La chemise était celle de deux cadres des ressources humaines d'Air France. Les images avaient à l'époque fait le tour de la planète, pour les uns symbole de la violence insupportable du peuple, pour les autres symbole de sa désespérance.
A l'issue d'un procès en appel, sur douze salariés poursuivis (dont cinq qui avaient été licenciés suite à cet épisode), huit ont été condamnés à une amende de 500 euros pour dégradation et les quatre "arracheurs de chemise", tous syndiqués et tous déjà licencés, ont écopé de trois à quatre mois de prison avec sursis.
Depuis plus d'un mois la France est traversée par le mouvement des Gilets Jaunes. Si l'issue de ce mouvement semble encore lointaine malgré la baisse notable du souffle médiatique supposé en rendre compte, la séquence politique prétendant présider à la fin des revendications a été marquée d'une hallucinante série de prises de position et de paroles.
Je vous épargne l'argument de la pensée complexe transcendée en "nous avons été trop intelligents et trop subtils" et je m'arrête sur les quelques heures durant lesquelles il fut indiqué qu'au regard des annonces présidentielles (dont la fausse augmentation du SMIC) et à l'annulation de la taxe carbone, d'autres mesures de compensation initialement annoncées (dont l'extension du chèque énergie) étaient finalement … annulées. Et puis … Et puis non. Les mesures annoncées puis annulées étaient finalement … rétablies. Le tout en deux heures.
Et là il ne s'agit pas d'une erreur de communication ou de casting imputable à quelque céleste clown de l'équipe présidentielle mais bien d'un retournement de veste assumé :
"Mardi 18 décembre, en fin d’après-midi, le gouvernement a fait savoir à l’AFP, puis confirmé au Monde, que plusieurs des mesures annoncées le 14 novembre par le premier ministre, Edouard Philippe, dans une première réponse aux « gilets jaunes », seraient annulées. Quelques heures plus tard, rétropédalage : Matignon annonce que les mesures en question sont finalement maintenues et soumises à la discussion des députés, qui débattent, ce même jour, du projet de loi de finances (PLF)."
On apprend plus loin de la bouche "d'un conseiller" que "au vu de l’incompréhension suscitée par cette annonce, le premier ministre a préféré revenir aux mesures initiales."
Un gouvernement totalement perdu. A la ramasse. Qui montre en même temps les limites de la brutalité et de l'errance managériale. Celle qui à force de surdité gouverne désormais à vue. Celle qui ne cède que lorsqu'elle panique et craint physiquement pour ses propres intérêts. Celle qui est incapable de "penser" le fait même qu'elle n'a de réaction saine et ne fait preuve d'un minimum d'empathie qu'à partir du moment où ses représentants se trouvent physiquement menacés par des salariés à bout de force et de colère. Celle qui avait fini par amener des salariés à déchirer la chemise d'un DRH de chez Air France. Celle qui aujourd'hui déchire tout un tissu social.
Ce gouvernement de communicants, de DRH, de lobbyistes et de managers, ce gouvernement empile des mesures qui salissent chacun et chacune d'entre nous par la brutalité dont elles font preuve, et ce indépendamment de notre appartenance ou non-appartenance aux classes populaires et intermédiaires, et ce indépendamment de notre regard, distant ou bienveillant, sur le mouvement des Gilets Jaunes.
Nous sommes légion à nous sentir salis et honteux à chaque fois qu'on nous explique "qu'il n'y a pas d'argent magique" pour les déclassés et les miséreux tout en martelant "qu'on dépense un pognon de dingue en minimas sociaux" mais en supprimant l'ISF et en maintenant l'escroquerie en bande organisée du CICE.
Nous sommes légion à nous sentir salis et honteux en assistant abasourdis à des scènes de violences policières qui n'ont plus rien à voir avec un quelconque maintien de l'ordre lorsque l'on tire au flashball sur des mineurs à hauteur de tête ou que l'on matraque des retraités avec au final un nombre de blessés (dont des blessés graves) inédit depuis les événements de mai 68.
