Le prix de la désobéissance.

Il est de 250 000 dollars. C'est en tout cas le montant du prix qui sera décerné en Juillet prochain par le prestigieux MIT. Un prix récompensant : 

"Une personne ou un groupe de personnes engagés dans une logique de désobéissance profitant à la société. En particulier nous voulons récompenser les actions qui changent la société de manière positive en respectant un certain nombre de principes. Ces principes incluent la non-violence, la créativité, le courage, et le fait d'assumer la responsabilité de cette action. Nous attendons que vous nous proposiez des prétendants à la fois attendus et inattendus. Cela peut concerner – de manière non limitative – de gens engagés dans la recherche scientifique, les droits civiques, la liberté de parole, des droits de l'homme et la liberté d'innovation (sic)."

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Bon alors moi j'ai nominé (nommé ?) Diego Gomez Hoyos. Mais en fait j'ai nominé (nommé ?) trop vite. Parce que Diego n'a pas volontairement désobéi. Du coup j'ai aussi nommé Alexandra Elbakyan pour l'initiative Sci-Hub. 

Et Aaron Swartz me direz-vous ? Bien sûr j'ai d'abord pensé à lui mais … on ne peut nommer que des gens vivants.

Au moment où je me réjouissais sur Twitter de l'initiative du MIT (parce que la désobéissance est un thème qui me touche à plusieurs titres …), le toujours vigilant Lionel Maurel me rappelait opportunément que cette histoire sentait quand même un peu la poudre …

Mit

 
Oui en effet s'il y a bien quelqu'un qui a fait de la désobéissance civile et académique en publiant notamment le "Manifeste de la guerilla pour la libre accès" c'est justement l'ancien étudiant du MIT, Aaron Swartz, dont on connaît hélas l'histoire et la fin tragique. Une fin qui, comme la rappelle justement Lionel et comme cela est admirablement raconté en détail dans le documentaire "The Internet's Own Boy", aurait pu être évitée si le MIT avait retiré sa plainte.
 
"Le MIT a-t-il perdu son âme ?" écrivait E. Tellier en 2013 dans Télérama.
 
De fait le non-retrait de la plainte du MIT a concouru de manière déterminante au suicide de "l'enfant d'Internet". Le MIT n'a d'ailleurs eu de cesse de communiquer (assez maladroitement) sur ce sujet. En 2013 par exemple, par la voix de son président, Rafael Reif, "peiné de voir que le MIT avait joué un rôle dans l'enchaînement des événements qui avaient abouti à cette tragédie". Le MIT qui, dans le rapport qu'il avait publié suite au suicide d'Aaron, reconnaissait, mais bien trop tard, que tout cela aurait pu être évité …
 

Mais revenons au "prix" de la désobéissance civile …

 
C'est Joi Ito, directeur du Mit Media Lab et notamment en charge des questions d'éthique dans la vénérable institution, qui est à l'origine de ce prix de la désobéissance. L'idée de récompenser la désobéissance lui était venue lors d'un séminaire (du MIT) sur les "recherches interdites" et l'annonce officielle de la création de ce prix avait été faite en Juillet 2016.
 
Dans l'affaire Aaron Swartz, Joi Ito avait d'ailleurs eu une position plutôt honorable, comme le rappelle Lawrence Lessig sur son blog lorsqu'il analyse de rapport du MIT sus-mentionné : 
"Il y eut, en Juin 2011, un moment déterminant lorsque le directeur du Mit Media Lab (Joi Ito), informa son administration du fait qu'Aaron Swartz était accusé "d'accès non autorisé" et avait suggéré que le MIT avait la possibilité de jeter le doute sur ce chef d'inculpation si il le désirait …"
Aaron Swartz s'est suicidé le 11 Janvier 2013. Diego Gomez Hoyos attend son procès et risque 8 ans de prison pour avoir mis en ligne une thèse. Alexandra Elbakyan à elle seule, a créé et maintient la plus grande bibliothèque scientifique pirate des internets, Sci-Hub, et est pour cela poursuivie en justice par Hellsevier. Dans la lettre adressée au PDG d'Hellsevier elle écrivait ceci :
"Je voudrais clarifier les raisons derrière le site web sci-hub.org. Quand j’étais étudiante à l’université du Kazakhstan, je n’avais accès à aucun article de recherche. J’avais besoin de ces articles pour mon projet de recherche. Un paiement de 32 dollars est tout simplement délirant quand vous avez besoin de survoler ou lire des dizaines ou des centaines de ces articles pour votre recherche. J’ai obtenu ces articles en les piratant. Plus tard, j’ai découvert qu’il y avait de très nombreux chercheurs (non pas des étudiants, mais des chercheurs universitaires) exactement comme moi, spécialement dans les pays en développement. Ils ont créé des communautés en ligne (forums) pour résoudre ce problème. J’étais une participante active dans une de ces communautés en Russie. Là, toute personne qui a besoin d’un article de recherche, mais ne peut le payer, peut faire une demande et un autre membre qui peut l’obtenir l’enverra gratuitement par email. Je pouvais obtenir n’importe quel article en le piratant, et j’ai donc répondu à de nombreuses demandes et les gens ont toujours été très reconnaissants pour mon aide. À la suite de cela, j’ai créé le site web sci-hub.org qui rend simplement ce processus automatique et le site web est devenu immédiatement populaire." 
Depuis le décès d'Aaron Swartz j'ai "épinglé" au frontispice numérique de ce blog la phrase extraite du billet d'hommage publié par Lessig au lendemain du suicide d'Aaron :
"Mais quiconque affirme qu’il y a de l’argent à faire avec un stock d’articles scientifiques est soit un idiot, soit un menteur."
Nos sociétés, y compris si l'on se limite au champ du libre accès ou de la libre diffusion des connaissances scientifiques – champ pourtant étroit au regard de l'ensemble des problèmes de la planète – nos sociétés ont chaque jour davantage besoin d'hommes et de femmes capables d'une désobéissance forte et radicale pour faire face à des logiques de marché de plus en plus dominantes et écrasantes. Au-delà de l'exemple qu'ils donnent, et au-delà même de ces connaissances qu'ils remettent à la disposition de la communauté qui les a produit et qui en a besoin (un besoin parfois littéralement vital), ces hommes et ces femmes, Aaron, Alexandra et les autres, nous offrent quelque chose d'extrêmement précieux.
 
