C'est l'histoire qui tourne depuis ce matin en cette rentrée universitaire. Le CROUS de Rennes a expérimenté des lits connectés dans une de ses résidences étudiantes. Ouest-France se fend d'un article en déclinant – à raison – l'utilisation orwellienne qui peut-être faite de tels capteurs, tout en se faisant l'écho du CROUS qui indique bien sûr que tout cela n'est fait que pour anticiper ou éviter la casse ou des utilisations "non-conformes", genre faire des tractions sur son lit ou le transformer en "canapé pour 10" (sic), lequel lit est accroché et fixé au mur. Problème parmi d'autres : la société qui compte commercialiser ce produit dit qu'elle l'a offert gracieusement au CROUS de Rennes pour le tester mais le CROUS a visiblement oublié d'en informer les étudiants.
Et le Bad Buzz démarre. Classique. Et puis là PAF. Seconde couche. Article de Marc Rees dans Next Impact, qui est allé recueillir les réactions du CROUS et de la société "Espace Loggia". Devant le tollé (l'article de Ouest-France ne date que de ce matin, 7 septembre, donc de quelques heures), le responsable du CROUS annonce l'arrêt de l'expérimentation et le retrait des capteurs déjà installés mais, apparemment, pas encore activés. Le PDG d'Espace Loggia lui se défend en plaidant une "lecture sensationnaliste et erronée des faits" et en indiquant qu'il ne s'agit que d'un programme pilote, même pas encore mis en place et que bien sûr tout se serait fait sur la base du volontariat des étudiants. Pourquoi pas car de toute façon, sans ce consentement, tout cela serait carrément illégal. Mais le problème est (aussi et surtout) ailleurs.
Omelette de surveillance et oeufs de faux-positifs.
Le problème réside dans la rhétorique utilisée pour se dédouaner de toute utilisation abusive à des fins de surveillance, rhétorique qui est, hélas, parfaitement caractéristique des arguments des tenants d'une surveillance et d'un fichage généralisé.
Différents capteurs sont effectivement installés sur ces lits connectés, de fait des lits escamotables, bardés de plusieurs pièces techniques. « L’idée est de mieux anticiper d’éventuels dysfonctionnements avant même que la panne ne soit perceptible par l’utilisateur » veut tempérer le patron de cette PME (…)."
Bingo. Détecter des dysfonctionnements avant qu'ils ne se produisent, ou avant même que l'utilisateur ne les observe ou ne les ressente, c'est justement ça le principal danger et la première caractéristique d'une société de surveillance. Car précisément cela justifie rétroactivement une surveillance globale, permanente, et entérine le constat selon lequel on ne fait pas une omelette de surveillance efficace sans casser des centaines de milliers d'oeufs de faux-positifs très problématiques. Ou pour le dire autrement, si vous n'avez rien à vous reprocher, vous n'avez pas à avoir peur d'être surveillés. Ben si justement.
Entre confiance et contrôle : ça fait un con de trop, et ce con là, c'est nous.
Et là, nouveau verbatim du responsable de la société Espace Loggia et … nouveau Bingo :
"À ceux qui se demandent pourquoi ce choix d’un lit qui flirte avec 1984, plutôt qu’une conception plus solide, Paul Malignac rétorque : « la confiance n’exclut pas le contrôle. On fait confiance aux ascenseurs ou aux avions, mais on est bien content que des vérifications soient faites ».
Le vieux coup de la confiance et du contrôle. La relation de causalité faussée qui est installée entre ces deux termes qui ne devraient partager, au mieux, qu'une vague relation de corrélation. Bien au-delà de cette société vendéenne qui est d'ailleurs probablement convaincue de l'innocuité des produits qu'elle commercialise, et contrairement à un discours ambiant aussi récurrent que nauséabond, le contrôle n'a jamais été et ne doit jamais devenir la cause de la confiance que nous accordons.