Nous sommes légion à nous sentir salis et honteux de la brutalité avec laquelle les étudiants étrangers sont globalement assimilés à des filières d'immigration clandestine et sacrifiés financièrement sur l'autel de la rentabilité au moyen d'une rhétorique transpirant le racisme autant qu'elle pue la bêtise.
Nous sommes légion à nous sentir salis et honteux par la mobilisation de policiers qui en moins de 24 heures obtiennent une revalorisation (méritée) mais que jamais aucun personnel soignant de l'hôpital public ou d'Ephad n'a obtenu après des mois de mobilisation, de conflit et parfois de grève de la faim ou de suicides.
Nous sommes légion à nous sentir salis et honteux en constatant chaque jour, chaque jour, la pression mise sur l'ensemble du corps social pour qu'il ferme sa trop grande gueule est d'une brutalité infinie.
Nous sommes légion à l'observer dans ces stigmates apparents que sont la mise à genou de ces lycéens de Mantes la Jolie, la convocation de cette enseignante qui avait "osé" publier sur un internet un texte ironique après l'intervention d'Emmanuel Macron, l'interdiction de temps de réunion communs dans les établissement scolaires entre parents et enseignants pour discuter et expliquer les réformes du Bac en cours, réformes qui menacent pourtant de décupler les inégalités territoriales. Pas de vagues. Pas de bruit.
Nous sommes légion à lire le journal "Le Monde" et à pourtant nous sentir salis et honteux lorsque la fracture sociale apparaît sans aucun filtre dans le mépris ahurissant des commentaires de ceux qui ne voient dans la description du quotidien d'une famille de la classe moyenne fragile qu'une "simple" incapacité à faire des efforts, à gérer un budget et à se serrer encore plus la ceinture.
Il paraît qu'il faut être "responsables". Il paraît qu'après la colère il faut maintenant passer à une phase de dialogue constructive. Il paraît qu'il faut sortir des ronds-points pour revenir à la table des négociations. Il paraît qu'il faut élire des représentants mais que demander davantage de représentativité de la parole du peuple via des référendums d'initiative citoyenne serait un risque et un danger. Il paraît que c'est inconvenant de dire que l'on ressent de la haine pour ceux qui nous gouvernent. Il paraît que la violence n'est jamais une solution. Il paraît paraît qu'il ne faut pas déchirer la chemise de DRH qui pensent et appliquent des plans de licenciement d'une entreprise qui fait des bénéfices.
Nous ne sommes pas des chemises. Nous ne sommes pas des DRH. Nous ne sommes pas des communicants. Nous sommes le tissu social de ce pays. Et vous nous déchirez. Nous sommes anonymes. Nous sommes légion. Nous n'oublions pas. Nous ne pardonnons pas.
Ce texte est très juste mais vous avez changé le DRH de chez « Air France » en DRH de chez « Airbus ». D’ailleurs, ce n’est pas important puisque ces enarques sont des comédiens interchangeables.
Il parait que si on note deux fois parait à la suite cela s’annule mais nous avons sans-doute mieux à faire que de déchirer des chemises de DRH 🙂
Nous sommes légions, nous sommes les gens.
oups. Merci de votre attention. C’est corrigé.
J’aimerais bien pouvoir partager vos articles, notamment sur Facebook mais il n’y a pas de bouton de partage…
Pour partager sur facebook, copier le lien contenu dans la barre d’adresse de votre navigateur et coller le dans un post de facebook,
voici le lien ci dessous :
https://www.affordance.info/mon_weblog/2018/12/chemise-drh-tissu-social.html
C’est aimable à vous d’avoir entendu et répondu en partie à mes revendications syntaxiques mais pour ne pas tourner en rond (point), je vais exposer plus clairement la seconde. Vers la fin de votre magnifique texte vous avez écrit :
« Il paraît paraît qu’il ne faut pas déchirer la chemise de DRH …. »
🙂
Nous sommes légion, nous sommes les gens , nous sommes les gens bons (de Noel).
J’ai compris le « nous sommes le tissu social » du dernier paragraphe.
Mais qui est ce « vous » qui nous déchire ?