Le 7 mai à 20h00 le visage d'Emmanuel Macron s'affichait comme celui du "président élu". Le lendemain de l'élection, le lundi soir sur TF1, un documentaire sur Emmanuel Macron, suivi pendant sa campagne. Une hagiographie serait d'ailleurs un terme plus exact mais passons. Et le 11 mai, 4 jours après l'élection, un autre documentaire, moins hagiographique que le premier, là encore sur la campagne et la personnalité du vainqueur, dans Envoyé Spécial sur France 2 cette fois. Et ce soir, le 17 mai, sur France 3, à 23h15, un documentaire sur Edouard Philippe, nouveau 1er Ministre, le lendemain donc de sa nomination.
Vertigineux non ? Toute cette documentation, temps réel, immédiate, construite, réfléchie, pensée, programmée bien sûr, Storytelling assurément. Mais tout de même. A ce point là d'ultra-documentation, où le citoyen peut-il puiser la distance nécessaire au jugement d'une action politique qui n'existe que dans sa propre narration ? Et où le politique lui-même peut-il trouver le temps et l'énergie de faire autre chose que de se regarder en train d'être raconté. Et à quel point ces récits pèsent-ils dans l'action ou l'inaction politique ? Car le point commun de tous ces documentaires, les deux sur Emmanuel Macron et celui sur Edouard Philippe, est que les personnages principaux avaient naturellement donné leur accord pour ce suivi permanent.
Trivialement formulé cela donne l'interrogation suivante : comment peut-on faire sincèrement campagne en ayant donné son accord pour être en permanence filmé en train de faire campagne ? Et à un second niveau : comment prétendre faire croire que l'on fait sincèrement campagne quand on a donné son accord pour être en permanence filmé en train de faire campagne ?
Si le temps médiatique classique du storytelling politique est lourd à mettre en place (a minima cameraman, preneur de son, parfois équipe technique, montage, financement, accord de diffusion, etc), le temps médiatique du numérique est lui bien sûr plus fluide, plus volatile, plus abrupt et plus rude mais pas nécessairement moins insincère.
L'état de grâce a duré une heure.
Et là encore quel vertige. Quoi que l'on pense du 1er Ministre, son état de grâce digital s'est terminé moins d'une heure après l'annonce de sa nomination, au moins à l'intérieur de ma bulle de filtre 😉 Moins d'une heure c'est le temps qu'il a fallu pour que l'ultra-documentation que permet le numérique nous ressorte son profil de VRP d'Areva et du nucléaire français, ses conflits d'intérêts patents à la mairie du Havre, ses talents discutables d'écrivain de romans et de l'image des femmes qu'il y donne, sans parler bien sûr de ses nombreux dits et écrits de la sphère politique dans lesquels il n'avait pas de mots assez durs pour qualifier celui auquel il fait aujourd'hui allégeance, et son "passif" davantage que son passé de député, là encore largement documenté pour ce qui est de son taux de présence très faible dans l'hémicycle et de ses étranges abstentions lors de vote supposément concensuels dans la majorité qu'il vient de rejoindre (l'égalité homme-femme par exemple).
A cheval entre ces deux mondes du fait de ma posture de chercheur, je me pose souvent la question des effets de compensation qui les accompagnent. Ce qui est souvent désigné comme la vindicte ou la hargne numérique, n'est-ce pas avant tout les stigmates d'une réaction naturelle et presque nécessaire face au storytelling constant et forcément suspect à force d'être désespérément lisse et creux qui accompagne les récits et les imageries médiatiques classiques naviguant entre hagiographies et connivence ? Je n'ai pas et n'aurai jamais la réponse à cette question car elle est scientifiquement impossible à poser ou à observer autrement qu'en termes de corrélations et jamais de causalité. Mais cela n'empêche pas de la poser 🙂
La société du spectacle du sarcasme.
La société du spectacle théorisée par Debord est toujours immensément présente, immensément pregnante. Elle s'accompagne, culture web du lol oblige, de nouvelles formes courtes de moquerie et de sarcasme que les ingénieries virales des grandes plateformes se repassent en boucle. De la société du spectacle vers la société du sarcasme, nous sommes en permanence installés, et souvent confortablement, dans une société qui n'a plus que pour seul sujet politique le sarcasme ; une société "du-spectacle-du-sarcasme". Momos, dieu de la raillerie et de la critique sarcastique, est plus que jamais la seule divinité des internets.
