Parcoursup et la sélection des étudiants, vus de mon amphi.

Je republie ici, avec son autorisation, le texte d'une collègue maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris Nanterre concernant la sélection qu'instaure Parcours Sup

J'en partage et l'esprit et la lettre et je le trouve d'une infinie justesse, sans polémique et sans idéologie, ce qui convenez-en est assez rare de nos jours. Et j'aurais trouvé dommage qu'il reste confiné à l'intérieur de Facebook et ne circule pas plus largement. 

Merci donc à Anna Colin Lebedev d'avoir autorisé ce partage et d'avoir aussi bien décrit ce qui est l'état d'esprit d'un très grand nombre de collègues. 

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Si vous lisez ce post parce qu’un ami l’a partagé, je parle ici à titre personnel, en tant que maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris Nanterre, actuellement bloquée par les protestations étudiantes. Pas de slogans dans ce texte, et beaucoup de détails techniques … ceux-là mêmes dans lesquels le diable vient se nicher.

Quelques banalités pour commencer. 

La sélection à l’université existe, bien évidemment, et elle est drastique. Elle est visible en partie dans ce taux d’échec en première année de licence, avec lequel on nous bassine (et qui est cependant une réalité plus complexe que ce que suggèrent les chiffres). Côté amphi, je la vois aussi. Il est évident qu’une partie de nos étudiants ne sont pas armés pour suivre le cursus dans lequel ils sont inscrits. C’est clair dans les copies d’examen, c’est clair aussi dans leur regard en cours où parfois je vois clairement que non, aucune information ne passe, rien ne leur parle dans ce que je dis. L’absentéisme est aussi une réalité forte : ceux qui ne prévoient pas de venir, ceux qui abandonnent en cours d’année.

Mais il y en a d’autres, et leur nombre n’est pas négligeable, pour qui la fac est une révélation. Ils ont glandé au lycée ; ils ont été mal orientés ; ils se sont ennuyés ; il n’y avait pas de famille autour d’eux pour les soutenir ou de milieu social les incitant à s’investir dans les études. Ils ont eu leur bac ric-rac. Tout d’un coup, une autre manière de voir le monde intellectuel – et le monde tout court – s’ouvre à eux, ils vont trimer pour y arriver, mais ils y arriveront et certains feront de super professionnels ou encore – la crème de la crème ;- - d’excellents enseignants-chercheurs à la sortie. Le pari de notre système universitaire porte sur ces gens-là : ceux qui ne semblaient pas avoir le bon profil et à qui on donne leur chance, et beaucoup d’enseignants chercheurs sont attachés à cette mission. 

Ceux que le système laisse sur le carreau, ce sont les plus fragiles : incapables de suivre, placés à la fac comme dans un sas entre l’école secondaire et la précarité. Nous échouons tous collectivement à leur offrir une place dans la société, avec toutes les conséquences que cela entraine. Je dois dire que dans une université comme Nanterre qui a le social dans son ADN, beaucoup de collègues considèrent que leur mission de service public consiste aussi à offrir à ceux-là la meilleure formation possible. Je suis sensible à cette idée. Mais, clairement, l’université aujourd’hui n’en a pas les moyens matériels et humains. Alors nous les regardons échouer, avec tristesse, mais aussi (soyons sincères) avec un certain soulagement, car chaque prof préfère avoir devant lui une salle de cours où tous les étudiants comprennent de quoi il parle.

Grosso modo, deux positions se dégagent parmi les enseignants-chercheurs, mais les deux ne sont pas incompatibles : ceux qui disent qu’on ne peut pas continuer comme ça et qu’il faut arrêter d’accepter des étudiants visiblement mal orientés ; et ceux qui disent qu’on ne peut pas continuer comme ça et qu’il faut augmenter les moyens des universités pour qu’elles puissent remplir correctement leur mission d’intérêt général**.

(** à titre personnel je suis de cette deuxième catégorie – NDLR)

Et Parcoursup dans tout ça ? J’y viens. 

Le système APB et son tirage au sort généraient une injustice flagrante. Un étudiant qui a la quasi-certitude d’échouer pouvait être admis, et un étudiant fait pour la filière pouvait être refusé. Force est de constater que Parcoursup génère une autre injustice, moins aléatoire et plus sociale : il va défavoriser ceux qui le sont déjà par ailleurs. Cela ne va pas sauter aux yeux de tout le monde tout de suite ; c’est au fur et à mesure des informations distillées que nous commençons à comprendre ce qu’on nous demande de faire.

Parcoursup commence à arriver dans les facs bien avant que le projet de loi ne soit voté : on nous demande de commencer à le mettre en œuvre en rédigeant les "attendus", descriptifs des compétences qu’un étudiant doit avoir pour réussir dans telle ou telle filière.

Personnellement, les premières descriptions du projet Parcoursup me semblent plutôt intelligentes. On nous dit que tous les étudiants seront admis, mais qu’on demandera aux enseignants d’examiner les dossiers (de manière qualitative, il s’entend) pour dire au candidat « oui » (on te prend) ou « oui si » (on te prend, mais il faudra que tu suives une remise à niveau). 

Nous sommes à ce moment-là divisés. Certains sont radicalement contre l’idée de mettre les étudiants dans des cases et de favoriser l’auto-censure chez ceux qui ne sont pas sûrs d’eux. D’autres s’interrogent sur la mise en œuvre concrète : qui va examiner les centaines, voire des milliers de dossiers ? Quels contours aura cette remise à niveau que nous n’aurons ni le temps, ni les moyens de préparer et de financer ? Nous sommes en février, tout est flou.

