Les sites web ne meurent jamais. Ou peut-être que si.

Soundcloud. Ce nom vous est certainement familier. Il s'agit d'une plateforme d'écoute et de partage musical parmi les plus anciennes et les plus innovantes (à l'époque en tout cas) du web, et emblématique de la montée en puissance streaming musical.

Seulement le modèle économique (freemium) de Soundcloud ne fonctionne pas. Et au début du mois de Juillet, le 6 Juillet exactement, son CEO annonçait se séparer de 173 personnes, soit 40% de l'effectif. La concurrence de Spotify et le débarquement d'Apple mettront à mal les différentes levées de fond espérées et c'est désormais le rachat (Deezer pourrait être intéressé) ou … la mort. <Spoiler Alert> Ce sera finalement le rachat comme nos le verrons plus tard </Spoiler Alert>

Une mort programmée qui ne tarda pas à enflammer une partie du web primo-estival et à laquelle le même CEO dut réagir rapidement le 14 Juillet en indiquant sur le blog de l'entreprise que "Your music is safe, Soundcloud is here to stay". Ce qui reste encore … à prouver (nonobstant la Spoiler Alert précédente).

Les oiseaux se cachent pour mourir. Pas les sites web. 

Rien de tout cela n'est réellement nouveau. En 2012, souvenez-vous, c'était de la fermeture de Delicious dont tout le monde parlait, et puis ce fut rien moins que FlickR, sous pavillon Yahoo! qui manqua de disparaître. J'avais alors rédigé un article intitulé "Le jour où Youtube fermera" dans lequel je posais la question suivante : 

"Que perdrions-nous si nous perdions YouTube ? Si Google Books fermait ? Si Flickr disparaissait ? Dans le secteur culturel des bibliothèques, pourtant si souvent caricaturé pour son immobilisme et son conservatisme, des alternatives crédibles existent. Le projet Hathi Trust rassemblant de nombreuses bibliothèques universitaires américaines est en train de créer une « copie » de la base de donnée de Google Books et des ouvrages du domaine public qu’il contient. En France, l’INA assure l’archivage de notre patrimoine télévisuel. Les bibliothèques présentes sur FlickR dans le cadre de la plateforme FlickR : The Commons ont eu l’intelligence de toujours garder la main sur les fonds iconographiques qui y sont présentés.

Mais à l’échelle du cloud, de quelles mémoires de substitution disposeront-nous demain si certains services ferment, disparaissent ou s’ils décident de basculer vers un modèle économique payant ?"

Et je terminais ainsi : 

"On lit souvent que « le web n’oublie rien », mais le web n’existe qu’au travers des acteurs, des infrastructures et des technologies qui y sont présents. Alberto Manguel écrivait en 2005 que « les technologies modernes nous condamnent à nous occuper d’elles en permanence. » Or les sociétés humaines ont besoin de garder la main sur la constitution de leurs mémoires. Trop peu d’entre nous s’occupent aujourd’hui du devenir des productions culturelles individuelles et collectives dans les nuages. (…)

Il importe que chacun sache et mesure à quel point l’idée d’une mémoire numérique pérenne confiée aux seules mains d’acteurs commerciaux est une folie culturelle, et un risque majeur pour les sociétés humaines qui sont, sans mémoire commune et sans référent stable en permettant la consultation, irrémédiablement condamnées à l’errance et aux dangers de l’idéologie."

J'ajoute qu'une part de plus en plus importante de ces référents culturels se construisent, et c'est bien normal, "nativement" sur les plateformes numériques et ont totalement décroché du vieux monde analogique et Hertzien.

Cinq ans et demi après ce texte, Youtube n'a bien sûr pas fermé, Delicious est encore là mais dans un état de déshérance presque complet ; FlickR survit également mais les deux services demeurent sous pavillon de Yahoo! qui accumule les ennuis et est désormais la propriété de Verizon.

Mais qu'importe, ces services sont encore là, et leurs données également. On m'objectera donc que les craintes que je formulais il y a cinq ans étaient infondées. Ce qui est vrai. Mais en partie seulement. 

Qu'importe la plateforme pourvu qu'on ait l'usage.

Ce dont il est ici question c'est moins de plateformes ou de services, que d'usages, et de la capacité qu'ont des intermédiaires techniques de se rendre disponible pour bâtir des services efficients en capacité de capter lesdits usages. Et de la possibilité pour ces usages de s'affranchir des plateformes qui les ont vu naître. Une possibilité absolument essentielle. 

