L'histoire est à elle seule emblématique de tout ce qu'est devenu internet et l'accès à l'information depuis les 20 dernières années. Elle est aussi la plus formidable métaphore des questions liées aux différents régimes de surveillance qu'inaugure le numérique. Laissez-moi vous expliquer pourquoi. Et commençons par un rapide rappel des faits (pour une version longue, jetez un oeil chez Olivier Tesquet de Télérama)
Episode 1 : Dans la foulée du divorce le plus cher de toute l'histoire des divorces chers puisqu'il concerne l'homme le plus riche de la planète (Jeff Bezos donc), le National Enquirer (un tabloïd américain très très proche de Trump) publie des SMS de Jeff Bezos à sa maîtresse, après avoir déjà été à l'origine des révélations ayant causé le divorce (photos ci-dessous).
Episode 2 : Bezos embauche un détective privé pour voir d'où viennent les fuites et découvre des liens entre le tabloïd, Trump et … l’Arabie Saoudite.
Episode 3 : le National Enquirer fait chanter Jeff Bezos en lui promettant de publier différentes photos de lui et de sa maîtresse, dont des Dick Pics (photo du pénis pour les non-anglophones) et autres joyeusetés (Bezos en caleçon et en semi-érection (sic)), si le Washington Post (que Bezos a racheté et que Trump déteste depuis en l'appelant "Jeff Bozo") continue d'enquêter sur les liens entre Trump et l'Arabie Saoudite et s'il (Jeff Bezos) ne dément pas publiquement qu'il y a une intention politique derrière la campagne menée par le National Enquirer. Vous suivez ? Ok.
Episode 4 : Si l'on ne connaît toujours pas la taille du sexe de Jeff Bezos on sait en revanche (copyright Fabrice Epelboin) "qu'il dispose d'une grosse paire de couilles" puisqu'il rend intégralement public ledit chantage dans un article où après avoir détaillé la totalité des photos en jeu (dont celle de sa "semi-érection"), il écrit notamment ceci :
"Même si le Washington Post a été une complication pour moi, je ne regrette pas du tout cet investissement. Le Post est une institution cruciale avec une mission cruciale. Ma responsabilité ("my stewardship") et mon soutien à sa mission demeureront inébranlables, et c'est de cela dont je serai le plus fier quand j'aurai 90 ans et que je regarderai en arrière, si j'arrive jusque là, et ce quelles qu'aient été les complications que cela m'aura créé."
L'homme ne nous avait jamais habitué, notamment au travers de son management esclavagiste, à une quelconque forme de mollesse, mais là bon ben "Duos Tenet et Bene Pendent" comme disaient les romains.
Et voilà. Alors déjà rien que là c'est totalement dingue et des squads entiers de scénaristes Netflix sont en PLS de ne pas y avoir pensé avant. Mais. Ce. N'est. Pas. Tout.
CE N'EST PAS TOUT.
Bah non.
Parce que dans la foulée, des petits malins vont checker l'hébergement du National Enquirer pour s'apercevoir que le Tabloïd est hébergé … sur les serveurs AWS. Amazon Web Services. Donc le Cloud d'Amazon. Donc de Jeff Bezos. "Le Cloud c'est l'ordinateur de quelqu'un d'autre" comme le veut la formule, ben là la totalité du Tabloïd qui veut faire chanter Bezos est hébergé sur l'ordinateur de Bezos.
Yolo.
Donc genre Jeff Bezos il appuie sur un bouton et la totalité du National Enquirer est hors-ligne. Genre le twist de la fin de la saison 1 de la série Amazob. Mais. Ce. N'est. Pas. Tout.
CE N'EST PAS TOUT.
Bah non. Parce que la surveillance et l'interception des SMS de Jeff Bezos (ceux publiés par le National Enquirer) et la récupération des photos servant au chantage (dont les dick pics, la demi-molle et tout ça), cette récupération, ce vol, aurait pu être effectué … par une agence gouvernementale (genre les services secrets, la NSA ou le FBI). Donc là on bascule sans transition de "Jacquie et Michel s'envoient des nudes" à "24h Chrono" et à des affaires d'écoutes illégales opérées par des services (secrets) de l'état (américain).
Double Yolo.
Pourquoi les dick pics de Bezos concernent tout le monde ?
Pour plein de bonne raisons. Dont au moins trois sont absolument cruciales.
