une voix, des bras, capable de se déplacer, capable de vous parler, capable de vous parler, capable de vous orienter. Ben oui, paraît pourtant qu'il y a peu on citait encore "bibliothécaire" parmi les métiers qui résisteraient le mieux à l'automatisation …

Bibliothèque sans livres.

Après il y a la Bookless Library. La bibliothèque sans livres imprimés. Septembre 2010, l'université du Texas (la partie "sciences et techniques de l'ingénieur") ouvre la 1ère bibliothèque universitaire sans livres. Oui, une bibliothèque de lecture publique sans livre imprimé n'est plus une aporie.

Librairie sans livres.

Tout le monde en parle actuellement, les PUF viennent d'ouvrir une librairie sans aucun livre. A la place une Espresso Book Machine qui vous permet de repartir en quelques minutes avec l'un des livres, imprimés à la demande, disponibles au catalogue.

Emprunter des … gens.

La bibliothèque humaine permet d'emprunter non plus des livres mais des gens. Pour mieux les connaître. Vous pouvez emprunter un sourd, un musulman, une victime de violence sexuelle, un sans-abri, un chômeur, un réfugié, une jeune mère célibataire. Et discuter avec eux pour mieux les comprendre et vaincre les stéréotypes.

Emprunter sans bibliothèque.

Longtemps déjà que le prêt n'est plus l'apanage des bibliothèques. Qu'il se fait applicatif. Booxup, inventaire.io et probablement demain encore d'autres, médiées par la technique ou au simple bon vouloir des très petites bibliothèques de rues, viendront réaffirmer que le prêt n'a plus rien de bibliothéconomique, comme avant lui le catalogage devenu hobby parce que rendu à sa dimension première de partage et d'échange, parce que médié par la technique il peut être dé-technicisé.

La fonction crée l'organe.

2,5 milliards de personnes inscrits dans l'une des bibliothèques de cette planète. Et les 1% d'actifs probablement par là. La "bibliothèque chose". "Les choses, les "trucs" de la bibliothèque". LibraryThing. 2 millions de personnes partageant des notices "catalographiques" enrichies. Comme un hobby. Et l'autre facette de la recommandation. Celle de la lecture critique. Dispersée puis réagrégée autour de communautés qui ne se trouvent ni ne se retrouvent plus à la bibliothèque. Babelio, Amazon, et les autres. Tant d'autres. 15 ans au moins qu'ils le peuvent et déjà plus de 10 ans que l'on répète que les catalogues doivent intégrer les commentaires, les critiques des … lecteurs. Alors comme le partage a horreur du vide …

Je l'avais déjà dit. Déjà écrit. La crise que traverse la bibliothèque, la librairie, la crise que traversent les métiers du livre, cette crise de l'automatisation, le spectre rampant d'une Uberisation toujours possible, n'est pas uniquement une crise d'identité solutionnable par un quelconque troisième lieu lui-même soluble dans l'improbable concept marketé d'un learning center. C'est une crise de fonction. Quelle est la fonction d'une bibliothèque ? D'une librairie ? Voilà la seule question récurrente dans la centaine de colloques autour de l'avenir des métiers du livre. Accueillir ? Faire lire ? Diffuser la culture ? Donner accès ? Prescrire ? Mais laquelle de ces fonctions ne dispose pas de pléthore de fonctionnalités ? Et laquelle de ces fonctionnalités n'est pas automatisable ? 

Il y a peu j'écrivais :

"La fonction de la bibliothèque c'est de permettre l'existence de représentations communes qui ne sont pas uniquement choisies en fonction de l'audience ou du "taux de partage" qu'elles peuvent susciter. La fonction de la bibliothèque c'est de construire – ou de permettre la construction – et la circulation – de ces représentations au plus près à la fois des ressources et des lieux de circulation de savoirs, d'informations. Or jamais dans toute leur histoire depuis Alexandrie, jamais les bibliothèques n'ont été aussi éloignées (physiquement et intellectuellement) des ressources, des documents et des idées – et ges gens … – qu'elles ont pourtant pour fonction de collecter et de re-présenter. On a tenté de cacher la misère derrière une logorrhée à base de "tiers" et autres "troisième" lieu. La réalité c'est que – sauf exceptions et il en existe heureusement quelques-unes – la réalité c'est que tant que la bibliothèque continuera de se penser en tant que "lieu" elle sera incapable de remplir toute autre fonction que celle de s'interroger sur son propre avenir."