Je ne fais pas confiance aux enseignants de mes enfants parce que je sais qu'ils – les enseignants – sont contrôlés et évalués. Même chose pour les médecins, les policiers, les pompiers, etc. Et même chose pour les institutions. Je ne fais pas confiance "à l'hôpital", "aux forces de l'ordre", "à l'éducation nationale" parce que je sais qu'ils sont contrôlés. Et même chose aussi pour les objets inanimés qui à défaut d'avoir une âme ont déjà beaucoup trop de fichiers mouchards : je ne fais pas "confiance" à ma voiture parce que je sais qu'elle aura à subir un contrôle technique. Pas davantage que je ne fais confiance à Wolkswagen ou à Porsche quand ils m'indiquent que leurs véhicules Diesel ont passé avec succès les contrôles anti-pollution ;-)
Bien sûr que le contrôle entre en ligne de compte dans la durabilité de la relation de confiance établie (ou non établie d'ailleurs). Mais le contrôle n'en est pas le préalable ou le présupposé.
Ce que l'on tente de nous faire accroire, c'est que le contrôle est le préalable causal hors lequel aucune confiance ne peut être établie. C'est cela la dialectique perverse et première qui permet d'établir une société de surveillance et de contrôle total. C'est d'ailleurs pour cela que l'on "donne" ou que l'on "accorde" sa confiance. Mais on ne "donne" pas un contrôle. Par nature et par essence le contrôle s'établit sur la base d'un désaccord supposé ou postulé. L'inverse donc de la confiance. Choisir de contrôler c'est choisir de ne pas faire confiance.
"Si vous n'avez rien à vous reprocher, vous n'avez rien à cacher." Si. Justement si. C'est même cette part dissimulée au contrôle qui est, elle, le préalable hors lequel aucune vie démocratique n'est possible.
Bref, pour l'instant, les étudiants du CROUS de Rennes pourront dormir non-connectés, et faire des tractions sur leur lit ou le transformer en canapé pour dix si ça leur plaît et sans que personne ne soit au courant. Et j'ai quand même envie de dire que c'est tant mieux.
Nous visons quand même une drôle d’époque…
Il faudrait aussi, par honnêteté intellectuelle, indiquer qu’il s’agit de capteurs d’usure, disposés sur les câbles du système de lits et que l’émission d’informations se fera sur une base temporelle rendant très difficile (pour ne pas dire impossible) la corrélation avec l’usage du lit. Il ne s’agit donc pas de capteurs de poids, de mouvements, ni de présence.
La réaction à cette information est donc certainement un peu trop épidermique et précipitée vis à vis de la réalité: il ne sera pas possible de connaitre l’usage du lit, ni les habitudes des utilisateurs. Tout comme un ascenseur, les informations remontées concernent des status techniques et pas des habitudes d’utilisation avec un potentiel impact sur la vie privée.
Ça n’exclue pas la communication aux personnes concernées, mais il semble que c’était ce qui était prévu par le CROUS (qui a lui même sur-réagit à ce déferlement médiatique mal informé ou raccourci).
Peut-être mais ce qui m’intéressait dans cette affaire et ce sur quoi porte mon article n’est pas le fond de l’histoire (chaque acteur concerné a pu en effet s’exprimer après coup) mais la forme de l’argumentation choisie qui atteste que le rhétorique de la surveillance a parfaitement imprégné nos esprits et semble “naturelle”
Il y a un mélange des genres tout de même entre la rhétorique de surveillance lorsqu’elle concerne des équipements uniquement, et des individus. La première est bien sûre naturelle, mais ne doit pas servir à mettre en évidence la seconde car elle n’est simplement pas liée.
Je crois que c’est là-dessus que porte notre point de désaccord. De mon point de vue la surveillance des équipements est nécessairement liée à la surveillance des individus. Et réciproquement. L’une permettant l’autre et l’autre autorisant l’une.