Avant-hier des séquences très courtes de l'attentat du Bataclan et d'autres attaques terroristes, sur Periscope notamment. Avant-hier encore, le mouvement #NuitDebout, en quasi-intégralité sur Periscope. Hier l'attaque de Mossoul sur Facebook Live. Et aujourd'hui, l'évacuation de la jungle de Calais, sur Facebook Live encore. Le monde. Live.
Avant, allumer son ordinateur c'était ouvrir une fenêtre. Windows. Fenêtre sur un réel numérique pour l'essentiel circonscrit au non-connecté. Aujourd'hui allumer son ordinateur ou son smartphone c'est avant tout ouvrir une session. C'est faire ses sessions. C'est être en live. Born to be en Live.
Born To Be en Live.
Le plus troublant n'est pas de voir défiler sur la réalité saisie la ronde des émois en icônes, des émoticônes. Le plus troublant n'est pas l'irruption de ce live dans le morne fil sans vie qui sert de mur attentionnel. Le plus troublant n'est pas que quelque chose ait ou non changé dans les médias dits sociaux. Souvenez-vous il y a presque 15 ans, fin 2002, début 2003, lors de la guerre en Irak, un homme se faisait connaître en utilisant un blog pour décrire la situation sur place alors que l'ensemble des médias ne pouvaient accéder à la zone de guerre, il se faisait appeler Salam Pax, les médias le surnommèrent le blogueur de Bagdad.
L'essentiel de ce qui se produit dans ces nouvelles diffusions "live", dans ce qui est davantage une nouvelle actualisation plutôt qu'une nouvelle actualité, est déjà parfaitement décrit et documenté dans l'abondante littérature sur les réseaux sociaux et leurs usages : la pulsion scopique, le désir de voir, mais aussi la question du déchaînement d'une grammaire du pulsionnel, et bien sûr toutes les questions liées à la réception de ces messages par des audiences invisibles.
Rien de nouveau donc. Sauf peut-être une chose. J'ai longtemps cherche ce qui me frappait dans ces images, ce qui faisait naître chez moi ce trouble, ce malaise. Je crois l'avoir trouvé.
Quatre images. Quatre expériences "live". En haut à droite, la captation par Periscope d'une AG du mouvement #NuitDebout. En haut à gauche le Facebook Live de l'attaque de Mossoul, en bas à gauche celui de l'évacuation de la jungle de Calais. Et en bas à droite ce soldat en train de jouer à Pokemon Go sur la ligne de front de Mossoul en Juillet dernier.
Une réalité de Stickers.
Ce qui me frappe c'est la réalité augmentée. Ce que l'on appelle la réalité augmentée. Qui est un réel en partie diminué. Un réel que les grandes plateformes de diffusion sont en train de tordre, de plier. Dans les fronces et les plis de ce réel littéralement broad-casté, "largement jeté" ou "jeté au large", se nichent les traces indiciaires de nos émotions, de notre trouble. Une réalité de Stickers. Qui colle. Qui nous englue. Sur laquelle nous posons à notre tour des like pour marquer notre appartenance à ce réel là.
Il faut être au plus près. Il faut être au plus près pour filmer ces images. Ces images de guerre. Ces images d'évacuation. Ces images d'émotions. Ce qui implique – sauf chez le soldat jouant à Pokemon Go sur la ligne de front – ce qui implique que l'on voit déjà, que l'on est déjà là, et que si on filme, que si on broadcaste c'est parce que l'on veut aussi partager. Ou plus exactement rediffuser. Toutes las variantes sont alors présentes, du "un" qui diffuse pour des "millions" au "un" qui diffuse pour "quelques autres" qui regardent. Que veut dire ce pouce levé sur le Live d'une scène de guerre ? Que l'on se félicite de l'issue du combat ou que ce combat ait lieu ? Que l'on remercie la personne ou les médias présents de nous le livrer en "live" ? Probablement les deux. Et tant d'autres choses encore.
Emoti-trolls : Troller les images.
Dans cette réalité augmenté, deux espaces d'énonciation aussi troubles l'un que l'autre se superposent. Celui du "live" qui nous surprend au milieu d'une flânerie attentionnelle semi-contrainte et qui apparaît souvent flou, éloigné, mal cadré, sans "commentaire journalistique", et celui des commentaires justement, icôniques ou textuels, qui mêlent altérité et entre-soi, premier et second ou troisième degré.