A minima, ce fut la cas d'Aaron car il n'eut hélas pas le temps d'en faire davantage, ces hommes et ces femmes nous offrent la preuve de ce que Bourdieu avait déjà démontré comme une évidence, c'est à dire que "l'essence du néolibéralisme est de détruire les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur", structures au rang desquelles nos universités devraient pourtant figurer en bonne place.
 
Alexandra Elbakyan de son côté nous offre, avec Sci-Hub, une nouvelle structure collective qui nous permet de continuer à croire dans notre capacité à faire reculer ce même néolibéralisme qui dépouille les peuples de la connaissance qui leur revient de droit, une structure collective qui nous permet pallier les carences d'une institution universitaire qui a renoncé à être cette structure collective sous les coups de boutoir répétés d'une autonomisation délétère.

Combien vaut la désobéissance ?

 
Et la désobéissance vaut-elle un prix ?  Difficile. On ne désobéit pas pour avoir une médaille. Alors peut-être qu'en effet le MIT en tant qu'institution, après l'affaire Aaron Swartz, n'est pas le mieux placé pour attribuer un prix de la désobéissance.
 
Ou peut-être aurait-il fallu que ce prix porte le nom d'Aaron Swartz avec le risque d'augmenter encore le cynisme de la chose.
 
Dans tous les cas une chose semble certaine : si un prix doit récompenser le courage qu'il faut pour désobéir et l'assumer, il doit sans l'ombre d'un doute être attribué à Alexandra Elbakyan. 250 000 dollars ne seront pas de trop pour faire face aux sanctions qu'elle encourt et aux risques qu'elle prend. Même si à mon avis, elle mériterait surtout qu'on lui attribue la totalité des prix Nobels scientifiques existants puisque les connaissances qu'elle permet de libérer touchent l'ensemble des domaines scientifiques. 
 
Encore une chose : dans ce texte de Bourdieu que je vous incite vraiment à aller lire d'urgence, tant il est sur bien des points (dont la campagne politique actuelle) d'une actualité brûlante, il y a ce passage, cet avant dernier paragraphe comme une (petite) bouffé d'oxygène : 
"Et si l’on peut donc conserver quelque espérance raisonnable, c’est qu’il existe encore, dans les institutions étatiques et aussi dans les dispositions des agents (notamment les plus attachés à ces institutions, comme la petite noblesse d’Etat), de telles forces qui, sous apparence de défendre simplement, comme on le leur reprochera aussitôt, un ordre disparu et les « privilèges » correspondants, doivent en fait, pour résister à l’épreuve, travailler à inventer et à construire un ordre social qui n’aurait pas pour seule loi la recherche de l’intérêt égoïste et la passion individuelle du profit, et qui ferait place à des collectifs orientés vers la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées."
Voilà certainement une autre forme de désobéissance féconde, pour autant que nous soyons encore collectivement et individuellement capable de la reconnaître, de l'encourager et de la nourrir. 

4 commentaires pour “Le prix de la désobéissance.

  1. La « poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées » ca sonnait bien, mais n’est-ce pas justement tout le probleme? Difficile de trouver une solution ou meme un debut de programme de recherche dans le texte de Bourdieu qui ne fait que regler des comptes.

  2. OK mec, le proc Ortiz fut en effet le méchant de l’histoire. Il n’empêche que si le MIT avait retiré sa plainte, il n’aurait pas pu poursuivre, en tout cas pas sous le même chef d’inculpation.

  3. Ca ne me choque pas que l’initiative vienne du MIT. Une institution… c’est un nom… mais des centaines de personnes et des dizaines d’années. On peut pas résumer le MIT au merdoyage dans l’affaire Swartz, et ils ont aussi une certaine culture de la désobéissance là-bas! Au contraire, c’est une excellente façon de faire amende! C’est quoi l’alternative? Que pasqu’ils ont merdé une fois, maintenant et pour toujours, le MIT continue à se comporter en suppresseur de Swartzs et Swartzettes?
    Le seul truc qui serait très gênant, c’est si Swartz n’est pas mentionné une seule fois lors de la remise de prix, comme si ils voulaient cacher l’affaire sous le tapis… Là ça serait cynique.

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