Oui. Encore un article sur Facebook et les Gilets Jaunes.
J'ai passé les deux derniers jours essentiellement au téléphone à répondre à des interviews et à voir s'envoler les statistiques de consultation de mes trois articles sur Facebook et les Gilets Jaunes.
- 19 Novembre : "Les gilets jaunes et la plateforme bleue."
- 30 Novembre : "Gilets Jaunes : de l'algorithme des pauvres gens à l'internet des familles modestes."
- 5 décembre : "Après avoir Liké, les Gilets Jaunes vont-ils voter ?"
Dans la plupart de ces entretiens, la question qui revient tout le temps est celle de "l'algorithme de Facebook".
Alors "l'algorithme de Facebook" s'appelle le "Edgerank" et c'est un peu comme la recette du Coca-Cola : tout le monde à une vague idée de ce qu'il peut y avoir dedans mais personne ne sait exactement ce qu'il y a vraiment dedans. Et du coup le monde se divise entre ceux qui se disent que "bon bah ouais c'est super sucré mais c'est pas pire qu'autre chose" et ceux qui se disent que "non mais oh mon dieu c'est tellement toxique que ça peut trouer des chaussures de sécurité si tu t'en renverses dessus !!". La vérité est, bien sûr, ailleurs.
Il existe dans le monde merveilleux des internets plein de documents et d'articles expliquant le fonctionnement de l'algorithme de Facebook et les critères qu'il utilise. Voici un extrait d'un article qui me semble, pour le grand public, tout à fait juste et suffisamment éclairant :
Lors du F8 Summit, Adam Mosseri (responsable du NewsFeed, il a pris depuis Octobre 2018 la direction d'Instagram) a fait une analogie très intéressante avec un exemple de la vie courante pour illustrer comment le News Feed Algorithm fonctionne. Et il a choisi comme exemple, le choix d’un repas pour une autre personne au restaurant pour illustrer le fonctionnement du News Feed Algorithm. Admettons que vous deviez choisir un plat pour votre femme au restaurant, comment est-ce que vous feriez ? Selon Adam, ce « processus» se fait en 4 étapes :
- D’abord, regarder le menu pour connaitre ses options.
- Réfléchir à toutes les informations à notre disposition (i.e. Qu’est-ce qu’elle aime manger, est-ce le déjeuner ou le dîner, quels sont les bons plats au restaurant)
- De là, faire des prédictions (i.e. est-ce qu’elle aimerait du saumon pour déjeuner, serait-il bizarre de commander un croissant au soir, etc.)
- Vient le moment de passer commander : la conclusion.
L’algorithme de Facebook fonctionne de la même façon, en 4 étapes :
- Inventaire (Qu’y-a-t’il au menu ?)
- Contexte et signaux (Quel heure est-il ? Est-ce le déjeuner ou le dîner ?)
- Prédictions (Est-ce qu’elle aimerait du saumon ?)
- Score (Passer commande)
Laissez-moi vous expliquez plus en détail ces 4 étapes.
Inventaire : Quand vous vous connectez sur Facebook, l’algorithme de Facebook fait un inventaire de tout ce qui a été publié par vos amis et les pages que vous suivez.
Signaux : Facebook analyse ensuite toutes les données à sa disposition pour justement prédire les publications qui vous intéressent le plus. Ces données, Facebook les appelle les ‘signaux’. Facebook utilise des milliers de signaux pour classer tous les contenus, comme : Qui a publié (un ami, une page, une personnalité), sur quel appareil l’utilisateur est connecté (téléphone, tablette, ordinateur de bureau), quelle heure est-il maintenant ? (…)
Prédictions : Facebook utilise ensuite ces signaux pour faire des prédictions sur le contenu qui pourrait vous intéresser, on parle : d’un contenu que vous aimeriez lire, d’un contenu que vous trouveriez utile ou informatif, d’un contenu sur lequel vous aimeriez interagir (aimer, commenter, partager, cliquer), d’un contenu sur lequel vous aimeriez vous arrêter (comme une belle photo ou une vidéo).
Score : Il est maintenant temps pour l’algorithme de Facebook de faire son choix et de classer les publications dans votre fil d’actualités. Pour ça, il attribue un score de pertinence (qui évalue votre intérêt supposé pour une publication) et ce pour chacune des publications. C’est donc comme ça que Facebook classe les publications (de manière très simplifiée).
