Le Danemark a donc décidé de nommer un "ambassadeur tech". Voilà l'info qui a beaucoup tourné ces derniers jours sur les réseaux entre deux révélations sur l'inénarrable #PénélopeGate.
Techplomatie.
Concrètement cela veut dire que c'est un diplomate avec le rang d'ambassadeur qui sera en charge d'aller discuter "diplomatie digitale" avec les grandes firmes des internets. La maison ne reculant devant aucun sacrifice, on a même créé un néologisme supposé traduire l'essence de cette nouvelle fonction : la "Techplomatie". L'article des Echos qui a été le premier à relever l'info, rappelle utilement que le Danemark a été choisi par Apple (en 2015) et Facebook (en 2016) pour y installer d'immenses Data Centers et qu'il n'est donc pas impossible que cette "annonce" soit exempte de tout sous-entendu commercial ou d'effet d'opportunité.
Mais nonobstant, les plateformes sont des états. Le même article des échos cite le ministre des affaires étrangères du Danemark qui précise que :
"Dans le futur, nos relations bilatérales avec Google seront aussi importantes que celles que nous entretenons avec la Grèce. (…) Google, Apple ou Amazon doivent être considérées désormais comme des nouvelles nations avec lesquelles il faut donc entretenir des relations diplomatiques."
et rappelle que la valeur boursière d'Apple est quasi égale au PIB de l'Arabie Saoudite, celui de Google à celui de l'Argentine, et tous deux largement supérieurs à celui … du Danemark.
Par ailleurs, c'est un fait, Facebook avec ses 1,86 milliards d'utilisateurs est le "pays" le plus peuplé de la planète. Démographie ne fait certes pas démocratie, des communautés affinitaires algorithmiquement régulées ne font pas nécessairement un corps social constitué, mais pour autant impossible d'ignorer la réalité qui veut qu'une moitié de l'humanité connectée se retrouve quotidiennement sur une seule et même plateforme. Et, dans un autre registre, que dire d'Apple qui, avec ses 450 millions de coordonnées bancaires complètes, est le 1er banquier de la même planète. Et l'on pourrait ainsi multiplier les exemples.
Donc oui, comptablement, ces plateformes sont des états-nations. Certes leurs lois sont celles de leurs CGU, certes leur démocratie est une démocratie de clients, mais ces plateformes sont des états.
Des états qui font déjà de la politique ou plus exactement avec qui les politiques sont obligés de discuter, et pas uniquement sur le plan économique. Ainsi ce sont les grandes firmes technologiques qui ont été les plus réactives, les plus en pointe et les plus entendues sur la question du #MuslimBan de ce grand fou furieux qu'est le président des Etats-Unis. Et que c'est le patron de Facebook qui a dégainé le plus vite. Le même fou furieux a d'ailleurs commencé à préparer son règne par une épique réunion de tous les champions de la Silicon Valley.
Il faut aussi rappeler aussi que les états travaillent déjà en étroite collaboration avec ces plateformes, et ce sur des questions allant de la cyber-sécurité à la lutte contre la pédophilie en passant par la prévention de la radicalisation ou la lutte contre les discours de haine.
Rappeler tout cela et ne jamais oublier ce qu'Edward Snowden nous a appris, révélé.
Ce sont encore ces plateformes qui d'une main distribuent désormais des aides à la presse, et de l'autre distribuent bons et mauvais points à la manière de nouvelles agences de notation du numérique.
Rappeler que l'effondrement de la crédibilité de nombre de démocraties occidentales se joue, pour partie seulement mais pour une partie essentielle, dans la crédibilité et la confiance que ces plateformes organisent (entre #FilterBubble et #PostTruth) au détriment de celle d'une presse libre et indépendante, c'est à dire les 10% qui ne sont pas, en France, dans les mains de quelques oligarques milliardaires. Et que si le lien de causalité entre ces deux phénomènes pourra toujours être discutée, la corrélation devrait suffire à nous amener à nous interroger en profondeur sur les enjeux démocratiques qui sont ainsi remis en cause.
