Je documente ici une histoire saugrenue dont je viens d'être le témoin. Errant sur Facebook à la recherche d'un prétexte pour ne pas bosser à des trucs urgents, je tombe sur une de ces innombrables "histoires" qui polluent ou enchantent nos murs. En l'occurence il s'agit d'une jeune femme espagnole se retrouvant – inopinément – enceinte du strip-teaseur nain de son enterrement de vie de jeune fille. Et oui, parce qu'il n'y a pas que le second tour des élections dans la vie.
Donc un ami à moi "like" cette "info" qui bénéficie déjà d'une bonne visibilité et la voici remixée dans mon fil d'info entre un article sur le second tour et une publicité pour une prochaine sortie ciné. Et donc je clique. Oui c'est mal mais je clique. Nous y reviendrons plus tard.
Et je tombe sur le site du Midi Libre. Très exactement sur cette page. Dans laquelle, entre le début et la fin de l'histoire de cette jeune femme, le rédacteur de l'article (que je n'ose trop qualifier de journaliste) nous gratifie de l'encart suivant :
"Fake ou pas fake ?
L'Express, de manière rigoureuse mais avec un peu trop d'arrogance, à notre goût, à l'encontre de ses confrères, explique pourquoi c'est faux, pourquoi ce récit partagé des dizaines de milliers de fois sur tous les réseaux sociaux est tout simplement bidon. Les légendes urbaines sur les conséquences inattendues et souvent dramatiques de l’infidélité avant l’échange des alliances sont légion, il est vrai. Pour L'Express, cette histoire qui s'est déroulée à Valence en est une. Et pour vous ? Fake ou pas Fake ?"
Bah oui. Après t'avoir balancé une histoire qui a tout du Fake sur un site de presse (Le Midi Libre donc), on t'explique qu'un autre site de presse (L'express) a démontré que cette histoire était bien un Fake mais avec une formulation ambigüe qui ré-institue la possibilité – certes minime – que ce ne soit finalement pas un Fake. Et comme à ce niveau-là de copulation entre strip-teasers enterrés et jeunes filles naines ou tout autre combinaison des éléments précédents tu ne sais plus trop quoi penser de tout cela, le "journaliste" dudit Midi Libre t'achève avec un :
"Et pour vous ? Fake ou pas Fake ?"
Sur l'épineux problème des Fake News (voir mes billets précédents, "Décodex : pas de quoi fouetter un Fake", "La réalité alternative existe", et "La vie en biais"), c'est à mon sens la première fois qu'un site de presse annonce une info comme vraie avant de signaler un autre de site de presse qui aurait démontré sa fausseté pour au final laisser le lecteur se faire … son propre avis.
Oldies but (fake) Goodies
En y regardant plus avant, je m'aperçois que cet article n'est pas du tout récent, comme la temporalité poreuse et tout sauf linéaire de Facebook m'avait d'abord incité à le penser. Il date d'un peu plus de 3 ans. Magie combinée de la sédimentation offerte par les archives du web (et du Midi-libre) d'une part, et de la réactivation permanente que permet l'algorithme de Facebook pour nourrir notre errance cognitive en la maintenant à des niveaux d'attention qui libèrent du temps de cerveau disponible d'autre part, magie donc, ce vieil article d'il y a trois ans a refait irruption ce soir dans ma Timeline joyeusement foutraque.
Naturellement, après consultation de l'article de l'Express mentionné en lien dans l'article du Midi-Libre, et daté lui aussi d'il y a trois ans, cette histoire n'est pas seulement un Fake, elle est l'archétype même du Fake.
Sur son excellent blog, Yann Guégan s'était d'ailleurs livré en Août 2016 a un travail d'enquête restitué dans ce billet au titre programmatique : "L'info était bidon, mais elle est toujours en ligne sur ton site, coco."
L'histoire du nain strip-teaser et de l'enterrement de vie de jeune fille y figure en bonne place, même si le site du Midi-Libre a échappé à son radar. Mais il épingle beaucoup d'autres Fakes et pas mal d'autres organes de presse en leur appliquant une savoureuse méthodologie selon qu'ils ont – ou non – modifié, retiré ou amendé les articles incriminés (j'aime particulièrement le "point Lazareff" pour qui “une information et un démenti, ça fait deux informations”.)
Quels enseignements tirer de tout cela ?
En discutant avec mes copains Twittos (Samuel Laurent et Emmanuel Parody notamment), j'en déduis que pour ce qui est du Midi-Libre, il s'agit probablement de la trace d'un temps – essentiellement révolu – où les titres des presse se lancèrent dans une effrénée et contre-productive course au Clickbait.
En filant la métaphore du point Lazareff de Yann Guégan, je me dis qu'il faudrait également attribuer à cette histoire et aux Fake News en général un point Lazare, tant leur mécanique virale et leur potentiel tentateur s'appuie pour une bonne partie sur leur capacité à ressurgir d'entre les (infos) mort(e)s.
