Serge Dassault est mort. Serge Dassault incarne à lui seul à peu près tout ce que je vomis et abhorre : industriel marchand d'armes, homme politique corrompu et corrupteur, ouvertement homophobe. En rentrant hier soir assez tard j'ai ouvert mes comptes Facebook et Twitter et j'y ai découvert de nombreux messages, posts et statuts de gens que je suis, de gens que je connais (en vrai ou juste en ligne), de gens que j'apprécie, de gens habituellement pondérés, et je les ai vu se réjouir de la mort de Serge Dassault. Certains se sont lâchés, d'autres ont "simplement" relayé ou partagé les autres qui se lâchaient.
Parmi tous ceux-là il en est dont je peux comprendre la colère et l'envie d'exutoire car l'homophobie assumée de l'homme a participé à construire une société de persécution et de stigmatisation dont ils sont parfois encore les victimes quotidiennes, et cette homophobie là n'est pas simplement assimilable à celle de l'aïeul gênant dans les mariages dont on raille gentiment l'étroitesse d'esprit en faisant valoir l'excuse de l'âge ou de l'époque. Bref et nonobstant, ces réactions m'ont quand même étonné et surpris alors j'ai écrit :
"sinon les gens j'ai quand même un peu de mal à me réjouir de la mort des gens. Même de celle de Serge Dassault. Et je suis un peu stupéfait, en fait, de la réaction de certain d'entre vous. No offense. Je dois probablement vieillir ou être fatigué."
Et puis je suis allé me coucher.
Pour être tout à fait clair, je n'ai de leçons de moralité ou de bon comportement à donner à personne. J'assume moi-même un certain nombre de propos grossiers dont je sais qu'ils choquent aussi parfois certains ces mêmes amis ou connaissances ou abonnés ou followers. Mon propos n'est pas là.
Au regard des trois caractéristiques énoncées à l'entame de cet article (marchand d'armes homophobe corrompu et corrupteur), Serge Dassault avait naturellement un nombre assez élevé de détracteurs. Lorsque quelqu'un meurt, une personnalité publique en tout cas, les réseaux sociaux permettent à chacun de documenter – et aussi un peu de théâtraliser – sa part de deuil, et ce quelque soit le niveau de connaissance ou d'attachement que l'on avait avec la personnalité décédée. Je suis souvent revenu sur ces logiques propres au deuil public en ligne, notamment dans ce papier de Slate :
"Sur les réseaux sociaux, tout ce qui comporte une dimension émotionnelle bénéficie d'un effet de viralité et suscite un important partage affectif. On assiste à une nouvelle forme de ritualisation durant laquelle les internautes vont avoir la nécessité de partager, d'exprimer ce qu'il ressentent par l'intermédiaire de vidéos, d'images, d'extraits de films, de témoignages …"
Mais les méchants meurent aussi.
Serge Dassault est, en tout cas de (ma) mémoire, la première personnalité publique française à mourir qui ait autant été aimée que détestée (avec même un avantage probable à la détestation). C'est vrai quoi. En général et mis à part le cas de quelques dictateurs extra-hexagonaux, les personnalités publiques qui meurent ne sont pas clivantes et suscitent même immédiatement une forme d'empathie mécanique : que vous ayez ou non été fan de Michael Jackson, de Prince, de Pierre Bellemare, ou de Johnny, que vous l'ayez été de manière assumée et revendiquée ou dissimulée et presqu'honteuse, et quelles qu'aient été les casseroles morales ou fiscales des impétrants, le concert de louanges est systématiquement assez unanime pour masquer les quelques esprits chagrins qui voudraient rouvrir de délicats dossiers. La Camarde magnanime, pour les plus controversées d'entre elles, valorise toujours une forme de consensus bienveillant.
Mais comment réagir à la mort d'un salaud ? Et pourquoi surtout s'en réjouir ou s'en féliciter publiquement ?
A cette dernière question et avant d'y répondre, on pourrait faire valoir une sorte de droit d'exception. Ainsi les victimes de persécution, comment les en blâmer, ont bien le droit de se réjouir publiquement de la mort de leurs bourreaux ou de leurs oppresseurs. On pourrait alors considérer que, d'une certaine manière, nous avons tous été peu ou prou les victimes directes ou indirectes de Serge Dassault : soit au travers des conflits militaires de la planète dont il fut l'armateur zélé et régulier, soit au travers de l'homophobie qu'il légitimait du poids de sa parole et de l'empire médiatique qui la servait, soit au travers de la corruption qu'il érigea en système et en arme politique.
Il ne faut pas souhaiter la mort des gens.
Il ne faut pas souhaiter la mort des gens. C'est le titre d'une magnifique chanson de Dominique A. Et c'est aussi la raison principale pour laquelle j'ai pris quelques minutes pour écrire ce billet. Pour essayer de comprendre pourquoi j'éprouvais ce sentiment de gêne et de malaise, pour essayer de comprendre pourquoi je m'empêchais de relayer, retweeter ou partager des réjouissances posthumes dont je partageais pourtant le fond et dont la forme me faisait pourtant sourire.
Il ne faut pas souhaiter la mort des gens. Ni s'en réjouir quand elle advient. En tout cas il ne faut pas souhaiter publiquement la mort des gens. Ni s'en réjouir publiquement quand elle advient. Peut-être alors serons-nous plus crédibles ou à tout le moins plus audibles quand nous condamnerons à notre tour ceux qui, pour des raisons et des causes bien sûr toujours moins nobles ou légitimes que les nôtres, souhaitent un peu trop souvent la mort d'autres gens, ou s'en réjouissent tant et tant. Publiquement. Qui est ici l'inverse de pudiquement.
Et puis …
"Il ne faut pas souhaiter la mort des gens
ça les fait vivre plus longtemps".
Sujet complexe…
J’ai envie d’ajouter : que ce soit publiquement ou non…
Je ne vois dans ces « réjouissances » qu’une triste manière d’exprimer sa détestation d’une personne. Le faire de cette manière et maintenant en dit long sur le courage de tous ceux qui l’ont fait… de cette manière et maintenant.
C’est simplement absurde d’exprimer sa détestation envers un type que l’on déteste au seul moment où il n’aura pas accès à cette information. (Même s’il se foutait de cette information, ce n’est pas le sujet.)
Et, tous autant que nous sommes, n’oublions pas de tenir les portes aux personnes qui arrivent derrière nous, de dire bonjour dans les magasins, d’aider les plus vieux que nous à traverser la rue et les plus jeunes à regarder du bon côté avant de le faire. Eux sont bien vivants et encore en mesure de percevoir ce que nous émettons.