Rappeler que dans l'effondrement construit de la crédibilité des hommes (et femmes) qui incarnent le politique aujourd'hui, ces mêmes plateformes ont tout à gagner. A l'heure où j'écris ces lignes, François Fillon est empêtré dans l'affaire du #PenelopeGate, Marine Le Pen et le Front National au même motif et pour le même type d'affaire sont condamnés à verser plus d'un million d'euros, et, pendant que le troisième homme affirme sans sourciller qu'il n'a comme source de revenus que les droits d'auteur de son livre sans que personne ne lui rappelle qu'il est assujetti à l'ISF et qu'avant donc d'être un "auteur" il est essentiellement – et c'est sa chance sinon son droit – un rentier, les casseroles autour d'Emmanuel Macron commençent à se voir autant dans le paysage que son absence patente de programme.
Hors-sujet que tout cela ? Justement non.
Rien à voir entre le #PenelopeGate, la présidentielle française et le Danemark nommant un ambassadeur tech ? Vraiment ? Je ne le crois pas.
Dans une démocratie digne de ce nom les deux principaux candidats donnés vainqueurs à la prochaine élection présidentielle française seraient d'eux-mêmes en incapacité d'aller défendre leurs chances. Cette défiance à l'égard de la parole politique, cette montée des populismes, cette apparition de candidats marketés pour qui le Storytelling et le supposé magnétisme tient lieu de programme (sans oublier le soutien des principaux patrons de presse), tout cela doit être pensé et réfléchi en lien direct avec la montée de la puissance régalienne des GAFAM dont l'idéologie libertarienne est précisément une idéologie sans état. C'est notamment pour cela que le scénario dans lequel Mark Zuckerberg pourrait devenir le prochain président des Etats-Unis est aujourd'hui tout sauf fantaisiste.
Le récent rapport du FBI imaginant l'état du monde en 2035 dont on a aussi beaucoup parlé ces derniers temps, ne dit d'ailleurs pas autre chose :
"Pour le moment, le verrou étatique tient encore, mais « les limites fiscales, la polarisation politique et la faible capacité administrative » des Etats ne leur permettront bientôt plus de gérer « la prolifération d'acteurs » non-étatiques (oui, des multinationales, par exemple) sur leurs plates-bandes régaliennes. Parallèlement, leur crédibilité sera profondément érodée par les scandales à répétition qui émaillent la frise chronologique contemporaine. Paradoxe de l'âge de l'information, l'accès grandissant des citoyens aux médias devrait offrir plus de révélations sur la corruption atavique des élites dirigeantes, tandis que des réseaux sociaux devenus hégémoniques entérineraient simultanément l'ère de la « post-vérité ». Le « tous pourris » a de beaux jours devant lui, même au sein d'une population extrêmement informée."
Mais revenons à nos moutons techplomatiques.
Les réceptions de l'ambassadeur Tech. Y'aura-t-il des sucreries ?
Cette nouvelle "techplomatie" peut être envisagée sous plusieurs angles d'analyse.
Le premier est celui qui la rapproche de la nouvelle "algocratie", c'est à dire la place et le pouvoir que les plateformes, au travers de leurs algorithmes de filtrage et de tri, occupent aujourd'hui dans notre rapport à l'information en général. En d'autres termes, une diplomatie numérique est d'autant plus inévitable que de "grandes puissances" algorithmiques se mettent en place.
Le second est la reconnaissance désormais donc "statutaire" de la dimension régalienne desdites plateformes. Une reconnaissance qui est autant un éclair de lucidité un peu tardif qu'un aveu d'impuissance rétroactif.
Le troisième angle est un problème d'échelle. Le problème de la "techplomatie" est avant tout un problème d'échelle. Car si l'extraterritorialité des ambassades est une fiction ( = quand on entre dans l'ambassade américaine à Paris on n'est pas sur le territoire des Etats-Unis mais bien sur le territoire français), Wikipédia nous indique en revanche que :
"L'inviolabilité des ambassades est garantie par l'article 22 de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques. Les agents de l'État hôte n'ont pas le droit d'y pénétrer sans l'accord du chef de la mission. L'État hôte doit prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la mission. Les locaux de la mission, leur ameublement et les autres objets qui s’y trouvent, ainsi que les moyens de transport de la mission (voitures diplomatiques par exemple), ne peuvent faire l’objet d’aucune perquisition, réquisition, saisie ou mesure d’exécution."