Depuis longtemps on se lamente d'une baisse des interactions sous forme de commentaires, dans les blogs notamment. Les gens ne commentent plus. Ou quand ils commentent c'est essentiellement pour "troller" et même les pionniers des pure-players de la presse qui avaient fait de ce commentaire une ligne éditoriale possible ferment progressivement les digues jadis ouvertes.
Et si le commentaire iconique était cette nouvelle glose ? Si, en parfait accord avec la bascule du web-média d'un média du texte à un média de l'image, les commentaires suivaient la même pente ? Si le défilement de ces stickers émotionnels n'était finalement rien d'autre qu'une nouvelle forme de trolling visuel, icônique ? Ils le sont pour partie au moins. Les émoticônes de ricanements ou de grands éclats de rire qui apparaissent sur nombre de ces "Live" de situations humaines dramatiques sont la preuve qu'il est possible de troller les images autant que le texte.
Le théâtre des opérations.
La vie est un théâtre. Et la vie quotidienne une mise en scène. Nous le savons, grâce à Erving Goffman depuis 1959. Et Facebook est son Deus Ex Machina, sa statue du Commandeur. Tant de questions qui restent posées. Ces témoignages là, ces images là, dont certaines ont et auront une valeur historique, patrimoniale, comment y accèdera-t-on demain ? Comment les retrouvera-t-on demain ? Passeront-elles toutes au filtre si aléatoire des "Community Standards" dont on nous dit qu'ils vont être assouplis à chaque fois qu'ils sont de facto restreints ? Facebook en est-il l'hébergeur ? Le diffuseur ? L'algorithme qui va décider ce jour là, à ce moment là, d'insérer dans mon fil d'info ces images "live", sur quels critères fera-t-il ce choix ? Edito Algo Sum.
Comme si on y était.
Assis sur mon canapé, comme 1,9K d'autres regardants, je regarde ce Live de l'évacuation de la jungle, également archivé sur Youtube.
Juste une caméra ou un smartphone posé. Techniquement, basiquement, une caméra de surveillance. Une de plus. Si des caméras de surveillance ont réussi à paralyser une partie du web, quelle paralysie émotionnelle ces caméras là traduisent-elles ? Techniquement, basiquement, une caméra de surveillance. Une de plus. Qui tourne. Sans commentaires. C'est comme si j'y étais. Je vois les émoticônes qui défilent, les commentaires qui s'empilent. Je vois ce temps, gris ; je vois ces bus, au loin ; je vois ces gens, emmitouflés, calmes, résignés, certains qui ont l'air de plaisanter, que se donnent des "check", qui attendent. Qui attendent de monter dans le bus. Qui n'attendent plus rien des 1,9k de gens qui les regardent attendre. C'est comme si on y était. Mais nous n'y sommes pas. Si on y était qu'y ferait-on sinon filmer ?
"Vous êtes en train de regarder une vidéo live. Le diffuseur et les autres spectateurs peuvent voir que vous la regardez aussi" m'avertit Facebook.
Mais je ne sais pas si ces gens qui attendent un bus pour une nouvelle destination de misère me voient en train de les regarder. Je ne sais pas s'ils voient la personne qui les filme et me permet autant de les voir qu'elle permet à d'autres de voir que je les regarde. Je suis témoin. Witness. Je me sens faible et un peu lâche de les laisser à leur faiblesse. Weakness. Je ferme cette fenêtre. Windows. Rideau. Mais ma session Facebook reste ouverte. Pour d'autres Live. D'autres vies saisies. Sécession du réel broadcasté, qui est presqu'ontologiquement un réel brocardé. Cela que l'on fait cesser dans ces sessions.
Pikachu est à Mossoul et Like des migrants évacués de Calais. La réalité désormais, est augmentée. Définitivement. Nous tenons pour l'instant la caméra avec autant de dextérité et d'intérêt qu'un enfant de 6 mois tient un stylo. Peut-être commençons-nous à peine à inventer de nouvelles formes de récit, à maîtriser de nouvelles grammaires. Peut-être aussi sommes-nous incapables de voir là autre chose qu'un jeu auquel nous participons en laissant à d'autres le soin d'en fixer les règles. Une seule chose est sûre. Yes We Were Born.
Born. Born To Be en Live.