Permettez-moi une rapide parenthèse. Lorsque Google décide de racheter Youtube en 2006, la plateforme de vidéo est un haut-lieu du piratage et de l'illégalité, elle n'offre quasiment aucun contenu média "certifié", et s'équilibre entre vidéos de mariage et, donc, captations illégales de films, de documentaires et de clips vidéos. Ce que Google rachète c'est donc principalement une audience et des usages. Et le savoir-faire de Google va consister à garder cette audience et faisant évoluer les usages vers une offre commerciale "classique" en accord avec les ayants-droits et en jouant de l'extraordinaire multiplicateur de visibilité que constitue son moteur de recherche. 

Si Delicious est aujourd'hui en déshérance c'est moins du fait de son modèle économique que de son inadaptation aux usages actuels d'accès, de consultation et de partage de l'information, lesquels ne passent plus par des systèmes de signets qui apparaissent aujourd'hui aussi désuets que les premiers annuaires de recherche. 

Si FlickR a manqué de fermer c'est au moins autant à cause d'une rentabilité en berne que du fait des usages de partage d'images qui ont évolué vers des formats et des modes de diffusion couplés à des grands opérateurs sociaux dont Instagram est devenu le parangon. Et si FlickR demeure aujourd'hui, c'est essentiellement en tant que vestige patrimonial d'une époque à laquelle la photographie ne passait pas encore entièrement par les smartphones, les filtres et la dimension virale. Il demeure un attracteur attentionnel encore dense mais ne génère plus guère d'autres usages que ceux d'une consultation figée. Et nos enfants nous regardent déjà consulter FlickR comme nous regardions nos parents ressortir un album de photo jaunie du fond d'un vieux carton.

A l'époque d'un web ouvert et décentralisé, la première cause de la mort ou de la fermeture d'un service était celle d'une inadéquation patente aux usages sur lesquels il avait fondé sa promesse marketing et sur lesquels il s'était construit. A cette époque là une foule de services ouvraient et fermaient chaque jour, chaque semaine, et ce n'était pas grave car même si l'interopérabilité et la possibilité de récupérer les données associées était loin d'être la règle, aucun de ces services ne disposait d'une masse d'utilisateur suffisante pour "bloquer" ou condamner une catégorie d'usage dans son ensemble. Mais ce temps est révolu. Nous sommes aujourd'hui dans un web des jardins fermés, un web des plateformes. Et dans ce monde là, le nombre de services offerts s'est drastiquement réduit, les effets de conglomérat et de concentration sont gigantesques, et, conséquence logique de ce qui précède, les arbitrages économiques – et l'arbitraire qui les accompagne – sont et seront de plus en plus tranchants, définitifs et irréversibles. Et aucun service n'est à l'abri. Pas même Twitter qui, faut-il le rappeler, continue d'accumuler les pertes et ne génère toujours aucun bénéfice. 

SoundCloud sera finalement racheté le 11 août pour 170 millions par 2 investisseurs après que les actionnaires initiaux ont accepté de perdre 40% de la valeur de leurs actions. Business As Usual. Quant à savoir si le service se prolongera réellement pour enfin trouver un modèle économique rentable ou si sa survie ne sera plus qu'une survivance patrimoniale du projet initial, nul ne peut pour l'instant le dire. 

Sans partage, la vie serait une erreur.

Le web a un peu plus de 25 ans et il n'y a qu'un peu plus de 10 que les grands opérateurs de services, de Facebook à Google, nous permettent de récupérer "nos" données et l'ensemble de la documentation que nous produisons ou utilisons, avec un nouveau saisissant paradoxe qui est que la totalité de nos usages dépendent désormais de services distants (dans le Cloud) et que disposer d'une copie "résidente" desdites données sur notre disque dur ne revêt plus aucun sens y compris pour leur archivage même, tant l'ensemble des questions de l'archivage personnel dépendent aussi désormais … de services distants.

Pour le dire plus simplement, on récupère donc des données dans le cloud (photos et vidéos principalement) dont on ne sait pas quoi faire – et dont on est incapable de gérer l'abondance – sauf à être en capacité de les remettre … dans un autre service du Cloud. Une bascule finalement assez logique : de la même manière qu'il nous fallait un support physique résident (CD, USB, disque dur externe) pour sauvegarder des données et des contenus résidents, sauvegarder des données et contenus dont la copie dorée réside dans le Cloud passe nécessairement par d'autres services du Cloud. Avec tout de même un problème de taille qui est que le Cloud … c'est d'abord l'ordinateur de quelqu'un d'autre. 