Liberté de la presse. Concentration des médias. Et actionnariat de milliardaires.
Bah oui. Cette histoire est d'abord emblématique d'un enjeu fondamental : celui de la liberté de la presse (et donc de l'accès à l'information) et du fait que ladite presse soit possédée par quelques milliardaires. Là-dessus je ne peux que vous inviter à lire et à relire l'ouvrage de Julia Cagé, "Sauver les médias". A l'heure où en plus d'être celle de l'homme le plus riche de la planète, l'entreprise Bezos va, dans les prochaines années, peser de manière déterminante sur la question du travail au sens large et sur sa place dans nos sociétés (Digital labor, paiement à la tâche, etc.) et que l'infrastructure qu'il déploie se substitue progressivement à l'espace public du web, le fait qu'il soit l'actionnaire majoritaire de l'un des quotidiens les plus influents de la planète est bien sûr un gigantesque problème.
Il n'y a (presque) plus d'espace public du web.
Je viens de l'évoquer, cette histoire est également tout à fait emblématique de la bascule de l'espace public qu'était le web à un espace entièrement privatif là encore aux mains de quelques grandes plateformes. A ce titre, notamment au travers de son Cloud (AWS), Amazon est devenu une infrastructure de services dont il est presque totalement impossible de se passer. Cette infrastructure qu'a bâti Amazon est bien sûr celle de son "magasin", mais bien plus fondamentalement une infrastructure technique d'hébergement et de services (le Cloud AWS) qui conditionne chacun de nos accès et fait au moins théoriquement peser sur chaque acteur l'utilisant un risque de nature discrétionnaire. Le plus grave n'est pas qu'une entreprise privée propose des services qui la placent en situation de quasi-monopole, le plus grave est qu'il nous soit, de point de vie de l'utilisateur et du citoyen, totalement impossible de prendre la mesure de ce monopole et d'activer un plan B. Cette nouvelle révolution industrielle des infrastructures de production est – en partie délibérément – invisibilisée pour les citoyens qui en ont pourtant quotidiennement l'usage. Comme le montre très bien Soshana Zuboff au sujet du capitalisme de surveillance sur lequel je reviendrai juste après :
"Ces processus sont méticuleusement conçus pour produire de l’ignorance en contournant la prise de conscience individuelle et en éliminant toute possibilité de libre-arbitre."
Le sujet central est ici naturellement celui d'une forme de neutralité du net. Et il faut dire et rappeler que le temps est compté. Tant que les grandes plateformes (les GAFAM pour faire simple) se bâtissaient et prospéraient sur l'infrastructure et les protocoles publics qui sont ceux du web et de l'internet tels qu'imaginés par Vinton Cerf, Tim Berners Lee et quelques autres glorieux aînés, il était toujours possible (mais nous l'avons bien insuffisamment et bien mal fait) de les contraindre à accepter certaines formes et logiques de régulation, au nom même de l'administration des infrastructures et protocoles publics qu'elles captaient pour leur bénéfice. Mais désormais, chacune de ces plateforme bascule de plus en plus vers une forme d'autonomie qui les place hors-champ du régulateur et de la puissance publique. Pour le dire différemment et plus simplement : comment imposer à Google de respecter une forme de neutralité du Net quand Google devient un (câblo-)opérateur télécom qui déploie et dispose donc de son propre réseau ? Cela devient très très très compliqué. Beaucoup plus en tout cas que lorsque Google utilisait des infrastructures publiques de connexion. L'enjeu est le même pour Amazon et l'exemple du National Enquirer est littéralement remarquable : pour l'instant le site reste en ligne bien qu'hébergé entièrement sur l'infrastructure d'Amazon alors même qu'il constitue une menace éminente pour l'empire financier de Bezos. Mais jusqu'à quand ? Avec quel contrôle ? Avec quelles garanties autre que celle de la volonté de Bezos de faire passer l'intérêt collectif avant le sien ? Et dans quel cadre démocratique d'accès à l'information fut-elle celle d'un putassier Tabloïd ?
Le manifeste pour un web indépendant a été rédigé en … février 1997 et non seulement il n'a pas pris une ride mais il était totalement visionnaire. Et jamais le besoin d'un index indépendant du web n'a été aussi pressant, aussi nécessaire.
Capitalisme de surveillance.