L'une des images que j'utilise le plus souvent pour expliquer à mes étudiants le fonctionnement de l'algorithme de Facebook est celle-ci, jadis proposée par TechCrunch :
Ce qui sera visible sur votre mur sera donc (en plus des critères précédents) choisi en fonction de votre "intérêt" et de votre proximité avec la personne qui a posté un contenu ; en fonction de la "performance" du contenu en lui-même (sa viralité en gros) ; en fonction de la capacité de la personne qui a posté un contenu à poster des contenus en général très performants (ce qui explique la "prime" de visibilité et d'audience ainsi donnée à certains comptes dans le mouvement des Gilets Jaunes) ; en fonction du "type" de contenu (un post avec uniquement du texte sera moins partagé qu'un post avec des liens, qui lui-même sera moins viral qu'une bonne image qui elle-même l'est souvent moins qu'une très courte vidéo) ; et enfin en fonction de "l'actualité" du contenu, le fait qu'il soit récent et/ou qu'il renvoie à des événements récents (et donc toujours capables de mobiliser facilement notre attention).
L'algorithme et l'algorithmique.
Pour filer la métaphore culinaire proposée plus haut, passons maintenant au plat de résistance et allons lire la leçon inaugurale au Collège de France de Claire Mathieu (une des deux créatrices de l'algorithme ParcoursSup lui-même dérivé de l'algorithme Gale Shapley), leçon intitulée "L'algorithmique."
Dans cette leçon, Claire Mathieu rappelle la définition du dictionnaire :
"Un algorithme est un ensemble de règles opératoires dont l’application permet de résoudre un problème énoncé au moyen d’un nombre fini d’opérations."
Et elle ajoute :
"Le problème énoncé, c’est celui que nous formulons à l’issue de la phase de modélisation. Les règles opératoires, ce sont les briques de base simples, ce que nous savons déjà faire au départ. Le nombre fini d’opérations se rapporte à la notion du temps qu’il faut pour obtenir la solution."
Un algorithme ça sert à résoudre un problème avec des règles logiques et mathématiques simples et itérées (reproduites) dans un temps le plus court possible pour parvenir à une solution.
Après vous avoir montré dans les articles précédents pourquoi ce que j'appelle "l'algorithme des pauvres gens" valorise et rend hyper visibles les contenus issus des groupes et des interactions directes entre utilisateurs, essayons donc cette fois de voir quel peut être le "problème" que l'algorithme de Facebook cherche à résoudre (à part celui de garder les utilisateurs captifs le plus longtemps possible).
Si on regarde, par exemple, le fonctionnement de Google et de son algorithme Pagerank, le problème y semble assez évident et il peut être formulé comme suit :
Dans une grande très quantité de pages indexées, comment trouver celles répondant le mieux à une requête donnée ? Réponse : les plus "pertinentes" seront les plus "populaires", et cette popularité sera déterminée par le nombre de liens hypertextes pointant vers elles.
Simple. Basique.
Et Facebook donc, quel problème cherche-t-il à résoudre ?
Facebook cherche-t-il à trouver des contenus répondant le mieux à une requête ? Non puisque nous ne posons (presque) jamais de question à Facebook.
Facebook cherche-t-il à déterminer la popularité et la pertinence d'un contenu ? Non plus. En tout cas pas fondamentalement.
Fondamentalement, Facebook cherche à nous contraindre à interagir avec des contenus de la plateforme pour disposer de profils "qualifiés" (= décrits et caractérisés aussi finement que possible). Facebook appelle cela "l'engagement". L'algorithme de Facebook cherche donc à résoudre le problème de l'engagement. Problème qui peut être décrit de la manière suivante :
Comment inciter des gens à interagir avec des contenus qui ne les concernent pas et qu'ils ne recherchent pas ?
Et maintenant concentrez-vous. Oubliez ce à quoi ressemble d'habitude Facebook quand vous vous y connectez. Concentrez-vous et imaginez qu'en vous connectant à votre compte Facebook vous tombiez sur cela :
Que taperiez-vous comme requête ? Le nom d'un ami ? D'une personnalité publique ? Un thème d'actualité ? Le titre d'une chanson que vous avez dans la tête ? La définition d'un mot ? La vérité c'est que bien sûr vous ne sauriez pas quoi taper comme requête parce que Facebook n'est pas là pour répondre à vos questions.
Quand on utilise la fonctionnalité de recherche de Facebook ce n'est pas pour répondre à une question ou à une interrogation c'est 99 fois sur 100 simplement pour retrouver quelque chose ou quelqu'un que l'on connaît déjà. Et c'est pour cela que 99 fois sur 100 on n'utilise pas la barre de recherche de Facebook. On fait simplement défiler ce qui s'affiche.