Sans disposer des chiffres des très saintes audiences, je suppose et j'observe que "The Macron's", la documentation qui fonctionne comme une parodie en temps réel des humoristes Éric et Quentin de l'émission Quotidien, a remplacé dans un genre différent ce que furent les Guignols de l'info par la distance immédiate qu'ils permettaient d'inscrire avec l'actualité sursaturée de l'action politique.
Le néo-président voulait une start-up nation, il lui faudra d'abord essuyer les plâtres du lol peuple, ce dernier étant aussi prompt à dégainer du générateur de selfie que le premier se dit prêt à gouverner par ordonnances.
(Réalisé avec trucage)
Au temps des rois, seul le bouffon pouvait sans conséquence railler son souverain. Notre monarchie républicaine et plus globalement l'ensemble de nos démocraties numériques ont fait du peuple un bouffon, avec la catharsis du lol comme dernier os à ronger. A moins qu'il ne s'agisse là d'une stratégie de divertissement orchestrée où l'on prend le pari que même ses aspects incontrôlables seront suffisamment cathartiques pour faire oublier le joug toujours plus pesant que l'on fait peser sur lui (le peuple). Démonstration par l'image.
Quelques (auto-)portraits Snapchat d'une campagne étonnante … lorsque les rois sont aussi des bouffons.
Politique hypermnésique et parole amnésique.
En permanence donc, on documente le réel. Le temps particulier et singulier qui devrait être celui de l'action politique est en permanence documenté, reconstruit, décontextualité et recontextualisé. Le résultat est qu'on ne parle de politique qu'à la périphérie (im)polie de la cité ("polis"). On ne parle pas d'Emmanuel Macron mais des documentaires qui racontent l'accession au pouvoir d'Emmanuel Macron, de la mise en scène du pouvoir (de la pyramide du Louvre à sa descente des Champs). Tout est prétexte à récit sauf l'action politique elle-même. Et ne m'objectez pas que c'est parce que nous sommes précisément au moment de l'accession au pouvoir. Vous auriez la mémoire courte 🙂
Indépendamment de tout contexte politique, notre société est devenue capable d'hypermnésie. Elle n'est pas fondamentalement hypermnésique car la plupart des gens n'ont ni le temps ni l'envie de se souvenir de tout, que ce "tout" fasse référence à eux-mêmes ou à d'autres. Mais notre société est en capacité d'hypermnésie. C'est à dire que des singularités fortes ou des collectifs agissants peuvent à tout moment remobiliser ces éléments du passé et les propulser dans un présent le plus souvent "à charge".
Ce que le numérique à profondément changé dans l'horizon politique, c'est que les hommes et femmes qui construisent la partition politique et les communicants qui l'orchestrent ne peuvent plus faire le pari de l'oubli. Ils ne peuvent plus acter comme acquis qu'au bout d'un moment les gens auront oublié. Puisqu'il n'y a plus d'oubli possible. Il se trouvera toujours quelqu'un pour opportunément rappeler à vos électeurs ce que vous auriez préféré qu'ils aient oublié.
Voilà pourquoi de plus en plus nous avons l'impression de vivre d'hallucinantes campagnes électorales. Parce qu'à l'hypermnésie à laquelle ils doivent faire face, les impétrants n'ont jusqu'ici été capable d'opposer que différentes formes de déni ou d'amnésie. Celui-ci a oublié qu'il s'était engagé à ne pas y aller s'il était mis en examen, celui-là à oublié qu'il avait signé une charte l'engageant à soutenir le vainqueur de la primaire si lui-même venait à y échouer. Pour ne parler que des amnésies les plus saisissantes.
Hypermnésie documentaire contre amnésie de la parole donnée : la fabrique du lol.
Je ne sais pas si on est En Marche, mais en tout cas, force est de constater que pour l'instant
… ça marche.
Bonjour,
Me sont revenus en mémoire durant cet entre deux palpitant et moite, quelques mots de Foucault, au début d’un de ses cours, ‘Les Anormaux’ sur le pouvoir et le grotesque. Le grotesque aurait comme fonction de montrer que le pouvoir fonctionne même si ce qui l’exerce sont disqualifié (Piêtre résumé, j’en ai conscience). Enfin je ne peux qu’invité ce qui sont intéressé à aller voir les PP. 12-15 du sus-dit bouquin. UBU pas mort.