Mais l'essentiel est ailleurs. Et permettez-moi de vous raconter une petite histoire (vraie) avant d'y venir.
Elpénor.
Quand j'étais (super) jeune (chercheur), je bossais sur la question de la "sérendipité" dans les moteurs de recherche. J'avais également travaillé sur un autre concept, toujours pour l'appliquer à la navigation et à la recherche d'information : le syndrome d'Elpénor. Donc Elpénor c'est un compagnon d'Ulysse, mais c'est aussi devenu, en neuropathologie, un syndrome, le syndrome d'Elpénor ou "ivresse du sommeil".
Ce qui m'avait intéressé à l'époque et qui est la raison pour laquelle je vous en parle aujourd'hui, c'est, comme l'avait d'ailleurs théorisé Paul Virilio dans "La machine de vision", le fait que ce syndrome d'Elpénor désigne une amnésie topographique. Virilio dit exactement que cela désigne un individu qui :
"exerçant les automatismes moteurs ordinaires du réveil dans un endroit inhabituel, est victime d'une amnésie topographique."
Si on applique ce syndrome à la recherche d'informations (ce que j'avais donc tenté de faire lors du colloque H2PTM 2003), cela permet de caractériser le sentiment d'étrangeté ou d'inadéquation lorsque l'on active des styles cognitifs inadaptés pour traiter l'information affichée ou recherchée dans un contexte donné. Réveil incomplet. On est mal réveillé cognitivement quoi 🙂
Et là je clique sur le nain strip-teaser.
Ben oui. Si je clique tout d'un coup sur cette histoire de nain strip-teaser, et si les Fake News occupent aujourd'hui une place particulière et particulièrement préoccupante, c'est parce que nous sommes victimes de cette forme d'amnésie non pas topographique mais cognitivo-perceptuelle. C'est, pour le dire un peu plus simplement, parce que nous prenons le plus souvent connaissance de ces Fake News dans des environnements informationnels (Facebook ou Twitter par exemple) qui se sont fait une spécialité de l'endormissement ou tout au moins de l'engourdissement de nos facultés cognitives, notamment en nous incitant et en nous entraînant en permanence à réaliser des tâches dont le coût cognitif est nul ou quasi-nul (partager, liker, retweeter, etc.).
Dès lors la vigilance nécessaire au traitement – cognitif toujours – de ces infos ne s'exerce pas, elle est moins automatique, et nous nous faisons plus facilement piéger et entraîner. Elpénor.
La faute au déterminisme algorithmique, à l'algorithme qui ne "lit" pas les news (qu'elles soient vraies ou fausses) mais ne fait que compter les gens qui lisent, likent ou partagent ; la faute au dispositif éditorial de Facebook qui est étranger à toute hiérarchisation autre que directement corrélée aux effets d'empilement et d'agglutination ; la faute aussi à ces réveils incomplets qui émaillent nos rares temps de vigilance cognitive dans les cadences infernales des notifications et de l'assignation à connexion qu'elles entretiennent.
"Regarder la télévision Facebook, même peu de temps, c'est apprendre des choses vraiment effrayantes sur le sens de la réalité des américains d'1,8 milliard de personnes. Nous sommes cruellement coincés entre ce que nous aimerions être et ce que nous sommes vraiment.
Il nous est absolument impossible de devenir ce que nous voudrions, tant que nous ne nous sommes pas prêts à nous demander pourquoi les vies que nous menons sur ce continent cette plateforme sont pour la plupart aussi vides, aussi insipides, et aussi laides.
Ces images ne sont pas destinées à déranger mais à rassurer. Elles affaiblissent notre capacité à nous confronter au monde, tel qu'il est. Et à nous-mêmes, tel que nous sommes." **
Elle tombe enceinte du strip-teaser nain de son enterrement de vie de jeune fille.
** Ces mots sont ceux de l'écrivain noir américain James Baldwin dans l'excellent documentaire diffusé hier sur Arte, "Je ne suis pas votre nègre". J'ai juste modifié 3 mots que vous retrouverez facilement si vous passez votre souris sur le texte.
Ouah ! Article extrêmement intéressant.
Je vois que vous êtes un adepte du tréma sur la voyelle en tête (ambigüe et pas ambiguë) mais j’ai vraiment du mal à me faire à cette réforme parce que dans ce cas-là pourquoi n’écrit-on pas « ambigü » ? Et on va changer « L’Haÿ-les-Roses » en « L’Häy-les-Roses » ?
Nan, j’ai vraiment du mal à comprendre cette réforme.
Mais putain d’article !
ça va pas toi, en ce moment… tu es sur la bonne voie alors, mais t’en fais un peu des caisses, trop facile, t’es pas prêt… Y’arrivera, y’arrivera pas? Merci pour ce moment de régression, c’est tellement jubilatoire!