<D'autant que> Tout est fait pour appliquer à la somme de données et de documents déjà considérable que nous produisons une logique inflationniste qui rend tout stockage résident parfaitement vain. Prenez par exemple nos bibliothèques de photos chez Apple : sur les centaines de photos que nous prenons et gardons déjà, et dont la plupart sont déjà totalement inutiles, les solutions logicielles de chez Apple vont "fabriquer" de nouvelles photos pour en sortir des portraits et des visages superfétatoires mais qui permettent d'alourdir considérablement la tâche de gestion et d'appropriation et nous rendent donc davantage dépendants des solutions de stockage – en ligne – proposées et facturées. </D'autant que>

Alors quel est finalement le vrai problème que pose l'annonce de la fermeture de Soundcloud avant que son rachat ne soit devenu effectif ? 

La première question sur laquelle ont titré tous les articles était de savoir ce qu'il allait advenir de tout ce catalogue de musiques et de créations originales. SI tout cela n'allait pas disparaître. Si les créateurs, artistes et musiciens allaient pouvoir les récupérer. Mais cette question est l'arbre de la propriété qui cache la forêt de l'appropriation. Ce qui compte, pour leurs auteurs comme pour les utilisateurs du service, n'est pas de pouvoir récupérer ces créations, ce qui compte c'est de pouvoir les partager.

Permettez-moi d'user d'une MPM (Métaphore Potentiellement Moisie). Qu'est-ce qui fait la beauté, la richesse, la valeur et l'importance de la photo jaunie d'un arrière grand-père oublié ? Ce n'est pas le fait que nous la possédions encore. C'est le fait que quelqu'un l'ait choisi elle plutôt qu'une autre, ou qu'elle soit la seule qui ait résisté au temps, pour, dans tous les cas, qu'elle circule, pour qu'elle soit visible et transmissible par le biais d'un album photo de famille.

Comme pour ces photos, la valeur des données, de "nos" données, la valeur de la musique de Soundcloud et donc du service dans son entier, cette valeur n'est pas directement liée au fait que nous en restions les propriétaires ou que nous puissions en récupérer une copie, mais à la capacité qui nous est offerte de choisir avec qui et comment les transmettre et les partager. Et si tous les écosystèmes connectés nous offrent aujourd'hui la possibilité de récupérer une copie de nos données (ce qui est quand même une bonne chose et n'était pas du tout gagné d'avance), tous restent en revanche maîtres des services qui nous laissent en capacité de les transmettre et de les partager.

Et c'est la même logique que celle de nos données personnelles, qui est en train d'opérer au niveau des données culturelles patrimoniales et qui fait qu'aujourd'hui la fermeture possible de Soundcloud soulève d'énormes enjeux techniques, économiques et surtout culturels. 

Jenna Wortham qui conclut ainsi son article sur le sujet dans le New-York Times magazine

"As digital culture becomes more tied to the success of the platforms where it flourishes, there is always a risk of it disappearing forever."

Traduction :

"alors que la culture numérique devient de plus en plus liée au succès des plateformes sur lesquelles elle fleurit, il y a toujours un risque de la voir disparaître à jamais". 

Et pour que les choses soient peut-être plus claires, au risque d'une autre MPM, imaginez que la culture photographique ait été liée à la plateforme Kodak. Voilà bien l'un des plus troublants et fascinants paradoxes du numérique : la capacité des contenus à être aisément dupliqués à l'infini, l'existence de ces biens non-rivaux n'offre aucune garantie face au lien qui les unit aux plateformes ; plateformes hors lesquelles la capacité de "faire culture", c'est à dire de construire un patrimoine, semble asymptotiquement nulle au regard de la capacité intrinsèque des contenus à être, pourtant, aisément dupliqués et copiés.

Les sites web ne meurent jamais. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour penser que la culture qu'ils fondent peut se prolonger au-delà d'eux. 

Le grand chantier du prochain siècle doit nous amener à nous interroger et à peser sur le rôle des opérateurs publics dans la fabrique, la conservation et la transmission d'un patrimoine culturel nativement numérique, lequel, s'il n'appartient qu'à quelques oligopoles privés si bienveillants fussent-ils, nous ramènerait inexorablement aux temps où la terre était … plate(forme). 

Pizza-terre-plate

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Cet article t'a plu ? Alors ce livre te plaira 🙂

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Un commentaire pour “Les sites web ne meurent jamais. Ou peut-être que si.

  1. ‘LLo,
    Un sioux de mes amis (sittingcloud) & moi-même ne peuvent qu’approuver pleinement ce post; ainsi, point de « + dure sera la chute » ! 😉

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