Et un peu avant :

"L'autre grande fonction que la bibliothèque va devoir réaffirmer est une fonction politique. On l'oublie souvent mais l'histoire des bibliothèques est d'abord une histoire politique. Face aux enjeux de concentration (industrielle, attentionnelle, économique) qui traversent aujourd'hui les questions de l'accès aux savoirs et aux connaissances sur internet, les bibliothèques sont – ou en tout cas devraient être – les premiers lieux de contre-pouvoir."

Et côté politique justement, les questions ne manquent pas, pas davantage que ne manquent les occasions pour les bibliothèques de se constituer en autant de contre-pouvoirs :

"question du droit à la copie (privée), question du droit à la vie privée (déclaration de l'IFLA du 20 Août 2015), question du droit à une connexion neutre via la mise en place, au sein des bibliothèques de noeuds du réseau TOR. C'est le "Library Freedom Project" (le blog du projet est ici). Diffusion des savoirs et des connaissances, données personnelles, neutralité du net, les 3 grands enjeux du siècle. Tous 3 enfin rassemblés dans la bibliothèque."

Des questions qui, elles, n'ont rien d'automatisable, de déléguable à la machine, des questions que Hugh le robot bibliothécaire ne sera jamais en capacité de traiter, des questions qui, nous y reviendrons à la fin de ce billet, ne relèvent pas d'un quelconque solutionnisme traduisible en autant de compétences dédiées mais des questions qui nécessitent la mobilisation de connaissances, de savoirs comme autant de clés de compréhension et d'action.

Donc la bibliothèque nulle part.

Et la librairie pareil. Pas de bibliothécaire, pas de livres imprimés. Des prêts, oui, mais en dehors du circuit de la bibliothèque. Du catalogage oui, mais en "amateur" et en dehors de la bibliothèque. Des critiques de lecture partout ailleurs que dans la bibliothèque. De la recommandation plus que jamais, de la prescription à tout bout de champ. Dans les algorithmes principalement. Le rapport à l'écrit ? Non. Leur apport à l'écrit.

Un constat. Celui dressé il y a déjà quelques temps par David Weinberger :

"L'idée est simple. Il se trouve qu'une fois qu'un utilisateur a emprunté un livre, la bibliothèque est en dehors de la boucle. L'utilisateur le lit chez lui, en parle avec ses amis ou quelqu'un d'autre d'important, passe parfois une soirée à en discuter dans un club de lecture."

Donc la bibliothèque partout.

Partout ailleurs qu'en elle-même. A la demande. "On Demand". On-Demand Library. La bibliothèque partout parce que directement et tout le temps mobilisable, convocable. Fluide. Sans frictions. Des questions bien sûr. Qui pour jouer le rôle politique de la bibliothèque et de la librairie dans la cité ? Il n'y a pas de démocratie "à la demande".

Loi Travail

Oui je sais là vous vous dites mais que vient faire la #LoiTravail dans cette galère ? Hé bien justement. Le principe de la loi Travail (entre autres gabegies), et dans le sillage d'une Uberisation qu'elle ne prétend même plus combattre, est d'instituer la hiérarchie suivante : c'est l'activité qui permet de caractériser une situation effective de travail qui peine de plus en plus à prétendre au statut d'emploi (même à durée "déterminée").

Or l'ensemble des micro-fissures dans la tradition cimentée des métiers du livre que je viens d'énumérer constituent autant "d'activités".

Hugh le robot n'exerce pas le métier de bibliothécaire. Il n'aura d'ailleurs jamais d'emploi de bibliothécaire. Il est en revanche parfaitement capable d'effectuer les "activités" d'un bibliothécaire, une partie du travail d'un bibliothécaire.

Avec les bibliothèques et les librairies sans livre imprimé, ce n'est pas le "métier" de libraire ou de bibliothécaire qui disparaît mais plusieurs de leurs fonctions.

Dans la même genre, mon activité d'enseignant peut largement être suppléée ou avantageusement médiée par un support ou un artefact technique. Un logiciel peut corriger mes copies mieux que moi (si ces copies sont sous forme de QCM déjà informatisé), un synthétiseur vocal peut lire mes cours, je peux d'ailleurs avantageusement me dispenser de donner certains cours en diffusant à la place d'autres cours sur le même sujet et pour le même public mieux fagotés que les miens (par exemple pour la "culture numérique"). Nombre de mes activités administratives pourraient également être automatisées : faire l'appel en amphi (avec un badge pour les étudiants), envoyer des mails de rappels aux étudiants pour certaines échéances, etc. Je m'arrête là mais vous avez compris l'idée. Enfin je pense. Uber (et les autres chantres du "Digital Labor") n'ont jamais eu la prétention d'offrir aux gens un travail ou même un emploi : il s'agit de leur confier une activité, elle-même perméable avec d'autres (je peux être chauffeur Uber et livreur Amazon pour le dernier kilomètre).