Dans les faits, Facebook, Google, Apple et les autres ont, depuis leur création, un statut de quasi-ambassade. Comme l'ont notamment montré les dernières affaires opposant Apple au FBI, la lutte contre les "Fake News", la lutte contre les discours de haine, le rôle joué par les plateformes dans différents processus électoraux, le "Search Engine Manipulation Effect" ou même, dans un tout autre style, la chasse aux Pokémons en territoire palestinien, ce ne sont plus "les locaux, leur ameublement et les autres objets" mais bien les données et processus algorithmiques qui "ne peuvent faire l'objet d'aucune perquisition, réquisition, saisie ou mesure d'exécution". Nouvelle preuve de l'intérêt et de l'urgence de réfléchir simultanément à un index indépendant du web et à une ouverture de la partie algorithmique relevant de processus d'éditorialisation classiques.
Le quatrième et dernier angle qui permette de réfléchir à cette "techplomatie" est celui de la carte et du territoire. Les grandes plateformes modifient en profondeur notre rapport à l'espace et au temps. On ne réalisa vraiment ce que la formule de "la carte à l'échelle du territoire" voulait dire qu'avec le lancement de Google Earth. Nous étions alors en 2001 et chacun put faire l'expérience "concrète" de ce que s'orienter et se repérer dans une carte à l'échelle du territoire voulait dire. Mais dès la création des moteurs de recherche, l'accès à l'information relevait déjà de la même logique. La "carte" des informations accessibles était à l'échelle du territoire des informations effectivement indexées par ces moteurs ; ne pas être présent dans cette carte c'était ne pas exister sur le territoire numérique couvert. La logique de Facebook ou celle de l'Apple Store est la même. Il s'agit là d'un des invariants du monde numérique.
La question alors posée est la suivante : lorsque nous cherchons à nous informer, lorsque nous cherchons à rencontrer des gens, à échanger, à visionner ou à écouter toute sorte de bien culturel, le faisons-nous d'abord en tant que citoyens "français" ou ne sommes-nous pas avant toute chose des citoyens de la "nation Facebook" ou de la "nation Google" ?
En d'autres termes, et la question est tout sauf rhétorique, notre citoyenneté effective participe-t-elle d'abord des lois territoriales du pays dans lequel nous résidons, ou bien des CGU des plateformes qui sont notre premier accès à l'information, à la culture, à l'histoire ? S'il est encore possible aujourd'hui de répondre que nous sommes d'abord citoyens "français", qu'en sera-t-il demain lorsque le vote électronique se sera répandu comme une lèpre à l'échelle de nos démocraties, lorsque les missions régaliennes assurées par les plateformes se seront encore densifiées et diversifiées, lorsque l'un des PDG de ces plateformes accèdera peut-être au pouvoir et à la tête d'un état ? Qu'en sera-t-il alors qu'aujourd'hui déjà les informations de ces plateformes sont explicitement visées par les états dans le cadre de processus de contrôle migratoire à leurs frontières ? L'idée d'un "passeport Facebook" n'est pas davantage saugrenue que celle de Zuckerberg accédant à la présidence des Etats-Unis. C'est la preuve que ces informations sont déjà considérées, par les états eux-mêmes, comme constitutives d'une forme de citoyenneté sur laquelle ils peuvent s'appuyer.
Alors j'ignore quel sera l'avenir de cette "techplomatie", s'il s'agit d'un simple effet d'aubaine ou d'une modification structurelle de la géopolitique mondiale, mais j'ai deux certitudes.
La première est que les grandes plateformes technologiques, de Google à Facebook, sont et seront de plus en plus des acteurs majeurs de la géopolitique mondiale. La seconde est que les enjeux d'une citoyenneté numérique sont dès aujourd'hui essentiels à penser et à mettre en oeuvre en dehors de ces grandes plateformes.
Timeo Gafamos et dona ferentes…