Je répète : le problème de l'algorithme de Facebook est de savoir comment inciter des gens à interagir avec des contenus qui ne les concernent pas et qu'ils ne recherchent pas.
Et comme il a mis en place plein d'outils pour y parvenir (souvenez-vous que ses ingénieurs ont suivi des cours de persuasion technologique), pour peu que des contenus nous concernent, même un peu, même de loin, ou que nous les recherchions, même secondairement, même anecdotiquement, le volume d'interaction monte en flèche. Et le chiffre d'affaire de Facebook avec.
Je le répète donc une troisième (et dernière) fois, le problème de l'algorithme de Facebook est de savoir comment inciter des gens à interagir avec des contenus qui ne les concernent pas et qu'ils ne recherchent pas.
C'est cela, le problème de Facebook. Juste cela. Et c'est parce que c'est cela le problème de Facebook que nous avons collectivement un problème avec Facebook et que Facebook a également tout un tas de nouveaux problèmes dont il faudra bien qu'il finisse par répondre devant la justice et peut-être pas uniquement devant la justice fiscale. Et si l'algorithme de Facebook cherche à résoudre ce problème particulier c'est à la fois pour entretenir son propre modèle économique et pour pallier son incapacité à produire une forme de désir de questionnement :
"La zone de saisie des moteurs de recherche (sublimée jusqu'à l'épure chez Google) est un marqueur d'entraînement. Une boîte de Pandore. Une promesse qui repose sur l'absence. Une fente freudienne porteuse de tous les fantasmes. Une fois activée, une fois la requête déposée, la matière noire attentionnelle peut être librement façonnée au bon vouloir du moteur et de ses annonceurs. La zone de saisie de Facebook est superfétatoire. La zone d'activité de Facebook est son mur. Un mur qui fonctionne comme un marqueur de "suivisme", un blocage contemplatif. Le trou éveille une curiosité. Le mur implique un balayage des inscriptions déjà déposées. Dans sa course à la monétisation Facebook a raté une étape : celle du désir, celle de la requête, celle du désir de requête."
Et dans le cadre de ce problème, la question de la "vérité" ou même de la "véracité" est entièrement escamotée au seul profit de l'engagement :
"Facebook est une machine à produire de l'engagement. Google est une machine à produire de la popularité. Ce qui veut dire que le régime de vérité de Google est celui de la popularité. Est "vrai" dans l'écosystème Google, au regard des critères de l'algorithme de Google, ce qui est populaire. (…) Est "vrai" dans l'écosystème Facebook ce qui permet de produire de l'engagement, d'être "atteint" (le fameux "reach") et, par effet de bord, de "porter atteinte". Peu importe que cela soit "vérifiable", peu importe que cela soit "populaire" (effet de l'illusion de la majorité), il suffit, dans le régime de vérité de Facebook, que cela produise de l'engagement."
C'est pas très (Mantes La) Jolie.
Bien avant le mouvement des Gilets Jaunes on a beaucoup écrit sur la propension de Facebook à faciliter la diffusion de Fake News. J'ai d'ailleurs moi-même produit une analyse définitive du problème 😉 Pour vous éviter de la relire, j'y expliquais (en gros) que le problème des Fake News était quasi-exclusivement lié à une architecture technique toxique (celle de Facebook), qu'il était accru par la manière dont nos biais cognitifs standards traitaient l'information dans cette architecture technique toxique, et qu'enfin le régime de vérité des plateformes était la cerise de la malhonnêteté sur le gâteau de la mauvaise foi.
Fake News donc. Et depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes on a beaucoup stigmatisé le fait qu'énormément de Fake News étaient diffusées et reprises par les acteurs de ce mouvement. Ok. Mais on a aussi eu tendance à utiliser cet argument comme un argument disqualifiant, un argument de classe (sociale) : "Oh regardez les Gilets Jaunes, ils ne savent pas s'informer, ils diffusent et relaient des Fake News ahurissantes." #OhWait.
Depuis hier soir, "la" vidéo qui tourne en boucle est celle de cette scène surréaliste et totalement ahurissante de jeunes lycéens agenouillés avec les mains derrière la tête et encadrés par des policiers en arme.