Enfin, cette histoire est emblématique du capitalisme de surveillance, de la Privacy, des Leaks, des opérations de barbouzerie numérique et elle pose fondamentalement la très vieille question de savoir qui surveillera les surveillants mais dans un contexte inédit.
C'est en effet l'homme le plus puissant de la planète (POTUS Trump) qui mobiliserait (restons pour l'instant au conditionnel) les services de l'état pour l'espionnage de l'homme le plus riche de la planète (Bezos) afin de le faire chanter, afin que l'un des journaux symboliquement les plus puissants (révélations du Watergate) et les plus influents de la planète (le Washington Post) possédé par l'homme le plus riche de la planète n'enquête pas sur les liens de l'homme le plus puissant de la planète avec de sulfureuses puissances étrangères (l'Arabie Saoudite).
Yolo au carré puissance 1000.
Plateformes : le 5ème pouvoir.
Les plateformes, à commencer par Amazon, sont loin d'être ce qu'elles prétendent comme l'a magistralement rappelé Antonio Casilli sur la base des travaux de Tarleton Gillespie :
"1) La prétendue horizontalité des plateformes numériques dissimule des structures hiérarchiques et les liens de subordination qui persistent malgré la rhétorique des “flat organizations” ;
2) L’insistance sur une structure abstraite cache la pluralité d’acteurs et la diversité/conflictualité des intérêts des différentes communautés d’utilisateurs. La responsabilité sociale des plateformes, leur “empreinte” sur les sociétés semble ainsi être effacée ;
3) (point #digitallabor) en se présentant comme des mécanismes *précis* et *autonomes*, les plateformes servent à occulter la quantité de travail nécessaire à leur fonctionnement et à leur entretien."
Aux trois pouvoirs de l'état (exécutif, législatif et judiciaire) on ajoute traditionnellement celui des médias comme 4ème pouvoir. L'architecture technique toxique des plateformes, leurs infrastructures d'accès et de distribution de l'information qui se substituent à un espace public d'expression en déshérence, constituent une forme inédite de 5ème pouvoir (ou de 6ème pouvoir si l'on considère que l'opinion publique est le 5ème, ce qui n'est ni mon cas ni le sujet). Comme le rappelle Wikipédia :
"L'expression originale d'Edmund Burke en 17871 est en fait "le quatrième état" et fait référence aux États des Anciens Régimes (noblesse, clergé et Tiers état). En France, Balzac affirme en 1840 que "La presse est en France un quatrième pouvoir dans l'État : elle attaque tout et personne ne l'attaque. Elle blâme à tort et à travers. Elle prétend que les hommes politiques et littéraires lui appartiennent et ne veut pas qu’il y ait réciprocité."
Les plateformes numériques ont l'ambition de phagocyter l'Etat en ne le laissant plus fonctionner qu'en mode dégradé pour chacun de ses services anciennement publics. Pour rappel ces différents articles qui tentent de circonscrire et d'analyser cette intention et d'en démontrer la logique : "Le code c'est la loi. Les plateformes sont des états" (Février 2015), "Politique des plateformes : la démocratie comme bien rival" (Novembre 2015), "A l'ambassade des GAFAM : techplomatie et citoyenneté numérique" (Février 2017), "Les vingt-neuf ans du web : la menace plateforme" (Mars 2018).
C'est parce qu'elles sont, de facto, ce cinquième pouvoir que les plateformes se livrent aujourd'hui à une guerre sur plusieurs fronts : entre elles tout d'abord, mais aussi contre les états et les tentatives de régulation via des activités de lobbying assez inédites par leur échelle et leurs enjeux. Et il ne s'agit pas uniquement de préserver telle ou telle rente, de conquérir tel ou tel nouveau marché ou d'assurer le gavage d'actionnaires en se soustrayant à l'impôt. Non. Il s'agit de devenir un opérateur politique nucléaire. C'est à dire suffisamment petit (noyau-nucleus) pour se nicher au coeur de chaque foyer, de chaque interaction sociale triviale, et suffisamment grand, dense et maillé pour imposer cette "infrastructuration" de l'espace public par des intérêts privés comme une norme indépassable.
Moralité.
"Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face du monde aurait changé" écrivait (Blaise) Pascal. Sans préjuger de la longueur du sexe de Jeff Bezos, il est probable que cette histoire de Dick Pics puisse également changer la face du monde connecté.