Si l'on peut, à mon avis à juste titre, s'alarmer de manière raisonnable de ces automatisations autour des métiers des bibliothèques et des métiers du livre – mais le raisonnement est valable pour l'ensemble des autres secteurs – c'est parce que l'on a depuis longtemps cessé d'apprendre le métier auquel correspond un emploi de bibliothécaire. Ou – diront les pessimistes – parce que les principales nécessités du métier de bibliothécaire sont intraduisibles en compétences enseignables. Un peu à la manière du vieux débat entre didactique et pédagogie. Un de mes profs au lycée avait un jour eu cette phrase qui ne m'a plus quitté : "La didactique s'enseigne, la pédagogie s'éprouve".

Voilà peut-être aussi la raison pour laquelle la "pédagogisation" de l'enseignement (via le lancement des IUFM au siècle dernier) est la 1ère responsable des maux du système éducatif actuel, et le prélude à son "Uberisation" à mon avis certaine. L'ensemble des activités "didactisables" sont automatisables et seront automatisées. Combattre ce transfert de compétences à la machine et aux automatismes est une lutte de Quichotte.

Au nord y'avait les corons, et au centre, les savoirs.

Depuis le temps qu'on nous bassine avec d'abscons référentiels de compétence ou d'activité, peut-être serait-il temps de remettre les "savoirs" au centre. Et chaque chose à sa place.

Le rôle d'un emploi est uniquement de créer du lien social. Sinon on nous expliquerait pourquoi il est si dur d'être "sans-métier". Les gens, les "sans-emploi" cherchent d'abord à combler ce manque de l'emploi avant de songer à combler ce manque de "métier". Pas parce qu'ils sont méchants, fainéants ou qu'ils ne veulent pas devenir balayeur avec leur Bac+3, mais parce qu'ils cherchent à trouver une place dans la société avant d'y trouver une fonction. Et que les en blâmer revient à plébisciter une société de robots. 

Le rôle d'un métier (lorsqu'il est à peu près librement choisi) est d'ajouter l'estime et l'accomplissement de soi à ce lien social que crée l'emploi ; estime et accomplissement de soi qui à leur tour viendront étendre, orienter, lisser ou complexifier le lien social que nous procure notre emploi.

Le rôle d'un travail est de pouvoir être décliné en un certain nombre d'activités.

Le rôle d'une activité est de nous occuper.

Travail et activités seront automatisés. Confiés à des algorithmes ou à des robots. Et probablement tant mieux. Des robots-chirurgiens ne tremblent pas. Des voitures autonomes ne sont jamais ivres et ne commettent pas d'excès de vitesse.

Société d'hippocampes (sur nos positions).

Maintenant que les GPS ont remplacé le sens de l'orientation des taxis, que deviennent ces experts de l'orientation spatiale à l'hippocampe sur-développé ? Notre société n'a-t-elle vraiment aucune stratégie pour pouvoir les employer à la hauteur d'un savoir – et non plus d'une compétence – si particulière ? Etre un expert de l'orientation spatiale est une connaissance bien différente de la compétence (automatisable et déléguable à la machine) permettant de conduire un individu d'un point A à un point B … Voilà peut-être la seule réponse – avec le revenu universel – à la fin annoncée du salariat qui est loin d'être aussi inéluctable que ne le prétend l'être unicellulaire présidant à l'expression de la gangue ultra-libérale que l'on entend partout.

La primauté dans les sphères sociales, éducatives, salariales et patronales d'une approche par compétence supposément toujours plus fine et dans l'objectif faussement roboratif d'une "meilleure adéquation avec le marché de l'emploi" n'a fait depuis 15 ans qu'accélérer les processus d'exclusion (je ne dis pas que c'en est la seule cause, mais une cause parmi d'autres). Il nous faut d'urgence la remplacer par un approche inclusive qui ne pourra qu'être centrée sur les savoirs et les connaissances.

Arrêtons un instant de réfléchir aux "métiers" du livre. Ils sont condamnés par notre incapacité à les penser autrement qu'en termes de "compétences actionnables". Et employons-nous collectivement à définir les emplois du livre, qui sont aussi les emplois du savoir.

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