Cette vidéo et ces images sont bien sûr tout à fait authentiques. Et cette scène et ce qui a suivi c'est … Bref. "Ces images terribles sont la preuve à charge d’un dérapage, qui tutoie les procédés de vengeance vidéo, ou revenge porn, plus proches de la loi du talion que du maintien de l’ordre", écrit André Gunthert. Mais là n'est pas mon sujet.
Dès que cette vidéo est "sortie" (c'était en fin de matinée hier), je l'ai vue rediffusée ("partagée") par un très grand nombre de mes "amis" ou "amis d'amis" Facebook sans qu'ils aient matériellement ou intellectuellement pu prendre le temps d'en vérifier l'authenticité. Sur le coup beaucoup de titres de presse ont bien sûr immédiatement fait des "papiers" pour générer de l'audience mais l'essentiel de ces "papiers" ne comportaient aucun élément factuel sur l'authenticité, de la vidéo, sur sa date de tournage, sur son auteur, etc. Rien. A ce moment là, et "à ce moment là" est le point important de cette phrase, à ce moment là rien ne permettait d'indiquer que cette vidéo et ces images n'étaient pas fausses ou décontextualisées ou montées ou filmées dans d'autres manifestations dans d'autres contextes.
Et pourtant des gens qui n'ont sociologiquement rien de "Gilets Jaunes", des gens qui sont par ailleurs à peu près parfaitement éduqués à l'image et à son analyse, des gens qui ne se méfient pas "des médias" ou qui n'y voient pas un ennemi, des gens parmi mes amis et mes "amis d'amis" ont instantanément partagé cette vidéo sans jamais se poser la question de son authenticité au moment où ils lui servaient de caisse de résonance. Exactement de la même manière que chez "les Gilets Jaunes", plein de gens rediffusent et partagent exactement de la même manière des vidéos et des images sans jamais se poser la question de leur authenticité au moment où ils les partagent.
Ma démonstration s'arrête là puisqu'elle n'avait pour objet que d'essayer de vous convaincre que la question des Fake News n'est pas simplement une question "d'éducation aux médias", qu'elle n'est pas non plus une question "de classe" (sociale), mais qu'elle n'est qu'une question de biais cognitif et d'architecture technique toxique. Comme je l'avais déjà analysé ici.
L'AFP Factuel et d'autres comptes de médias ont ensuite plus tard dans l'après-midi attesté que la vidéo était authentique et ont produit tous les éléments de contexte nécessaires. Mais même si ce temps de Fact-Checking fut très rapide (bravo d'ailleurs aux différents médias), il fut une éternité à l'échelle de la temporalité "virale". Alors à chaque fois que l'on expliquera que "les médias nous mentent et que c'est pas joli", souvenons-nous de l'exemple de Mantes La Jolie. Et rappelons-nous aussi que la viralité s'appuie sur une dimension émotionnelle dont l'architecture technique de Facebook se repaît, dimension émotionnelle que nous partageons avec d'autres plus jeunes ou plus vieux, plus ou moins cultivés, et plus ou moins acculturés à ces pratiques numériques.
Pour le reste, nous verrons dimanche dans quel état se trouvera le pays à l'issue d'un samedi extrêmement anxiogène. Il est urgent et vital pour nos démocraties de parvenir à réinstaurer rapidement des espaces réellement publics d'expression citoyenne ; des espaces, des modes de gouvernance et d'expression publique qui ne s'efforcent pas uniquement de singer maladroitement les codes des médias sociaux à l'échelle d'usages de classe dont le politique semble incapable de saisir et d'embrasser dans leur légitimité autant que dans leur diversité.
Indépendamment de tout le reste, Gilets jaune rouge vert ou bleu, casseur ou ou rêveur, marche pour le climat ou marche pour ma gueule, le choix d'Emmanuel Macron de ne pas intervenir publiquement avant la journée de demain ne le place plus simplement comme responsable mais comme coupable de ce qui va se produire.
Ce que je vais écrire est sans doute très naïf mais je n’utilise pas Facebook et ne le connais que par les textes de chercheurs, dont les vôtres (merci d’ailleurs). Et comme je ne m’en sers pas, je ne comprends pas toujours tout parce que j’ai du mal à me représenter les choses.
Mais ce que je comprends en vous lisant, c’est que Facebook crée des « monstres », des créatures artificielles. Facebook c’est un peu Frankenstein. Cette manière dont la plateforme propose du contenu pour servir son objectif de capture et d’élaboration de profils dits « qualifiés » fabrique des comportements et cela peut aller très loin 😮
Je n’avais jamais réalisé cela avant, pas aussi nettement en tout cas.