Fin février – début mars, on commence à avoir quelques informations sur la mise en œuvre : on nous annonce un logiciel où on pourra rentrer nos critères de sélection. Un logiciel ? On commence à se douter que le traitement des dossiers sera quantitatif. Qui dit quantitatif dit quantifiable, et donc dit notes ou conversion du qualitatif en coefficients. Pas besoin d’être sociologue pour percevoir les injustices potentielles que porte le tout quantitatif, surtout pour décider d’une matière aussi sensible et peu quantifiable que les capacités et la motivation de jeunes gens de dix-huit ans. 

A ce moment-là, beaucoup de départements de science politique vont faire le choix du paramétrage le plus inclusif possible (par exemple, dire oui à tous les bacheliers). Si seulement on pouvait faire ça. Je tiens à le souligner, car c’est important : nous, les enseignants, sommes maintenus pendant longtemps dans le flou le plus total, alors que c’est à nous que reviennent les missions de paramétrage du logiciel et de tri des étudiants. Je n’y vois pas forcément un dessein maléfique du gouvernement, mais plutôt un calendrier intenable qui rend impossible la tenue d’une phase de réflexion ou de test.

En mars, le logiciel Parcoursup est ouvert, pour les étudiants comme pour nous. Et nous découvrons que ce qu’on nous demande de faire, ce n’est pas un tri en deux catégories (oui versus oui si), mais un classement pur et simple des candidats. Une liste de classement où il ne peut pas y avoir d’ex æquo.

Et comment fabrique-t-on une liste de classement, quand on a 3000 candidatures (c’est ce que nous avons à peu près en science politique à Nanterre, pour une capacité d’accueil de 120 places), et trois collègues préposés à l’examen des dossiers ? Soit vous y allez à la main. A supposer que vous passiez 5 minutes par dossier, c’est 250 heures de travail, soit plus de trente jours de travail à temps plein. Et une garantie de résultats biaisés, car personnellement au bout du 200ème candidat, je vais commencer à perdre toute capacité de discernement.

L’autre option est de laisser faire la machine. Vous lui indiquez quelles notes de lycée prendre en compte (car nous n’avons pas les notes du bac), à quelle matière affecter un coefficient, et hop, la machine tourne, la liste de classement est là et vous pouvez partir en vacances. On oublie les données qualitatives, elles ne peuvent servir qu’à départager des candidats. La lettre de motivation ? Elle départagera ceux que leurs parents ont aidé (les bonnes lettres), et ceux issus de familles qui n’avaient pas ces ressources sociales et intellectuelles (les mauvaises lettres)

En sociologues, nous voyons immédiatement les effets pervers de ce traitement automatique. Le candidat peut être – et sera – discriminé par plusieurs éléments : la notation plus ou moins sévère de ses profs de lycée ; ses défaillances au cours de la scolarité, y compris aussi loin que la seconde ; le milieu social d’origine qui fera qu’il présentera un « bon » ou un « mauvais » projet et lettre ; nos propres biais dans le choix des bonnes matières à prendre en compte. Pour les inscriptions en maths ou en langues, les matières pertinentes à prendre en compte sont assez évidentes (et encore : qui n’a pas foiré une année de langue parce que ça ne se passait pas bien avec le prof d’une matière qu’on aimait pourtant ?). Mais qu’en est-il en sociologie ou en science politique ? Aucune matière ne peut dire a priori si un étudiant réussira ou échouera chez nous.

Une fois de plus, nous n’avons eu aucune possibilité de tester le logiciel et ses effets, ou de réfléchir entre nous sur la bonne manière d’évaluer les dossiers, faute de temps et d’informations. Tout s’est fait dans une telle précipitation qu’on a la quasi-certitude aujourd’hui de mal trier les candidats et de laisser beaucoup de personnes méritantes sur le carreau. A ce jour, je peux l’affirmer : on sélectionnera injustement.

Et les « oui si » ? Les plus fragiles, à qui l’on devait proposer un soutien renforcé ? Plus personne n’en parle aujourd’hui. On nous dira sans doute en juillet, « mais au fait, quel est votre dispositif de remise à niveau des ‘oui si’ ? » Mais l’année universitaire sera terminée, alors les ‘oui si’, on leur donnera une liste de lecture pour l’été et on les laissera échouer à leur guise, comme par le passé. 

Désolée d’avoir été longue et technique. C’est ainsi que la question se pose à nous aujourd’hui : par des détails techniques, par une absence flagrante d’anticipation, de temps de réflexion collective. 

Je ne suis pas une adepte des grandes mobilisations. Venant d’où je viens, je suis sensible à la complexité et aux nuances, car je pense aux vies brisées que peut produire une volonté de changement radical, et aux dégâts que font les grands projets de société nouvelle. 

Mais aujourd’hui, moi, universitaire et membre de la commission d’examen des candidatures de mon département, je ne souhaite pas cautionner Parcoursup, car je ne veux pas que les pouvoirs publics reportent sur nous, les enseignants, la responsabilité d’une sélection injuste et mal faite.

Anna Colin Lebedev.

Première publication du texte sur Facebook le 16 Avril 2018.

 

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